Le projet européen est en panne et le repli menace.
Sur l'autre rive de la Méditerranée, les révolutions arabes rebattent les
cartes, mais l'incertitude règne. Dans ce contexte, que reste-t-il du rêve
méditerranéen, s'interroge l'exposition inaugurale du MuCEM, le musée des
civilisations de l'Europe et de la Méditerranée qui doit marquer la
programmation de Marseille Provence 2013 ?
Pour sa grande inauguration, le MuCEM, le nouveau
musée de Marseille, ouvre avec l’exposition temporaire «Le Noir et le Bleu»,
conçue comme un voyage onirique. Sous-titrée «Un rêve méditerranéen», cette
exposition phare de l’ouverture retrace la vision fantasmée de la Méditerranée
selon douze moments choisis dans l'histoire.
L'exposition, qui croise peintures, photographies, sculptures mais aussi manuscrits et documents d'archives originaux, entend ainsi refléter et mettre en perspective les différents fantasmes que la Méditerranée a su incarner au fil du temps: lieu de tous les dangers pour l'Europe du XVIIIe siècle, terrain de missions civilisatrices sous Napoléon, berceau du mythe de la «Grèce blanche» inspirant les idéologies totalitaires pendant la Seconde Guerre mondiale, ou encore fantasme d’un espace idyllique de villégiature de l’aristocratie puis du tourisme de masse.
En parcourant les neufs premiers moments de l'exposition qui traversent les périodes fastueuses de l'histoire méditerranéenne pour échouer sur les plages surannées de la Riviera, la question est de plus en plus présente dans l'esprit du visiteur: cette aire culturelle et multiple qui a connu ces heures de gloire et a été associée à une utopie est-elle encore aujourd'hui un espace de rêve? La Méditerranée nous fait-elle toujours rêver?
Ombre et lumière
Si l’exposition semble répondre par l’affirmative, elle véhicule également une vision moins simpliste. Car chaque part du rêve méditerranéen renferme un côté plus obscur, une double dimension, la lumière et l’ombre, incarnée pour l'occasion par les tableaux Le bleu IIde Miró et la série de gravures Les désastres de la guerre de Francisco de Goya, œuvres fils rouges, «Bleu et Noir» du parcours. Deux couleurs en tensions, vibrant l’une pour l’autre, le bleu symbole de la profondeur onirique, et le noir reflet de l'obscurité que porte parfois le rêve.
Comme le souligne Anissa Bouayed, la commissaire associée à l'exposition:
«Nous avons associé la peinture de Miró à la gravure de Goya, qui exprime à la fois un grand moment de violence et l'arrivée de l'armée napoléonienne venue libérer le peuple espagnol et lui apporter le progrès. On a voulu montrer à chaque fois qu'une idée pouvait avoir des contradictions et une face cachée.»
«Le Noir et le Bleu» vient alors questionner dans les premiers moments de ce parcours chrono-thématique l'envers et l'endroit de la «civilisation», née du siècle des Lumières et symbole du progrès. L’expression d’un rêve tant convoité par les Européens et tant craint par les Méditerranéens. «Cette notion de civilisation a été utilisée en Égypte pendant l’expédition de Bonaparte en 1798, et en Algérie, pour justifier la conquête. Par conséquent, il est important de souligner que ce discours sur la civilisation a côtoyé des épisodes de grande violence et que l'idée de progrès possède elle aussi son envers», explique Anissa Bouayed.
Renverser les regards
L'exposition ne rend donc pas uniquement compte du rêve des conquérants venus de la rive européenne. Dans «Le Noir et le Bleu», chaque représentation d'un pan historique est contrebalancé par un regard renversé datant de la même époque. Ainsi, coïncide dans ce parcours, ces deux perceptions, les rêves des deux rives exprimés à travers les récits et les voyages. Un double regard revendiqué jusque dans la mise en scène de l'exposition. «Le principe était de construire des effets d'angle, il n'y a aucun panneau qui est parallèle, il y a une dynamique de la géométrie qui fait qu'à aucun moment on a l'impression d'être dans un espace symétrique. Cela permet de créer des ouvertures et des effets de perspectives, des œuvres qui peuvent résonner les unes par rapport aux autres», indique le scénographe de l'exposition Maciej Fiszer.
