Les Européens doivent accepter un plan Marshall pour la Méditerranée

Pour comprendre le malaise actuel de l'Union européenne, il faut se rappeler 1989, l'annus mirabilis de l'après-guerre en Europe. Lorsque le Mur est tombé, les Allemands furent les gens les plus heureux du monde, c'est du moins ce qu'a affirmé le maire de Berlin. Mais tous ne partageaient pas leur bonheur. Un Américain qui parlait anglais avec un accent allemand prédit que la principale victime de la chute du Mur serait la France.













Je me suis rendu compte à quel point Henry Kissinger avait raison lorsque, le 10 novembre 1989, c'est à dire le lendemain de la chute du Mur, je me suis rendu à Paris pour participer à une conférence. Tous les quotidiens français étaient d'accord sur un point dans leurs commentaires : le leadership politique au sein de l'Union Européenne allait passer de la France à l'Allemagne. Le temps de la retenue était passé, le ton des hommes politiques et des diplomates allemands devint tranchant et assuré

Plus d'un Français à pensé à l'histoire de ce parvenu qui dit à son fils : "Tu es riche, parle fort !" En France, un homme d'État visionnaire avait prédit ce moment. C'était le général de Gaulle. Au début de ses Mémoires, il écrit que ce qui l'a toujours guidé dans ses convictions et ses actions politiques, c'est une certaine idée de la France. De Gaulle était convaincu que la France ne pouvait être à la hauteur de son destin historique que si elle faisait preuve de grandeur. Mais la mesure de cette grandeur française a toujours été déterminée par comparaison avec l'Allemagne – et a toujours été remise en question par l'Allemagne. De Gaulle tenait encore à cette vision des choses au moment où l'Allemagne était déjà associée à "l'Ouest", c'est-à-dire membre de la Communauté européenne.

Dans ses entrevues avec le chancelier allemand Konrad Adenauer, de Gaulle a toujours exigé que, même à l'avenir, subsiste une asymétrie politique entre la France et l'Allemagne. Vaincue durant la seconde guerre mondiale, l'Allemagne n'était plus une puissance mondiale et ne devait plus jamais le devenir. La France en revanche était une puissance mondiale et elle le resterait – ne serait-ce que parce qu'elle disposait de l'arme nucléaire, chose qui était interdite à l'Allemagne. Cette doctrine de l'asymétrie politique obligea de Gaulle à refuser l'idée d'une Communauté européenne de défense - communauté qui aurait mis au même niveau la France victorieuse et l'Allemagne vaincue.

Lorsque la Communauté européenne du charbon et de l'acier a été créée, de Gaulle a vu là une victoire pour l'Allemagne et une défaite pour la France. À la différence de ce qui s'était passé après la première guerre mondiale, il était permis à l'Allemagne vaincue de s'associer à cette communauté économique sans payer de réparations. La France en revanche, – "La France victorieuse et généreuse" - fut très vite contrainte de rendre la Sarre à l'Allemagne. Combien de temps encore, se demandait de Gaulle, les Allemands se contenteraient-ils d'être des vaincus convenables et réservés, soucieux de la bonne volonté des vainqueurs ? Le général ne se faisait aucune illusion. Dès 1951, il déplorait que les Allemands deviennent de plus en plus sûrs d'eux et exigeants dans leurs rapports avec leurs voisins. Il redoutait que l'Allemagne n'impose bientôt une nouvelle défaite aux Français - sur le terrain de l'économie.

Longtemps avant la réunification, appuyée sur un mark fort, l'Allemagne est devenue la principale puissance économique européenne. Pour compenser, la France revendiquait le leadership politique sur le continent. Les plupart des hommes politiques allemands furent assez avisés pour ne pas remettre en question cette exigence des Français – du moins pas en public. Helmut Schmidt, ancien chancelier allemand, a écrit cette phrase qui en dit long : "J'ai toujours fait attention à laisser la préséance à mon collègue français en posant le pied sur le tapis rouge." Ce fragile équilibre entre leadership économique et politique était la condition nécessaire à une collaboration à la fois efficace et fiable entre la France et l'Allemagne. Ce fut le facteur décisif qui a rendu possible l'émergence de l'Union européenne.

Après la réunification allemande et la fin du régime communiste en Europe central et de l'est, cet équilibre a disparu. Le centre de l'Europe s'est déplacé à l'Est et c'est une Allemagne devenue désormais plus grande qui prenait aussi en charge le leadership politique sur le continent. Depuis 1989, la France considère qu'elle est la grande perdante, au niveau politique, du processus d'élargissement de l'Union.

Aujourd'hui on se rend compte de plus en plus qu'en Europe d'anciennes lignes de conflits entre le Nord et le Sud mais aussi entre la France et l'Allemagne sont restées visibles et que le jargon diplomatique a bien du mal à les masquer. Le conflit à propos de l'Union méditerranéenne en est un triste exemple.

L'idée d'une Union méditerranéenne vient d'Henri Guaino, dont la mère est espagnole ; lui-même est né à Arles et il ne manque jamais une occasion de dire à quel point il est fier d'être un homme du Midi. Pour Guaino, cette Union méditerranéenne devait ressusciter l'idée d'une coalition des cultures latines capable de faire contrepoids, au niveau politique et culturel, à l'anglosphère. Ce plan était en même temps conçu "contre les Allemands" (Le Monde, 16 février 2012) – élément d'une stratégie post-gaullienne destinée à affirmer la "grandeur" de la France face à l'Allemagne. L'Union méditerranéenne devait renforcer la France. Nicolas Sarkozy a eu l'imprudence de croire qu'il pouvait réaliser ce plan à la Bonaparte – en faisant cavalier seul.

