Luis Martinez : « Au Maghreb, enfin, un individu vaut une voix »

Les processus révolutionnaires en cours au Maghreb marquent un pas en avant vers la démocratie, une évolution qui devrait être mieux soutenue par les Européens, estime ce fin connaisseur de la région. Entretien avec Luis Martinez, directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales ( Ceri) de Sciences-Po Paris.

La Croix : Faut-il parler de révolution pour qualifier les processus politiques en cours au Maghreb ?
Luis Martinez : L’objectif premier des manifestants était de faire disparaître un arbitraire qui nuisait au plus grand nombre. En Libye, en Tunisie, en Égypte, ils voulaient le départ du chef de l’État et de son clan. Au Maroc, le départ de ceux qui étaient autour du roi. Tout cela s’est produit. Si, demain, les assemblées élues deviennent des lieux de contre-pouvoir, face à l’armée quand celle-ci reste hégémonique, face à un monarque quand il conserve ses privilèges, ou face à toute autre autorité politique dominante, on pourra parler d’un cycle révolutionnaire.

Le Maghreb est-il entré dans une ère de démocratie ?
L. M. : Un processus a été enclenché, avec un niveau de départ très rudimentaire. On ne parle pas d’équilibre des pouvoirs, d’indépendance de la justice, d’autonomie de la banque centrale, mais de savoir si des gens légitimement élus se sentiront autorisés à revendiquer au nom de celles et ceux qui les auront désignés. Si c’est le cas, le débat politique pourra s’enclencher.

Les revendications sont-elles surtout politiques ou sociales ?
L. M. : Elles sont fondamentalement politiques. Ce ne sont pas des jacqueries où l’on rentre chez soi en attendant qu’un notable vienne acheter la paix. Beaucoup ont aujourd’hui la prétention de modifier le pouvoir de façon radicale, mais, dans les faits, le changement est modéré. Chacun se rend compte que les régimes en place avaient des pratiques, des appareils, des acteurs locaux qui résistent et qu’il faut intégrer. Entre anciens régimes et révolutions, comme l’a écrit Tocqueville, les évolutions sont progressives, quand elles se font.
L’aspect social est également important. Les contestations ont eu lieu alors que le Maghreb traversait depuis dix ans une période de prospérité économique, accompagnée d’un creusement monumental des inégalités. La plupart des gens avaient conscience qu’ils ne régresseraient sans doute plus dans la précarité, mais que, pour espérer mieux, il leur fallait modifier les règles du jeu.

Qui sont les principaux acteurs de ces évolutions ?
L. M. : D’abord, les armées, qui ont refusé de servir le prince de façon jusqu’au-boutiste et sans contrepartie. C’est vrai en Tunisie, en Égypte, mais aussi en Libye, où ce sont les forces paramilitaires que le régime avait mobilisées pour se défendre. Ensuite, les ONG. Personne ne leur portait une grande attention. Or, elles ont su greffer des groupes très différents – avocats, professeurs, blogueurs, communicants… – et leur crédibilité était forte, car elles dénonçaient depuis des années les violations des droits de l’homme, en prenant des risques.
Mais dès l’instant où le processus est entré dans une phase politique, elles ont été débordées par les partis d’opposition, en particulier les islamistes, qui disposaient de moyens, d’hommes, de réseaux. Ceux-ci n’imaginaient pas une telle fenêtre d’opportunité. Ils se voyaient en phase d’intégration ou de désintégration. Ils ont bénéficié des brèches ouvertes. On ne peut leur enlever le fait qu’ils étaient là depuis trente ans.

Dans l’évolution des sociétés du Maghreb, que signifient ces processus ?
L. M. : Sur un temps long, je pense qu’on assiste à la naissance de l’individu politique. Ces sociétés décident qu’enfin, un individu vaut une voix. Il y a un large consensus à ce sujet. Après, les programmes divergent. Ils sont pour l’instant le fruit de l’histoire des différents mouvements, mais ils devront vite prendre en compte les revendications en matière de gouvernance, de moralité, de libertés. Les islamistes ont conscience qu’ils ne pourront se contenter de dire : «L’islam, c’est la solution.» Il n’y aura pas de rente de situation, à moins de rebasculer dans des régimes autoritaires, ce que je ne crois pas.
On constate, en outre, que tous ces acteurs prennent l’État au sérieux. L’État, c’était une tribu qui avait réussi, un appareil de répression, une machine à blanchir de l’argent… Aujourd’hui convergent vers lui des revendications de justice, de droits, de protection, de politiques territoriales… Il sera en première ligne pour tenter de réduire les incertitudes.
Dernier point : les pays du Maghreb se redécouvrent comme voisins. Les populations ressentent fortement le sentiment d’un destin partagé. Les anciens régimes refusaient de s’engager dans une Union du Maghreb, mais, aujourd’hui, beaucoup se rendent compte qu’un marché régional intégré représenterait un fort potentiel de croissance.
Personne ne s’attend à un plan Marshall venant d’Europe ou des États-Unis. L’argent des pays du Golfe inquiète certaines élites qui en redoutent les contreparties. Les meilleures chances de développement se trouvent dès lors vraisemblablement dans les ressources locales et dans les capacités régionales à favoriser la mobilité des capitaux et des personnes.

L’Europe est-elle hors jeu ?
L. M. : Les Français et les Européens devraient prendre ces révolutions au sérieux et arrêter de porter des jugements de valeur sur des pratiques, des résultats qui ne correspondent pas à leurs attentes. Il faut qu’ils ouvrent leur marché pour aider ces pays à exporter et que les étudiants maghrébins puissent accéder à un système d’échanges type Erasmus, en vue d’un partage des valeurs, des intérêts, des perceptions. Ces révolutions se déroulent alors que l’Europe est plongée dans une crise existentielle. Attention à être à la mesure des enjeux.
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Un regard aiguisé sur le Maghreb
Spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient, docteur en sciences politiques, Luis Martinez est directeur de recherche au Centre d’études et de recherche internationales de Sciences-Po Paris. Il travaille depuis deux ans à Rabat, au Maroc.
Il est l’auteur, notamment, de Violence de la rente pétrolière. Algérie – Irak – Libye (Presses de Sciences-Po, 2010, 229 p., 15 €) et de La Guerre civile en Algérie, 1990-1998 (Karthala, 1998, 429 p., 26 €).
Né à Arles, il a fait ses études à Montpellier. Il est le père de deux enfants.
Propos recueilli par Jean-Christophe PLOQUIN


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