Cette pluralité des points de vue évite ainsi l’écueil de l’ethnocentrisme, une originalité revendiquée par les organisateurs de l’exposition. «On ne peut pas se contenter d’une seule vision, celle des Européens par exemple. On a essayé de rendre compte de la diversité des regards tout au long de ce parcours», souligne Anissa Bouayed.
Une ambition qui semble correspondre aux aspirations du président du Mucem, Bruno Suzzarelli:
«Ce musée a la volonté de ne pas avoir une approche européocentrée. En particulier, il veut se garder de toute hiérarchie. C’est ainsi en décentrant le regard à chaque fois que cela est possible que nous pourrons bâtir un musée des civilisations plurielles.»
Algérie, Israël-Palestine: la décennie noire
Mais regarder en face les démons des rêveries d’autrefois ne tue-t-il pas pour toujours l’avenir utopique de la Méditerranée? Ainsi si la première partie de l’exposition faisant référence à un passé plutôt lointain se clôt joyeusement sur l’émergence de la culture du tourisme, les tout derniers moments du parcours s’ouvrent sur la décennie noire méditerranéenne entre les guerres civiles algérienne et israélo-palestinienne avant de s’achever sur les révoltes arabes et les protestations des indignés.
Un voyage qui semble nous dire que le rêve méditerranéen a tourné au cauchemar ou à un bien incertain espoir. C’est cet écho inquiétant que les artistes contemporains de la dernière partie de l'exposition évoquent. Parmi eux Ammar Bourras, plasticien algérien, présente TAG'OUT («le traître»), une installation vidéo construite autour de l'assassinat du président Mohammed Boudiaf en 1992.
Ammar Bourras, à l'époque jeune photographe de presse pour Alger Républicain est dans la salle quand le président est tué en plein discours, à Annaba. Marqué à vie par l’événement, il réalise en 2011 cette installation à partir de 50 vidéos en relation avec ce tragique moment historique (enregistrement d'amis, vidéos anonymes de propagande terroriste), mais aussi à l'aide de photos d'archives personnelles, de portraits de personnes croisées, aimées et perdues de vue. Un retour en forme de thérapie sur sa carrière de photographe de presse, mais qui malgré la noirceur du thème évoque toujours une part lumineuse, en négatif.
«Boudiaf était pour moi l'espoir qui aurait pu sauver l'Algérie du terrorisme islamiste, c'était l'un des rares hommes à avoir une légitimité historique, cette légitimité que le système a toujours clamé pour opprimer les voix et garder le pouvoir à vie.»
Un symbole d'espoir malgré tout, derrière l'horreur. Mais qu'en est-il aujourd'hui de la vision du rêve méditerranéen depuis l'autre rive? Pour Ammar Bouras, «toutes les mers du monde appellent au rêve, à aller vers l'inconnu et l'autre. Notre Méditerranée, malheureusement, est devenue un cimetière pour les rêves d'Hommes qui aspirent à la liberté et à une vie digne, parce que le politique ne suit pas le rêve, il a une autre vision de l'autre qui arrive de la partie sud de cette Méditerranée».
Une dimension noire et complexe de la Méditerranée qui n'a pas été éludée dans «Le Noir et le Bleu», notamment avec le choix de H-Out ouLe guide de la migration, pièce d'un autre artiste algérien, Zinedine Bessai. Ce jeune étudiant tout juste sorti des Beaux-arts expose ainsi un travail à mi-chemin entre l’ironie et le drame qui prend la forme d’un guide cartographié à l’usage des Harragas (migrants venus d’Afrique du Nord en bateau vers l’Europe). Dans cette carte, qui donne à voir la façon dont les jeunes Algérois nomment les différents pays, la mer Méditerranée devient «La Mort Méditerranée».
Comme le résume Anissa Bouayed:
«On a essayé à la fin de l'exposition de rendre compte de toutes ces tensions et de tous ces paradoxes autour d'une mer qui pourrait être une mer commune mais qui est aussi un lieu dans lequel les intolérances, l'injustice, la différence de niveau de vie, créent également des problèmes et des tensions.»
