Entretien avec Luis Martinez : Directeur de recherches au CERI - Sciences Po / Centre de recherche sur l'Afrique et la Méditerranée, Ecole de gouvernance et d'économie de Rabat
1 – Comment expliquez-vous les événements qui se sont produits depuis plus de deux mois, notamment en Tunisie, en Egypte et en Libye, et qui sont remarquables tant par leur caractère imprévisible que par leur ampleur ?
Jusqu'à cet hiver 2010-2011, une grande partie du questionnement sur ces pays portaient sur les mécanismes politiques, économiques et sécuritaires qui expliquaient l'impossibilité pour les sociétés de ces pays de se révolter. L'observation portait sur les capacités de contraintes que les régimes exploitaient pour maintenir une servitude volontaire. De façon imprévisible, des manifestants parviennent à faire vaciller des régimes considérés comme robustes. Ce qui était difficile à comprendre c'était le fait que les conditions de la révolte étaient évidentes : injustice sociale, arbitraire du pouvoir, autoritarisme, corruption, népotisme. Aussi l'urbanisation, l'alphabétisation, la démographie, constituaient des terreaux favorables à un vent de révolte ; et pourtant à l'exception de la contestation islamiste, rien n'était en vue ! Ce qui explique le basculement dans la révolte, c'est la fin de la peur des régimes. Les manifestations en Grèce, en Italie, en Espagne, au Portugal, après la crise de 2008, ont influencé les sociétés au Maghreb et au Moyen Orient. Mais, à l'inverse des pays de l'Europe du Sud, les régimes autoritaires arabes ont réprimé violemment les manifestants, ce qui a provoqué une dynamique de conflit.
2 – Selon vous, quelles sont les attentes, le cas échéant, des populations concernées par ces mouvements à l'égard de l'Union européenne et de ses Etats membres ?
Tout au long de la décennie 2000, les sociétés civiles ne comprenaient pas pourquoi l'Union européenne, qui se définit comme une famille de pays démocratiques, avait fait de ces régimes autoritaires son partenaire stratégique. De même, elles ne comprenaient pas pourquoi l'Union européenne ne prêtait aucune attention à leurs revendications. Les enquêtes menées sur les perceptions de l'Union européenne au Maghreb montrent que, jusqu'en 2010, celle-ci est perçue comme un monstre froid qui ne s'intéresse qu'à contrôler ses frontières, sécuriser son approvisionnement énergétique et se protéger contre une attaque terroriste. Les valeurs de démocratie, de liberté, de justice ne sont pas associées à l'Union européenne, loin s'en faut ! Actuellement, il y a une opportunité historique importante pour l'Union européenne en Méditerranée : elle peut, si elle s'en donne les moyens, accompagner les transitions politiques qui se dessinent. Sur le plan économique, l'Union européenne est dans un état financier et budgétaire qui, peut-être, ne lui donne plus les moyens d'une ambition régionale d'envergure, les pays de la région l'ont compris.
3 – Ce qui est frappant, dans le contexte actuel, c'est le contraste entre la demande démocratique et " le vent de liberté " qui souffle dans les pays du monde arabo-musulman et les peurs européennes de voir affluer des émigrés, alors que des tensions se font jour plutôt à la frontière libyo-tunisienne. Quel regard portez-vous sur cette ambivalence de la perception de la situation actuelle ?
Cette ambivalence est inquiétante car elle révèle beaucoup de peur face au changement. La frilosité initiale de l'Union européenne face à ses revendications a choqué les intellectuels des sociétés arabes qui ont vu là, les limites de l'universalité des valeurs que promeut l'Europe. Alors qu'ils attendaient un soutien politique, ils ont eu droit à une litanie d'inquiétudes qui variaient entre invasion d'émigrés et détournement des révolutions par les islamistes. Vu du Maghreb, cela montre que l'Europe ne croit plus ni en elle ni dans ses valeurs. Il faut attendre le risque d'un massacre en Libye des insurgés pour voir un sursaut salutaire.
4 – Les révolutions actuelles dans certains pays arabes conduisent à une interrogation renouvelée sur la politique de voisinage de l'Union, notamment avec les pays de la rive sud de la Méditerranée. En première approche, quelle analyse et quelle évaluation faites-vous de cette politique, de ses objectifs, et de son organisation et surtout de ses réalisations ?
Depuis le début, la politique européenne de voisinage (PEV) est confrontée à un problème majeur, en particulier au Maghreb : elle n'est pas assez européenne. En fait, ce sont les Etats membres du sud (France, Italie, Espagne) qui prétendent de par leur proximité remplir la fonction d'intermédiaires ; or ces trois Etats ont des intérêts énergétiques, économiques et sécuritaires qui les contraints à faire la promotion d'une PEV sans ambition politique afin de ne pas déstabiliser leurs partenaires politiques en place. De ce fait, il est aisé de dénoncer les limites de la PEV, son manque d'ambition et finalement ses effets pervers. Ce choix correspond à la dimension partenariale de l'Europe avec la Méditerranée : pas de perspective d'intégration ou d'élargissement. Donc pourquoi œuvrer au développement politique ? Il s'agit de favoriser une zone de libre-échange. La dimension humaine est inexistante. Ce que disent actuellement les sociétés de la rive sud de la Méditerranée, c'est qu'elles existent, qu'elles ont des projets politiques, des droits, des attentes. Comment les prendre en compte ? En refondant les objectifs et les moyens de la PEV ; en considérant que la sécurité de l'Union européenne passe par la démocratie au Maghreb ; que cet accompagnement à la transition nécessite des moyens et surtout de la conviction.
5 – Quelle analyse faites-vous de l'aide, notamment financière, de l'Union européenne aux pays du Maghreb et du Proche-Orient ? Quel est son impact ? Quelles sont ses limites ? Dans quelle mesure peut-on la comparer à l'aide fournie par les Etats-Unis ?
L'impact de l'aide financière est proportionnel aux ressources des gouvernements : pour des pays pétroliers comme l'Algérie elle est dérisoire ; pour des gouvernements comme ceux du Maroc, de la Tunisie et de l'Egypte, elle est appréciable mais non fondamentale. A juste titre, l'Union européenne s'est toujours interdit de produire un plan Marshall dans la région : aucun des régimes n'est démocratique et tous les indicateurs soulignent le niveau alarmant de corruption. En comparaison avec celle des USA, l'Union européenne fournit une aide financière plus importante mais il faut voir que la balance commerciale est excédentaire pour l'Union.
6 - Quel regard portez-vous sur l'intervention militaire en Libye ? Comment une telle initiative est-elle reçue par la population libyenne et, plus généralement, arabe ?
L'intervention de la coalition en Libye est salutaire : les Libyens ont pris un énorme risque en défiant le régime, celui d'être massacré. A la différence de la Tunisie de Ben Ali et de l'Egypte de Moubarak, Kadhafi a décidé d'utiliser la terreur pour se maintenir contre sa population qui ne lui voue plus aucun respect. Cette intervention de la communauté internationale offre aux insurgés les moyens de se protéger. La Fondation Robert Schuman - Le régime a les moyens de survivre à des frappes aériennes et les insurgés n'ont pas encore les capacités militaires de mener une campagne contre les troupes d'élites du régime. C'est dire que la guerre peut durer en Libye. Pour les populations du Maghreb, cette intervention est nécessaire ; pour des régimes comme l'Algérie et la Syrie, elle est inquiétante car elle signifie que si leurs populations entraient en insurrection, elles pourraient bénéficier, en cas de répression massive, d'une protection de la communauté internationale.
Source La Fondation Robert Schuman - http://www.robert-schuman.eu
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