Son tour de force a alerté la chancelière allemande. Angela Merkel s'est opposée à la proposition disant que seuls les pays riverains de la mare nostrum pouvaient devenir membres de cette Union méditerranéenne. Sous la pression des Allemands, le projet fut modifié et l'Union méditerranéenne devint l'affaire de tous les États-membres de l'UE. On ne parla plus non plus d'Union méditerranéenne mais d'Union pour la Méditerranée. Cette union est restée à l'état de projet et elle n'a en rien contribué aux débats sur la passe difficile que traverse actuellement l'Europe ainsi que sur son avenir incertain. Même si leur façon d'agir révélait un entêtement bien français, Nicolas Sarkozy et Henri Guaino avait trouvé la bonne expression pour leur projet : Union méditerranéenne. Qu'ils l'aient fait sciemment ou non, ce nom était gros d'une promesse d'égalité et d'impartialité, c'était un nom démocratique.

En revanche, on trouve dans l'expression Union pour la Méditerranée une part d'arrogance et de condescendance : l'Europe de Bruxelles daigne être assez généreuse pour venir en aide aux autres. La vision première de l'Union méditerranéenne visait un espace commun de collaboration entre les pays du nord et du sud, riverains de ce que Fernand Braudel avait appelé une fois "la mer privilégiée". Cette vision à l'origine française était un exemple de ce que l'on a appelé la "géométrie variable" développée par des hommes politiques allemands conservateurs, membres de la CDU, tels que Wolfgang Schäuble et Karl Lamers – et ce n'est pas la moindre ironie qu'elle ait finalement été entravée par une chancelière appartenant au même parti.

La notion de "géométrie variable" visait une division du travail à l'intérieur de l'Union européenne : tous les programmes et tous les projets de l'Union ne devaient pas nécessairement être pris en compte à tout moment par tous les membres de l'Union. Les États membres se reposaient sur le fait que d'autres membres puissent s'engager à tout moment pour le bien d'une Europe commune. Pour être efficace, une "géométrie variable" supposait une "confiance régionale". C'est ce qui fait défaut aujourd'hui. La solidarité interne de l'UE s'est dramatiquement affaiblie. Le problème central de l'Europe n'est ni une crise de l'euro ni une crise de la dette mais une crise de la confiance.

Une Union méditerranéenne qui aurait fonctionné aurait pu aider les Européens, si ce n'est à anticiper les bouleversements révolutionnaires dans l'espace arabe, du moins à mieux les comprendre. Or au cours du printemps arabe l'Union méditerranéenne est restée muette ; personne ne l'a perçue comme acteur politique capable d'influer sur les dramatiques bouleversements politiques et culturels de la région. Le défi pour l'Union pour la Méditerranée c'est qu'elle devienne à l'avenir un tel acteur. Et il ne serait pas exclu que cette union autour de la Méditerranée puisse devenir une institution capable de contribuer enfin à un règlement du conflit au Proche Orient entre Israël et la Palestine.

L'Union européenne est aujourd'hui confrontée à trois défis d'envergure. Elle doit premièrement résoudre un problème de finance et d'endettement, dont le centre de gravité se situe dans les pays du sud de l'Europe. Elle doit deuxièmement développer une stratégie visant à stabiliser les mouvements de liberté démocratiques dans le monde arabe et si possible les renforcer. Et enfin, troisièmement, elle doit trouver une solution au conflit israélo-palestinien qui est pour nous, à la différence de ce qu'il est pour les Américains, un foyer d'incendie dans notre voisinage immédiat. Ces trois défis sont tous liés entre eux. Ils demandent une solution globale. Un pas décisif vers une solution pourrait être la création d'un plan Marshall pour la Méditerranée.

Un plan Marshall n'est pas un deus ex machina. L'efficacité du plan Marshall après 1945 ne venait pas du fait que l'Europe profitait d'une énorme manne financière. Il ne s'agissait pas d'une aide au développement sur des bases caritatives. Ce qui se révéla beaucoup plus décisif et avantageux, ce fut la décision de coupler les subventions accordées par les Américains à la coopération effective entre pays bénéficiaires : les États de l'Europe de l'Ouest, vainqueurs ou vaincus, devaient s'entendre entre eux s'ils voulaient profiter de l'aide financière américaine. C'est ainsi que fut créée l'Organisation européenne de coopération économique (OECE), qui a préparé l'évolution d'abord économique puis politique de l'Europe.

Pourquoi une telle chose ne serait-elle pas aussi possible au Proche-Orient et dans l'espace méditerranéen ? Pour l'instant, l'Union pour la Méditerranée est restée un vœu pieux. Il est temps de lui donner une substance politique. Une collaboration durable sur le plan politique et économique de tous les pays riverains de la Méditerranée, qu'ils fassent ou non partie de l'Europe – en y intégrant naturellement Israël. Une utopie ? Peut-être, mais c'est une politique à la petite semaine et sans courage qui a conduit l'Union Européenne dans la crise où elle se trouve aujourd'hui.

L'Union européenne a trop longtemps été occupée à des travaux de réparation destinés à corriger les erreurs du passé. Un projet courageux, un plan Marshall pour la Méditerranée, pourrait donner un nouvel élan à l'Union européenne et renforcer sa cohésion. Le temps de la politique timorée est révolu. L'Europe doit se donner des grands objectifs. Commençons au Sud !

Par Wolf Lepenies, sociologue, ex-directeur de l'Institut d'études avancées de berlin, auteur de "Qu'est-ce qu'un intellectuel européen ?" (Seuil, 2007) - LeMonde.fr
Traduit de l'allemand par Pierre Deshusses

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