En Méditerranée, deux dérives se développent et y accentuent l’insécurité humaine, sans faire grand bruit sur le plan médiatique et politique. L’actualité se focalise, non sans raison, sur les conflits armés, les crises financières et ces changements de régime qui sillonnent un espace méditerranéen décidément volcanique
Et pourtant, silencieusement, deux fragilités croissantes s’immiscent dans ce champ si déterminant que représente l’alimentation des populations. Déterminant car l’acte alimentaire est le quotidien, le nécessaire et le révélateur, et non pas l’occasionnel, le superflu ou l’anecdotique. La première dérive résulte d’une évolution lente et ancienne, témoignant de pratiques alimentaires excessives et déséquilibrées. La seconde inquiétude, elle, se manifeste inévitablement quand les contraintes économiques et les tensions sociopolitiques prolifèrent. Deux fragilités sur les deux faces d’une seule problématique : la sécurité alimentaire.
L’alimentation, depuis des années déjà, fait sa révolution en Méditerranée. Aspirés par les dynamiques de l’urbanisation et de la mondialisation des échanges agricoles, les consommateurs y ont progressivement modifié leurs pratiques alimentaires. Socle identitaire et richesse de cette région, la diète méditerranéenne est pourtant de moins en moins observée. La qualité moyenne de la ration alimentaire ne cesse de se dégrader. Davantage de sucres et de lipides sont consommés tandis que les produits et les plats traditionnels méditerranéens, qui réclament fraîcheur et préparation, sont quelque peu délaissés. Les fast-foods s’implantent au cœur de villes globalisées où trouver des produits typiques parfois se complique. Aux risques sur la santé d’une alimentation désordonnée s’ajoutent les coûts sociaux et économiques d’une telle dérive.
Pas un pays méditerranéen n’échappe actuellement à l’accroissement des maladies de surcharge (surpoids, diabète, pathologies cardio-vasculaires). Même en Crète, berceau de la fameuse diète méditerranéenne, les chiffres sont alarmants. Un tiers des enfants y souffre d’obésité. Les taux ne sont pas moins inquiétants au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, là où les dispositifs de prévention et les capacités de traitements médicaux restent insuffisants. Les maladies d’origines alimentaires figurent parmi les causes de décès les plus fréquentes, conséquence de pollutions, d’insalubrités pour l’eau utilisée dans la cuisson des aliments ou de défaillances dans la sûreté sanitaire de nombreux produits.
Alors qu’elle fait l’objet de nombreux travaux scientifiques, au point d’être considérée par l’Organisation Mondiale de la Santé comme l’un des modèles alimentaires les plus favorables à l’être humain, la diète méditerranéenne perd donc du terrain dans les pays de la région. En revanche, sa popularité grandit dans des contrées occidentales éloignées, à l’instar des Etats-Unis, où l’on valorise les bienfaits de la gastronomie méditerranéenne et de cette diète, pour tenter de renverser les courbes ascendantes d’une malnutrition qui déstabilise la santé des populations mais aussi les finances publiques. Ce combat que mène notamment Michèle Obama, les pays méditerranéens feraient bien d’y être attentifs. Pour anticiper de telles épreuves, ils se doivent de réagir et de reconquérir ce qui représente une assurance-vie évidente et un formidable patrimoine partagé. D’ailleurs, depuis 2010, l’Unesco a décidé d’inscrire la diète méditerranéenne au patrimoine culturel immatériel de l’Humanité. Cette reconnaissance doit être un catalyseur à la mobilisation collective. La diète méditerranéenne, en effet, par delà ses vertus sanitaires et nutritionnelles, peut servir de levier d’action afin de modifier les trajectoires du développement humain et économique dans les pays de la région.
Pour sensibiliser les opinions publiques et les décideurs, il faut parfois s’intéresser au contenu des assiettes, et donc à l’alimentation, pour révéler le rôle essentiel de l’agriculture et de la sécurité alimentaire dans les politiques sociales et économiques. Considérée dans une approche holistique, « du paysage à la table », la diète méditerranéenne sollicite plusieurs secteurs. Mémoire vivante de la diversité culturelle et de la singularité géographique de cette région, la diète méditerranéenne appelle à des actions immédiates et conjuguées. Dans le domaine de l’environnement, pour produire plus mais mieux, dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles et d’accélération des changements climatiques. Dans l’espace juridique aussi, pour y protéger les produits traditionnels de la Méditerranée et les différencier, en misant sur l’approche terroirs et sur la dynamique touristique que peut déclencher le triptyque « un village, un produit, une histoire ».
