Erik Orsenna : « Faisons le rêve du réalisme : celui d'une méditerranée économiquement intégrée »

Erik Orsenna, romancier et académicien français, considère que « si la Méditerranée va mal, et elle va mal aujourd'hui, alors la France ira mal ».
Erik Orsenna, romancier et académicien français, 
considère  que « si la Méditerranée va mal, et elle 
va mal aujourd'hui, alors la France ira mal ».
Éternel et inlassable voyageur, conteur d'histoires, épicurien amoureux de la mer et de son jardin, Erik Orsenna est bien placé pour tenter de réinventer un avenir commun entre l'Europe et la Méditerranée. L'académicien, auteur de nombreux livres sur la mondialisation (le prochain sera justement consacré à la mer), a été en charge du Dialogue 5 + 5 qui imaginait une intégration plus poussée entre le sud de l'Europe et le Maghreb arabe.
Selon lui, alors que le processus politique est bloqué par l'impasse israélo-palestinienne, c'est par l'intégration plus poussée des régions, des ports et des métropoles que la Méditerranée va se développer. Le potentiel est immense, à condition de dépasser la question coloniale et les blocages du monde arabe. 

La Tribune - « Avoir été, c'est une condition pour être », a écrit Fernand Braudel. Pourtant, la Méditerranée a du mal à traverser le XXIe siècle : crise de la zone euro au sud de l'Europe, printemps et hiver arabes au sud. La Méditerranée a-t-elle encore un destin ?
Erik ORSENNA - Est-ce que nous pouvons nous permettre une Méditerranée durablement en crise ? Non. Si elle n'arrive pas à se développer et à se façonner un avenir, alors, nous, pays d'Europe du Nord, la France en particulier, mais aussi l'Espagne, l'Italie, la Grèce, nous avons les enfers devant nous, à cause de la pression démographique dans ces pays. Nous n'avons pas le choix ! R appel ons -no u s q ue no u s sommes nous-mêmes en partie méditerranéens, ce qui crée une solidarité de fait. Si la Méditerranée va mal, et elle va mal aujourd'hui en effet, alors la France ira mal.
Comme d'habitude, par démagogie, ignorance ou simplisme, nous donnons une unité à des espaces qui n'en ont pas. J'ai un lien étroit avec la Méditerranée, car pendant trois ans j'ai été chargé, lorsque Roland Dumas était au Quai d'Orsay, du processus 5 + 5, le projet de coopération entre l'Europe du Sud et les cinq pays du Maghreb arabe. Ce processus a échoué politiquement, parce qu'il a été bloqué par les folies libyennes. Il a été remplacé par l'Union pour la Méditerranée (UPM), lancée par Nicolas Sarkozy, qui a été bloqué à son tour par l'impasse israélo-palestinienne.
L'UPM n'a guère eu de résultats politiques. Le conflit permanent entre la Ligue arabe et Israël empêche toute action concrète. Heureusement qu'existe une autre Méditerranée, celle des régions, celle des métropoles et aussi, bien sûr, celle des initiatives privées et des entreprises, car cela permet d'avancer pour répondre aux immenses besoins économiques de ces pays. Plutôt que de rechercher une impossible unité, travaillons sur le réel, qui est la diversité de ce monde. Quand on dit la Méditerranée, on devrait écrire «
les Méditerranées !

