Plus grand rendez-vous sur la Méditerranée en Europe, les Rencontres d’Averroès ont lieu du 16 au 19 novembre à Marseille. Pour inaugurer cette 24e édition, elles annoncent la création de la première chaire Averroès en France. Entretien avec Thierry Fabre, qui les a fondées en 1994.
Thierry Fabre. Quand j’ai pris la direction, il y a six mois, du programme Méditerranée de l’IMéRA, qui accueille en résidence chercheurs et artistes internationaux, j’avais le désir de développer un projet autour de «l’islam méditerranéen», notion qui vient de Jacques Berque et de Mohammed Arkoun. Et très vite, l’idée s’est imposée de créer une «chaire Averroès», qui donnerait également lieu à un cycle de conférences publiques. Nous avons donc constitué un groupe de travail, avec Alain de Libera, professeur au Collège de France, Jean-Baptiste Brenet, professeur à la Sorbonne, Pauline Koetschet, du CNRS, et Abdou Filali Ansary, spécialiste de la pensée critique dans l’islam contemporain.
Le premier titulaire de cette chaire est le grand juriste et philosophe du droit tunisien Yadh Ben Achour, qui a joué un rôle important dans l’élaboration de la nouvelle Constitution tunisienne, et qui s’est d’emblée montré très enthousiaste pour ce projet. Beau concours de circonstances, Yadh Ben Achour va être fait doctor honoris causa d’Aix-Marseille Université juste après les Rencontres d’Averroès.
Alors qu’on enseigne très peu la philosophie et les grandes figures de la pensée musulmane dans nos universités, cette chaire est un événement considérable.
Vous avez raison de souligner la portée de la création d’une telle chaire dédiée à la connaissance de la pensée musulmane. Dans le climat actuel fait de tensions, de controverses et d’incompréhensions, ce travail de fond s’impose. Il s’agit de renouer avec la pensée critique, avec la falsafa (la philosophie islamique inspirée des Grecs, NDLR) qui n’a pas toujours été considérée comme une «science étrangère» mais dont l’héritage est largement oublié.
Aujourd’hui, le monde de l’islam a rendez-vous avec lui-même, et il est profondément lié à ce qui se passe sur notre rive européenne. Ce savoir permet de sortir de l’essentialisme, des logiques de blocs et de face à face, pour penser un devenir commun.
Pourquoi avoir choisi Averroès, sous le patronage duquel sont aussi placées ces Rencontres?
Il ne s’agit pas de mythifier Averroès ou Ibn Rochd de son nom arabe, mais de s’inscrire dans une filiation qui a bel et bien existé. Averroès/Ibn Rochd, est l’expression d’une pensée rationnelle dans le monde de l’islam. Né à Cordoue en 1127 et mort à Marrakech en 1198, il nous parle toujours d’une rive à l’autre. Ce que dit bien le titre du dernier roman de l’écrivain marocain Driss Ksikes, «Au détroit d’Averroès», qui sortira en 2018 en France chez Fayard.
Depuis 24 ans, les Rencontres d’Averroès s’attachent à tisser des liens entre les deux rives de la Méditerranée et à diffuser au plus grand nombre un savoir sur l’islam, loin des visions utopiques ou apocalyptiques mais dans ses dimensions plurielles. Le public est chaque année très fidèle au rendez-vous. Quelles sont les clés de leur succès?
Dès le départ, les Rencontres d’Averroès ont fait le pari de l’intelligence contre l’obscurantisme, et on se rend compte que ce n’est pas vain. Le public qui afflue chaque année et qui porte véritablement ces Rencontres en est un vivant témoignage. En 2016, plus de 5 000 personnes ont assisté aux différentes manifestations. C’est formidable. Cela en fait le principal lieu de débat sur les questions méditerranéennes en France et en Europe!
Je crois par ailleurs que leur cité de naissance, Marseille, est un élément important de ce succès. Ici, parler de Méditerranée a plus qu’une résonance. Enfin, la qualité des équipes de l’association «Des Livres comme des idées», qui produit les Rencontres depuis deux ans, et le soutien indéfectible de la ville et de la région sont primordiaux, car pour porter un tel projet il faut des moyens humains et financiers.
Malheureusement, cette année, le Conseil départemental des Bouches-du-Rhône s’est retiré, ce que je trouve assez inexplicable dans le contexte actuel. Cela va grandement pénaliser l’action éducative menée en direction des collèges dans le cadre d’«Averroès junior»…
En 2015, les Rencontres d’Averroès avaient été interrompues dès leur premier jour par les attentats du 13 novembre à Paris. L’an passé, elles s’étaient emparées de l’événement pour le penser et surtout imaginer «l’après du désastre». Cette année, vous avez voulu interroger ce qu’il reste, aujourd’hui, de nos libertés. Outre le lancement de cette chaire, quels seront les temps forts de cette édition?