Le rêve agité des révoltes arabes
Les destins tragiques des Harragas, ces drames de l’immigration auraient-ils donc mis un point final au grand rêve méditerranéen? Ce n’est pas réellement le propos de l’exposition. Pour Thierry Fabre, commissaire général de l'exposition temporaire, «la Méditerranée continue à faire rêver à condition de ne pas être dans un rêve naïf mais dans un rêve lucide». Selon le commissaire général, également responsable du département du développement culturel et des relations internationales du MuCEM, ce nouveau rêve qu’elle véhicule se montre plus à voir du côté des révoltes arabes ou du sursaut des indignés.
«On voit bien que les jeunes générations qui ont renversé Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, sont bien des gens qui rêvent, qui rêvent d'un avenir. C'est le début de quelque chose, mais on est en train de tirer des leçon un peu trop définitives d'une histoire qui vient juste de commencer.»
Le rêve méditerranéen est donc toujours d’actualité, mais il s’agit d’un rêve agité, toujours en construction et sans recul nécessaire encore sur lui-même. Et même si les manifestations des indignés en Grèce et en Espagne y font écho, ce rêve se jouerait donc en grande partie de l’autre côté de la mer pour les Européens. Car si le Maghreb rêve beaucoup moins en regardant la «Mort Méditerranée», l'Europe, terre de révolution, rêve de nouveau en observant l'autre rive. «On est dans une période charnière. Aujourd'hui, il y a vraiment quelque chose d'ouvert sur le plan historique. Artistes et intellectuels ont tous leur rôle à jouer pour que l'issue de ce moment ouvert se fasse au bénéfice des peuples et des sociétés, avec plus de démocratie et de liberté»,analyse Anissa Bouayed. Une période du rêve méditerranéen que Thierry Fabre définit en faisant pour sa part référence au concept que l’historien Jean-Pierre Filiu nomme «Nahda», «la renaissance».
«C'est quelque chose de très profond, c'est une secousse qui est aussi générationnelle. Ces jeunes générations, ceux qu'on appelle “le peuple des places” sont tous des jeunes d'une génération cultivée, impliquée dans l'espace public et qui n'ont pas envie de se laisser déposséder leur avenir. Ils ne se reconnaissent ni dans un projet autoritaire ni dans un projet obscurantiste de n'importe quel ordre que ce soit, qu’il s’agisse des Frères musulmans en Egypte, d'Enaharda en Tunisie, etc.»
La chance de l'Europe
Mais cette vision n’est-elle pas trop utopique? Notre regard d’Européens ne se laisserait-il pas trop vite abuser, fabriquant ainsi un énième fantasme méditerranéen? Thierry Fabre prévient contre un trop grand cynisme:
«Il y a bien sûr un ordre noir, la tentation du repli politico-religieux, nationaliste dans certains pays... mais vous croyez que l'Europe ne suscite pas des interrogations? Il faut quand même se poser la question de savoir si cette partie du monde fait toujours rêver...»
Pour ce dernier, le bouillonnement méditerranéen se positionne face à une Europe aujourd'hui sur le déclin et dont la chute a été amorcée à partir du référendum sur le projet européen. «A ce moment-là, on pouvait déjà percevoir un léger ras-le-bol qui maintenant est devenu une vague, un reflux extrêmement important.» La Méditerranée, en pleine effervescence après les printemps arabes, apparaît alors comme la seule fenêtre ouverte sur l'idéal et le rêve pour une Europe morose et minée par la crise. Plus encore qu'un rêve, la Méditerranée pourrait même ainsi être «une chance».
«L’Europe vieillissante n'aurait pas intérêt à tourner le dos à la Méditerranée. Il faut faire monde commun, il faut dessiner un horizon commun. Le projet de ce musée c'est quelque chose de cet ordre, c'est de relier les cultures entre elles.» Comme une synthèse de cette mission du nouveau musée marseillais, dans la dernière salle de l'exposition une citation de Pasolini a été épinglée, en écho aux révoltes arabes:
«Et à partir de ce moment-là, ils ont opposé à la folie de la peur, la folie de l'homme qui rêve.»
Pour profiter de cette chance qu'offre la Méditerranée, l’Europe devra elle aussi quitter la folie de la peur et se débarrasser de ses préjugés. Pour un rêve, c’est donné.
Par Laura Guien et Stéphanie Plasse - Source de l'article Slate
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