Des opportunités existent dans la sphère économique également, puisque l’adaptation des produits typiques méditerranéens aux circuits modernes de distribution peut recréer du lien et de la confiance entre producteurs, industriels et consommateurs. Dans le système éducatif, pour enrayer la malnutrition, les enfants et les nouvelles générations doivent être la cible de politiques nutritionnelles innovantes et séduisantes. Pourquoi ne pas introduire plus de place à l’alimentation dans les parcours scolaires alors qu’elle engage la vie de chaque être humain ? En outre, la diète méditerranéenne interpelle l’action publique, que ce soit celle des Etats soucieux d’investir dans la responsabilisation alimentaire, celle des collectivités territoriales désireuses de promouvoir leur territoire et de soutenir leurs agricultures locales, ou encore celle des citoyens. Bien décidés à devenir des consomm’acteurs, ils sont de plus en plus nombreux à se soucier des empreintes écologiques et donc politiques de leurs régimes alimentaires.
Et puis comment ne pas évoquer le commerce quand on constate que pour se nourrir, le Monde a besoin de toutes ses expressions agricoles. La Méditerranée ne sera jamais compétitive pour la quantité de ses productions. En revanche, si des synergies émergent dans ce sens, elle peut l’être pour la qualité de ses produits. C’est dans un mouvement collectif que les pays méditerranéens élargiront le périmètre de leurs marchés commerciaux. La Méditerranée doit donc retrouver sa diète et ses produits, car c’est assurément le modèle alimentaire et agricole qui convient le mieux, non pas au Monde, mais bien aux pays de cette région.
A ce rattrapage dans la consommation, nul doute qu’il faille simultanément préserver l’accessibilité et la régularité des approvisionnements alimentaires. C’est là où la seconde face de la sécurité alimentaire intervient. La démarche qualité ne doit pas masquer l’impératif de la quantité. Or la carte de la faim se calque toujours sur celles de la pauvreté et de la conflictualité. Là où la misère prospère et les armes résonnent, le manque de nourriture frappe les populations et leur dignité laisse apparaître un abcès supplémentaire. Quand les pouvoirs d’achat se réduisent, que le prix des denrées de base explose et que la chaîne logistique déraille, ce sont à la fois les moyens d’accès à l’alimentation et sa disponibilité qui s’en trouvent ébranlés. En Syrie, en Grèce, au Portugal ou en Tunisie, pour des raisons évidemment différentes, car aucun scénario de crise ne se ressemble, la sécurité alimentaire des populations est menacée. La privation d’argent pour les uns, le danger physique pour les autres, bouleverse la vie du quotidien. L’inflation alimentaire, qui partout se propage dans la région, entérine dans le temps ces tensions.
Pour la majorité des pays méditerranéens, leur dépendance structurelle aux importations extérieures devient géopolitiquement préoccupante dans un contexte mondial où les risques de confrontations alimentaires s’aiguisent. Une mauvaise récolte dans un grenier à blé de la planète, le coût des grains qui s’envole, et voilà la pression qui augmente au baromètre des risques politiques en Méditerranée. Doit-on ici rappeler que les pays de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient captent en moyenne 30% des importations mondiales de blé chaque année ? Le recours aux subventions alimentaires, longtemps utilisé par les pouvoirs publics comme parade à l’effervescence populaire, devient budgétairement insoutenable. Dans la période actuelle, caractérisée par des performances économiques déclinantes qui tranchent avec de très fortes revendications sociales, le climat peut vite devenir instable.
Et les révoltes arabes depuis 2011 tendent à souligner S’il serait excessif de parler d’émeutes du pain pour qualifier les révolutions arabes qui se déroulent depuis 2011, il ne faudrait pas négliger l’impact de la hausse des prix alimentaires comme facteur de mécontentement populaire. En Egypte, malgré la hausse du PIB enregistrée au cours de la dernière décennie, la malnutrition infantile s’est accrue et près d’un million et demi d’enfants de moins de 5 ans présentent de sévères carences alimentaires. Cette vulnérabilité pourrait s’élargir à de nouvelles couches de la population, la pauvreté ayant tendance à se répandre depuis un an avec la récurrence des troubles publics et la détérioration des conditions de vie. Elle illustre en tout cas le double visage de l’insécurité alimentaire et de ses désordres à la fois qualitatifs et quantitatifs.
Les pays du pourtour méditerranéen, qui chercheront tôt ou tard d’autres voies que celles empruntées jusqu’à présent en matière de projets communs, seraient bien avisés de placer l’agriculture et l’alimentation au cœur de leur coopération pour enfin toucher le quotidien des individus et conduire cet espace sur un chemin de développement plus responsable. La disparition d’une menace ne se décrète pas, elle se prépare et se construit à travers une détermination sur le long-terme. Affrontant les défis du présent pour garantir l’avenir, la recherche d’une plus grande sécurité alimentaire peut redonner un sens géopolitique contemporain à la Méditerranée.
Par Sébastien Abis - Analyste politique spécialisé sur la Méditerranée, Administrateur au Ciheam
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