Chacune des quatre tables rondes est conçue comme un temps fort. Quelles libertés face au sacré? Quelles libertés face à la terreur? Quelles libertés face aux pouvoirs autoritaires? Quelles libertés face aux bouleversements économiques et numériques? Ce sont des enjeux tellement cruciaux pour notre époque… Vendredi soir, nous aurons aussi la chance d’assister à un concert de l’immense musicien franco-libanais Bachar Mar Khalifé.
Cette année, la soirée spéciale Syrie «Des images face aux clichés», le samedi 19 novembre, me tient particulièrement à cœur. La Syrie, c’est un peu notre «guerre d’Espagne» compte tenu de son ampleur, du nombre de tués, de réfugiés et de la destruction qui est à l’œuvre, par le régime de Bachar al Assad et ses alliés, la Russie et le Hezbollah, sans parler des djihadistes, soutenus par les pays du Golfe. Or entre ces deux forces, il n’y a pas rien et c’est ce que nous allons donner à voir au cours de cette soirée, avec des photographies de Laurent Van der Stockt, un film de création d’Ammar al Beik, des films du collectif Bidayyat, que dirige Ali Atassi, et de son film primé au FID en 2014, «Our terrible country».
Nous mettrons aussi un accent particulier sur la figure de Razan Zaitouneh, avocate et défenseure des droits de l’homme, enlevée en décembre 2013 et dont nous sommes toujours sans nouvelle. L'écrivaine Justine Augier, qui sera là au cours de cette soirée, lui a consacré un formidable livre intitulé «De l’ardeur».
Depuis votre doctorat sous la direction de Bruno Etienne et vos anciennes fonctions à la direction de la communication de l’Institut du monde arabe (IMA), jusqu’à vos actions marseillaises en tant que directeur de la programmation artistique et culturelle du Mucem, en passant par la revue La pensée de midi, la collection Bleu chez Actes Sud ou bien ces Rencontres, vous avez dédié une large part de votre vie à la Méditerranée. Face aux crises qui s’y accumulent, quelles sont les urgences selon vous?
La Méditerranée est mon cap depuis bien longtemps en effet, et j’essaie d’y rester fidèle. Mon histoire avec elle a commencé sur les rives des îles de Lérins, en face de Cannes, où je suis né. C’est là que j’ai appris le «rêve méditerranéen», comme aurait dit mon ami l’historien Emile Temime, malheureusement disparu aujourd’hui et que je n’oublie pas. Pas plus que je n’oublie ceux qui m’ont tant appris: l’anthropologue Bruno Etienne, l’écrivain Jean-Claude Izzo ou l’intellectuel croate Predrag Matvejevitch. Mais sans ma rencontre avec le grand orientaliste Jacques Berque, alors que j’avais à peine plus de 20 ans, je n’aurais sans doute pas suivi ce chemin.
Mais, pour répondre à votre question, il y a tant à faire. Pour commencer, nous devons sortir du mépris et de cette manière descendante ou verticale qu'a le Nord d’imposer au Sud ses catégories et sa vision du monde. A cet égard, j’ai été particulièrement marqué par la fameuse carte du géographe Al Idrissi, qui travaillait au XIIe siècle pour le roi Roger II de Sicile. Connue sous le nom de Tabula Rogeriana, celle-ci représente le nord en bas et le sud en haut, et donc l’Europe sous l’Afrique. Cela révèle bien les cartes mentales qui sont dans nos têtes. Il nous faut apprendre à décentrer notre regard, à concevoir qu’il n’y a pas un seul universalisme, mais des universalités, des façons de voir le monde.
Je plaide pour «la pensée de midi» si chère à Camus. Il ne s’agit évidemment pas du tout d’une pensée «du» midi, qui serait une forme de localisme ou de régionalisme qui m’est tout à fait étranger, mais d’approcher la Méditerranée comme un cercle ouvert sur l’ailleurs, comme un possible monde commun.
Car, du Nord ou du Sud, nos destins sont liés, pour le meilleur et pour le pire. En ce moment, nous sommes dans le pire: la mer Méditerranée s’est transformée en «mort Méditerranée», la frontière la plus dangereuse du monde. Plus de 10 000 personnes y perdent la vie chaque année, ce qui est un scandale humain inacceptable. Soutenir les ONG comme «SOS Méditerranée» qui sauve les migrants d’une noyade quasi certaine et exiger une autre politique aux frontières de l’Europe, voilà une façon concrète de sortir du sentiment d’impuissance. Ensuite, penser l’après du désastre, c’est parier sur la culture et sur la création, sur l’ouvert face au fermé et ses dangereuses passions identitaires.
Rencontres d’Averroès -
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