Avec 22 pays riverains, la Méditerranée est-elle un espace commun ou une frontière ?
Oui bien sûr, c'est d'abord une frontière. Elle est à la fois ce qui nous rapproche et ce qui nous sépare, du Maghreb au sud et de l'Orient à l'est. Mais cela existe partout. Toutes les régions du Nord se définissent par rapport à un Sud qui constitue un espace naturel d'échanges économiques et de population. L'Amérique du Nord a des liens puissants et ambigus avec l'Amérique du Sud, la Chine aussi avec l'Asie du Sud. On ne peut pas faire comme si les réalités géographiques n'existaient pas. C'est une relation complexe, mais en dépit du poids de l'histoire, des guerres de décolonisation, on ne pourra jamais faire comme s'il n'existait pas, entre l'Algérie, le Maroc et la Tunisie d'une part, et le continent européen d'autre part, une proximité absolue. La vraie géographie est là, dans cette région à l'ouest de la Méditerranée, où le lac qui sépare le Maghreb de l'Espagne, l'Italie et la France n'est en fait guère plus large que le Rhin entre la France et l'Allemagne. À cet endroit, la Méditerranée est un espace commun, avec des solidarités de fait et une coopération nécessaire sur les questions qui touchent à l'environnement, à la pêche, aux mouvements de populations...
Cela n'a rien à voir avec les pays qui sont situés à l'est de la Méditerranée, qui sont d'ailleurs moins européens et plus continentaux. Pour l'Égypte, la façade méditerranéenne compte moins que ses relations avec le Soudan ou l'Éthiopie, avec des enjeux majeurs comme les ressources en eau, l'énergie... De même, la Turquie n'est pas dans cette définition, un pays méditerranéen, sauf bien sûr pour le tourisme. Elle a d'ailleurs réussi à bétonner sa côte aussi mal que l'Espagne... La Turquie a un intérêt pour l'Europe, mais il est continental, pas méditerranéen. Son avenir est plus dirigé vers la Russie, au nord, via la mer Noire, et vers l'Orient, avec sa frontière iranienne. Encore une fois donc, cessons de chercher une unité politique de façade et réalisons l'union des régions méditerranéennes en relançant le processus 5+5 en direction du Maghreb. Il faut disjoindre la question politique pour pouvoir avancer concrètement sur l'économie.

Démographie, changement climatique, révolutions politiques... Quel est le défi majeur qui attend la Méditerranée ?
Tout est lié. Le climat, les ressources naturelles, l'eau, l'énergie, l'urbanisation... Je suis en colère parce que personne ne parle de démographie. Les pays du Maghreb commencent leur transition démographique, mais la moitié de la population y a moins de 16 ans et 25 % ou plus des jeunes sont sans emploi, malgré un système d'éducation et de formation de bonne qualité. La combinaison d'une forte poussée démographique et du changement climatique - on craint dans les dix ans qui viennent une baisse de 15 % de la pluviométrie -pourrait fabriquer une véritable bombe sanitaire, politique et sociale dans ces pays. Avec la sécheresse, la population va se déplacer massivement vers les villes, qui risquent de devenir des mégalopoles urbaines instables où l'islamisme radical pourra recruter massivement. Quand on a 20 ans, pas d'avenir et pas d'espoir d'une amélioration, on n'a plus d'autre choix qu'entre les paradis religieux et les paradis artificiels.
Face à ce nouveau « mur », l'Europe a une responsabilité historique. Il faut absolument lancer un plan d'investissement massif en infrastructures pour aider ces pays à se développer. Ils doivent de leur côté balayer devant leur porte et comprendre que leur intérêt est de s'allier économiquement. Alors qu'ils ont face à eux avec l'Europe le premier espace économique du monde, avec 500millions de consommateurs, comment comprendre que l'ensemble formé par le Maroc, l'Algérie et la Tunisie demeure la zone la moins intégrée du monde ? À peine 2 ou 3 % du PIB... Les Européens s'épuisent à aller en Chine alors qu'il y a un potentiel énorme de développement à une heure et demie d'avion... Les relations entre l'Europe et le Maghreb pourraient être beaucoup plus fortes. Avec sa rente gazière et pétrolière, l'Algérie est l'Allemagne du Maghreb. Le potentiel est immense, avec l'agriculture, l'industrie, l'énergie, le soleil, et rien ne se passe. Les Arabes se traitent de frères mais se comportent entre eux comme des ennemis. Combien de temps a-t-il fallu pour que se construise une autoroute de Rabat à Tunis... Il y a de bons signaux, au Maroc notamment, avec le port de Tanger, mais que de temps perdu !

Le Plan solaire méditerranéen (PSM) défendu par l'Allemagne a du plomb dans l'aile avec les déboires du consortium Desertec. A-t-il une chance de se faire ?
Il se fera, j'espère, car l'énergie fossile sera de plus en plus chère et que le potentiel du photovoltaïque est considérable au Sahara avec des espaces libres et une ressource solaire inépuisable. L'Allemagne sait bien que son modèle énergétique ne tient pas. Arrêter le nucléaire pour le remplacer par du gaz russe, des centrales électriques au charbon américain, ce n'est pas un choix écologiquement responsable à moyen terme. Le Maghreb peut devenir une ressource d'énergie renouvelable pour le Nord...

