Oum Kalsoum règne encore sur la Méditerranée


Les révoltes arabes nées en Tunisie fin 2010 ont placé la femme au centre des tourmentes et des espoirs. Que vient faire dans cette affaire la figure tutélaire d'Oum Kalsoum ? 












"Elle est au coeur du sujet", dit Ghalia Benali, l'une des chanteuses qui vont oser s'attaquer au répertoire intouchable de l'"Astre de l'Orient" avec la Palestinienne Kamilya Jubran et la Marocaine Aïcha Redhouane pour "Sur les traces d'Oum Kalsoum", un spectacle prévu le 25 mars au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis). 

Oum Kalsoum fut "une école à elle seule", poursuit Ghalia Benali. Cette Tunisienne née en 1968 en Belgique, ayant grandi à Zarzis, dans le Sud tunisien, a consacré un album à la diva égyptienne (Ghalia Benali Sings Oum Kalsoum,Zimbraz Music & Words). "Politiquement, c'est une femme arabe libre, qui peutfaire taire tous ceux qui voudraient que l'on se taise."

Oum Kalsoum fut proche des pouvoirs et domina de sa voix et de sa présence hypnotique le monde arabe pendant cinq décennies, depuis le début des années 1920 jusqu'à ses obsèques au Caire, suivies le 3 février 1975 par plus d'un million d'orphelins. Qu'il nationalise le canal de Suez en 1956 ou qu'il perde le Sinaï et la guerre des Six-Jours contre Israël en 1967, "l'Immortelle" offrit un soutien au président-dictateur Gamal Abdel-Nasser tous deux voulant replacer l'Egypte au centre du monde arabe, et le monde arabe au centre des civilisations.

Comme Kamilya Jubran, Ghalia Benali s'intéresse, dit-elle, "à l'ambiance qui régnait autour d'Oum Kalsoum. Il y avait ces chansons en noir et blanc, cette foule en liesse qui lui demandait de recommencer, encore et encore, le même morceau". Ghalia Benali a longtemps pensé que la figure hiératique portant turban et lunettes noires était sa grand-mère : ses parents avaient placé sa photo dans leur chambre. Enfant, Kamilya Jubran, née à Saint-Jean-d'Acre en 1963, rêvait qu'Oum Kalsoum venait lui apprendre comment chanter. "C'est aussi sur ce mode intimiste qu'elle a pénétré l'inconscient arabe", précise Kamilya, conceptrice du spectacle du 25 mars.

Fatima Ibrahim Al-Sayyid Al-Beltagui (Oum Kalsoum) est née le 4 mai 1904 (ou le 18 décembre 1898) à Tamay Al-Zahira, un village du delta du Nil. La petite paysanne a une voix d'or. Son père, imam et pauvre, le comprend. Il l'emmène au Caire en 1923, ville alors turbulente avec ses cabarets et théâtres à l'européenne. Pour éviter tout sacrilège, il l'habille en garçon à l'époque, les femmes n'ont pas voix au chapitre. En 1924, elle enregistre L'amoureux est trahi par ses yeux. C'est le début d'un règne soutenu par des compositeurs et des auteurs transis, tels le luthiste Mohamed El-Qasabji ou le poète Ahmed Rami. Voilà donc deux montagnes à franchir par les jeunes impétrantes : survivre aux comparaisons vocales et s'emparer de chansons ciselées sur mesure pour cette diva, qui invitait les femmes à ôter leur voile pendant ses concerts, sans pour autant prêcher un quelconque féminisme.

"J'ai trouvé cette idée de l'interpréter à travers des voix venant d'endroits différents, du Maroc, de Tunisie, d'Egypte et du Proche-Orient. Nous y avons associé des musiciens de jazz (le contrebassiste Daniel Yvinec, le bassiste Vincent Artaud, le flûtiste Magic Malik), parce que je voulais avoir un regard occidental sur la musique d'Oum Kalsoum", explique Kamilya Jubran, qui a choisi deux titres courts de 1936, Emtal Hawa et Akoun Saîd. Accompagnée du joueur d'oud Moufadhel Adhoum, Ghalia Benali n'a pas hésité à s'emparer d'Al-Atlal(1966), une poésie d'Ibrahim Nagi sur une musique de Riadh Sombati : "Mes poings saignent encore à cause des liens que tu m'as fait porter/Pourquoi les garderais-je encore alors que tu m'as tout enlevé ?/Pourquoi resterais-je captive alors que le monde s'ouvre à moi ?"

Oum Kalsoum chantait ces chansons écrites pour des hommes avec une voix"androgyne", analyse Ghalia Benali. "Je pris conscience que j'étais transportée par la voix d'Oum Kalsoum parce que ce n'était pas une femme, ou pas tout à fait. Son visage n'était pas beau comme un visage de femme, et elle avait des poumons énormes, des seins volumineux et un cou épais pour mieux contenir sa gorge, écrit la romancière libanaise Hoda Barakat dans Les Illuminés. Et parce que sa voix n'appartenait pas à un seul sexe, son soprano pouvait atteindre le dôme du vagin et son alto le fond des testicules. Douce et acide. Voix asexuée, bisexuée..."

Sur les traces d'Oum Koulsoum, avec Kamilya Jubran, Aïcha Redhouane, Ghalia Benali, Daniel Yvinec, Magic Malik, Vincent Artaud, Arnaud Petit, le 25 mars à 17 heures au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) dans le cadre du festivalBanlieues bleues. 
Sur le Web : Banlieuesbleues.org.

Patrick Labesse et Véronique Mortaigne - LeMonde.fr

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