Thierry Fabre, fondateur des Rencontres d'Averroès |
A partir de la problématique, “Quels chemins pour la liberté ?“, les Rencontres d’Averroès ont éclairé durant trois jours au Théâtre de la Criée à Marseille des voies possibles autant qu’incertaines pour les peuples rêvant d’un avenir démocratique sur les deux rives de la Méditerranée.
Dans son dernier essai, L’Avenir de la liberté, le philosophe Michael Foessel rappelait que la liberté est “le socle sans lequel il n’y aurait pas de monde humain” ; “elle possède une loi qui lui est propre (l’autonomie), à partir de laquelle il est possible d’édifier un monde“. Mais comment édifier un monde lorsque les conditions concrètes d’existence et les représentations mentales et politiques empêchent la possibilité même d’une telle édification ? Comment donner sens à sa vie, lorsque l’on est soi-même exclu d’un champ des possibles ? Comment imaginer un avenir lorsque la négation de sa liberté et de ses droits détermine l’ordre serré de votre quotidien assombri ?
C’est autour de la difficulté de trouver ces chemins d’une rive à l’autre de la Méditerranée, que les dernières Rencontres d’Averroès, organisées du 16 au 19 novembre au Théâtre de la Criée à Marseille, ont permis de mesurer les obstacles, sans occulter quelques raisons d’espérer, qui empêchent les peuples du Sud (grec, turc, algérien, tunisien, égyptien…) de goûter pleinement leurs libertés, souvent plus putatives qu’effectives. Parmi tous les pays étudiés, le cas syrien reste le plus tragique, comme le souligna une soirée émouvante centrée sur la question des “images face aux clichés“, en présence du photographe Laurent Van der Stockt, de l’écrivaine Justine Augier, auteur du très beau texte De l’ardeur (Actes sud) sur l’avocate syrienne Razan Zaitouneh, de l’éditeur Farouk Mardam-Bey et du réalisateur Mohammad Ali Attasi, dont le film puissant Our Terrible Country fut projeté. Le chaos que traverse la Syrie – 310 000 morts, 100 000 disparus et environ 12 millions de réfugiés ou de déplacés – soit plus d’un Syrien sur deux – donne le vertige. A défaut d’un chemin pour la liberté, la Syrie n’a que celui de la désolation comme horizon.
“Les droits humains ne sont pas une spécificité européenne ou occidentale“, rappelait Thierry Fabre, fondateur de ces Rencontres et actuellement directeur du programme Méditerranée de l’IMéRA à Marseille (Institut méditerranéen de recherches avancées). “Ils répondent à une attente, à un horizon d’attente de sociétés à la recherche d’un autre avenir où, justement, la question de la liberté et des libertés ne cesse de se poser, inlassable quête d’un possible monde commun”.
La question du sacré
Comment esquisser alors la voie de la liberté lorsque les peuples affrontent la question du sacré, de la terreur, de l’autoritarisme ou de l’austérité économique ? Les quatre table rondes organisées durant les trois jours des Rencontres abordèrent ces enjeux complexes, à la fois de manière autonome et reliés entre eux par des fils communs, rattrapés à chaque fois par les éclats brisés de l’actualité (la crise de la dette grecque, les coups de force d’Erdogan en Turquie, la fragilité du modèle économique algérien fondé sur la rente pétrolière, le contrôle politique des opposants au régime de Sissi en Egypte…).
Comment, face à la question du sacré, ne pas évoquer les passions à vif, y compris en France, autour des caricatures du Prophète, réactivées depuis quelques jours par la querelle hystérique opposant Riss de Charlie Hebdo à Edwy Plenel de Médiapart ? A suivre les débats multiples, on pouvait mesurer combien l’horizon d’attente de la liberté, immense des deux rives de la Méditerranée, se frotte à des ambivalences, à des représentations opposées, et surtout à des politiques étatiques soumises à la volonté de contrôle de chefs autoritaires, à la tête d’Etats “de barbarie“, comme le chercheur Michel Seurat qualifiait la Syrie des Assad, de dictatures (Egypte, Turquie), d’oligarchies gérontocratiques, de bandes armées et de groupes djihadistes prenant en tenaille la société (Libye), d’élus européens soumis aux préceptes libéraux des économistes à courte vue (cf. les échecs scandaleux des plans de réduction de la dette grecque imposés par les autorités européennes depuis 2010, sévèrement critiqués par la Cour des comptes européenne elle-même).
S’attardant autant sur le sacré – Yadh Ben Achour, Anastasia Colosimo, Isy Morgensztern, Pascal Amel – que sur la terreur – Loulouwa Al Rachid, Nora Lafi, Christian Vigouroux -, sur l’autoritarisme – Cengiz Atkar, Lina Attalah, Michel Tubiana, Jacques Rupnik – que sur l’économie – Raouf Boucekkine, Farah Ached, Marilena Koppa, Jean-Marc Manach – , tous les intervenants des Rencontres soulignèrent, par-delà la vision que chacun se fait du sacré, du blasphème, de la sainteté, de l’outrage, du sacrilège, de la responsabilité individuelle en tension avec l’exercice de sa liberté de conscience et d’expression, que les libertés ne sont pas “d’extraction occidentale”. Il n’y a que les Occidentaux (pas tous) pour croire encore qu’ils portent exclusivement la promesse de la démocratie.
Le modèle tunisien
Alors même que, comme l’attestent négativement toutes les tentatives d’exportation, plaquées et ratées, de la démocratie occidentale depuis des décennies, la volonté de défendre l’exercice des droits politiques et sociaux surgit de l’intérieur même des sociétés. C’est sous le poids de leur écrasement que les sociétés se soulèvent, un jour, quels que soient les espaces géopolitiques auxquels elles appartiennent. Les printemps arabes de 2011 ont eu au moins cette vertu de le rappeler. Et si le désenchantement suscité par ces aspirations surgies des tréfonds de l’apathie supposée des peuples (Tunisie, Egypte, Maroc…) reste prégnant, il n’est pas interdit de penser – d’espérer – que le temps donnera raison aux citoyens qui ont tenu à la revendication de leurs droits
Le cas tunisien forme de ce point de vue un modèle à suivre, en ce que les progrès évidents depuis six ans, incarnés notamment dans l’écriture d’une nouvelle Constitution, magistralement défendue dans ses principes par le juriste Yadh Ben Achour, restent fragiles. A la croisée des chemins, la Tunisie ne peut – ne doit – pas régresser, faisaient remarquer plusieurs intervenants, au risque de briser tous les élans démocratiques dans la région.
C’est dans cet intervalle tenu entre un espoir (Tunisie) et un chaos (Syrie) que les chemins de la liberté des deux rives de la Méditerranée se cherchent ici, s’égarent là, se construisent ailleurs. Et si ces Rencontres d’Averroès n’avaient pas la prétention de tracer une voie unique, elles eurent au moins le grand mérite, par-delà le rappel puissant des crises qui traversent ces régions, d’esquisser des chemins possibles, éclairés par des intellectuels et militants, dont les voix ardentes conjurent le désespoir. C’est aussi grâce à l’ardeur du travail de la pensée, accompagnant dialectiquement les aspirations sociales, que les peuples bâtiront les chemins de leur liberté.
Par Jean-Marie Durand - Source de l'article Lesinrocks
Les sites internet des Rencontres d'Averroès et de Médiapart proposent de voir les captations des débats
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