Peut-on espérer un jour une Méditerranée mieux intégrée ?
Faisons un rêve, le rêve du réalisme. Imaginons une intégration économique beaucoup plus forte entre la Tunisie, l'Algérie, le Maroc, en sortant de cet alibi politique permanent qu'est la question sahraouie, qui fait obstacle à cette union... On a trois pays qui ont des travailleurs bien formés, du phosphate, du gaz et du pétrole, des ports majeurs, du soleil... Cela ferait une façade sud de l'Europe formidable, au potentiel inouï pour tous ces peuples comme pour nous, Européens. Ce développement permettrait de résoudre les défis climatiques de ces pays, de développer l'irrigation, donc une agriculture plus intensive, de régler la question de l'immigration. Malheureusement, aujourd'hui, ce rêve du réalisme est bloqué, parce que les régimes politiques et les élites en place ont peur qu'une ouverture plus grande ne remette en cause leur stabilité apparente. C'est évidemment tout le contraire. C'est l'immobilisme et le repli sur soi qui fait pousser à coup sûr les germes de la pauvreté de l'instabilité et de la guerre civile et religieuse.

Il y a pourtant juste en face de nous un pays très riche, l'Algérie, mais encore très fermé...
La responsabilité algérienne est clé. Je le répète, l'Algérie est l'« Allemagne du Maghreb ». Malheureusement pas l'Allemagne d'aujourd'hui, mais celle du début du XXe siècle. D'ailleurs, les militaires y sont au pouvoir... Le nationalisme imbécile des Arabes est le même que le nationalisme imbécile des Européens d'alors. À l'heure de la Chine et des émergents, comment les pays arabes peuvent-ils espérer s'en sortir seuls ?
C'est la même chose que pour l'intégration européenne. Des Mélenchon et des Marine Le Pen, qui éructent contre l'ouverture des frontières et la mondialisation, il y a en a plein dans le monde arabe... Les islamistes radicaux, ce sont des fabricants de boucs émissaires, soit l'inverse de la solution... Le problème de ces pays, c'est que souvent il y a une préférence pour la politique du pire. Le seul recours c'est la vie éternelle et l'armée éternelle... Il y a bien sûr un souffle d'optimisme avec les révolutions arabes. La transition démocratique est en cours mais cela va prendre du temps, dans un monde qui n'a pas ce luxe. C'est la grande différence avec la Méditerranée de Fernand Braudel, celle du temps long de l'histoire...

Marseille se réveille d'un long sommeil qui a gâché ses chances méditerranéennes. Cette métropole est-elle notre pont vers une Méditerranée plus tournée vers l'avenir ?
Quand on compare Gênes, Barcelone et Marseille, on voit bien que la cité phocéenne n'a pas su tirer parti de sa géographie. Ce retard a longtemps été une catastrophe. Dans le Guinness Book des gâchis, la France mérite à coup sûr le podium... Dans le Guinness français, Marseille, jusqu'à une date récente, avait la médaille d'or... Le personnel politique de Marseille, quelle que soit la couleur politique, a gâché les chances de cette ville. Gênes et Barcelone sont entourées de montagnes, et pourtant s'en sont mieux sorties. Marseille a tous les atouts, le port, l'axe rhodanien, le TGV, c'est une ville bénie des dieux.
Comme souvent, c'est la culture qui est en train d'apporter le réveil et la solution. Marseille, capitale européenne de la culture, c'est la meilleure chose qui pouvait arriver à cette ville. C'est par cette voie que Marseille est en train de retrouver le dynamisme... On voit bien que la culture, ce n'est pas la cerise sur le gâteau. Partout, la culture redonne la fierté, mobilise les énergies et donne tout son sens à la si belle définition de la politique : l'art du possible, de tous les possibles.


Propos recueillis par Philippe Mabille et François Roche - Source de l’article La Tribune

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