Les informations sur la Méditerranée arrivent bouillonnantes, chargées en émotions, parfois, souvent anxiogènes. Alain Cabras, consultant formateur en approche de l’Intelligence Interculturelle, offre, à travers son ouvrage « Méditerranée, les rives de l’espoir » des clés, des pistes pour mieux penser, comprendre cette zone géographique à nulle autre pareille. Il donne l’occasion d’appréhender l’Autre, de s’appréhender soi, il replace les faits dans leur contexte historique, dans un temps long.
Ainsi de considérer : « La Méditerranée est contagieuse, elle l’a toujours été. Aujourd’hui, comme jadis, dans sa capacité à répandre les bienfaits comme les maux de ses peuples, la Méditerranée est porteuse de dynamiques complexes faites de forces contraires, opposées, mais qui font sens commun ». Citant à ce propos Héraclite d’Éphèse (576 à 480 av JC) : « Ce qui s’oppose à soi-même s’accorde avec soi : l’harmonie se fait par actions de sens contraire comme pour l’arc et la lyre. » Alors, pour l’auteur, rarement les rives Nord, Sud et Est « furent autant liées dans les problèmes qui les touchent mais si éloignées pour les résoudre. »
Lorsqu’il évoque « la question qui hanta Paul Valéry, Fernand Braudel et Albert Camus : "Y a-t-il une civilisation méditerranéenne ?" », Alain Cabras rappelle qu’ Emmanuel Lévinas répondait : « Qu’est-ce que l’Occident ? La Bible plus les Grecs. », mettant ainsi les sociétés arabes dans l’Occident. Pour Braudel, le grand historien de la Méditerranée, c’est « mille choses à la fois. Non pas un paysage, mais d’innombrables paysages.
Non pas une mer, mais une succession de mers. Non pas une civilisation, mais plusieurs civilisations superposées ». « Méditerranée, les rives de l’espoir » est un ouvrage qui ne manque pas de style, ce qui ne gâte rien et, qui donne des outils pour rompre avec une spirale de haine fondée sur l’incompréhension, l’ignorance de l’Autre, en appelle à l’intelligence, à l’exigence de l’espoir. Nos civilisations se savent mortelles, cela veut dire qu’elles sont et se savent vivantes et qu’il dépend d’elles que cela durent. Un outil pour combattre le "Viva la Muerte" à l’œuvre dans nos sociétés, sachant que c’est toujours sous le tumulte qu’il importe d’écrire le nom de liberté. Entretien avec Alain Cabras [1]
Destimed : Votre nouvel ouvrage s’intitule "La Méditerranée rivages d’espoir". S’agit-il d’une provocation ou d’une incantation ?
Alain Cabras : Les deux à la fois et bien plus que cela encore ! Une provocation bien sûr car je veux réveiller et éveiller mes lecteurs quant à leur rapport à la Méditerranée. Pour les habitants du Sud et de l’Est de la mer, ce sont évidemment des rives d’espoir. A tel point qu’ils sont prêts au sacrifice suprême pour les accoster. Mais pour les gens du Nord aussi ce sont des rives d’espoir mais ils l’ont oublié spirituellement, intellectuellement et surtout matériellement… le développement de l’idée européenne, de l’art de vivre européen comme de ses marchés est au Sud ! Parce que nous avons déserté le Sud sur ces points, alors les mauvaises herbes du salafisme, de l’islamisme, en général, et de la haine y prolifèrent. Une incantation aussi. Incantatoire signifie employer des formules magiques pour produire un charme. J’espère de tout cœur que nous allons retrouver les chemins de l’enchantement en Méditerranée sans être dupes de ce que nous sommes ni ignorants de ce que sont les Autres. J’ai écrit ce livre pour reconsidérer Mare Nostrum. Ce n’était pas seulement le berceau de l’humanité, oublié au grenier de la mémoire des hommes. La Méditerranée était une matrice en régénérescence perpétuelle, éminemment "moderne", dirait-on aujourd’hui. En effet, le grand clivage que vivent tous les hommes de la mondialisation de la culture, à savoir la distinction entre les hyper-mobiles internationalistes et les immobiles de nos nations appauvries, était une constante en Méditerranée depuis toujours. Sinon comment comprendre l’Illiade et l’Odyssée, les Milles et Une nuits, les Vénitiens etc. Alors bien plus qu’une provocation ou une incantation, je voudrais faire prendre conscience que la Méditerranée fait partie de notre système immunitaire physique, politique, économique et… symbolique. Si nous la laissons aux mains de la démesure, de l’hybris, nous nous affaiblirons définitivement en Europe.
Vous affirmez que le temps ne serait plus à être méditerranéiste ou sympathisant de la méditerranéité. Pourtant cela ne serait-il pas l’urgence du moment d’autant que vous rappelez vous-même que, étymologiquement, le diable est celui qui divise ?
Non, ce que j’affirme c’est que ce débat, inconnu du grand public et seulement réservé à ceux qui pensent ou agissent en Méditerranée, est dépassé. Être méditerranéiste c’est vouloir l’unité des peuples de la Méditerranée par le haut. Être pour la méditerranéité, c’est vouloir l’unicité des peuples au travers de la seule culture, par le bas. Or, les peuples de la Méditerranée, depuis les révolutions de 2011, ont besoin de trouver les voies d’une identité "moderne". Je prends le mot "moderne", ici, au sens de l’acquisition de son autonomie par le sujet, comme la définissait Alain Touraine. Exister par eux-mêmes tout en entrant le moins mal possible dans les trois mondialisations politique, économique et culturelle. Donc plus qu’être pour l’unité des peuples ou vouloir leur rapprochement par la seule culture, il faut penser leur rapprochement sous forme de dynamiques par les savoirs partagés, les idées véhiculées et les techniques mises en commun. Et pour ce faire, il faut changer la gouvernance éparpillée des institutions et organismes qui se chargent, finalement, de rendre le vieux rêve méditerranéen encore possible. Quant au Diable, dia-bolein, le diviseur aujourd’hui, il est partout. Surtout dans nos imaginaires où il produit des ravages. C’est pourquoi j’invoque le dieu Janus comme figure emblématique de l’imaginaire méditerranéen. Dieu à double face, il nous oblige à nous rappeler toujours qu’à côté des pires cauchemars, il y a la face lumineuse du rêve d’unité. C’est ce rêve qu’il faut refonder loin des vieux débats passés.
Vous êtes encore un défenseur de l’Union pour la Méditerranée (UpM), affirmant que son importance va bien au-delà de l’institution elle-même. Pouvez-vous nous expliquer votre point de vue ?
Je pense que l’Union pour la Méditerranée est une idée neuve pour tous. C’est la seule grande novation politique et diplomatique depuis la fin de la Guerre froide. Je crois que son pari en 2007 union méditerranéenne autour de dossiers et de sujets non macro politiques étaient excellentes car elle répondait, d’abord, à des besoins économiques et à la volonté de gérer les flux migratoires Sud-Nord, mais, ensuite, sous couvert de ne pas faire de la "grande" politique, en faisait éminemment comme un cheval de Troie dans les pays autoritaires ou dictatoriaux du Sud et de l’Est car elle faisait avancer l’idée démocratique. Comme le disaient les Américains en 1945, qui exporte sa technique exporte sa culture. En ce sens, je pense que l’UpM était une formidable idée politique et le reste, à condition qu’Elle associe les sociétés civiles organisées à ses missions les plus fortes. D’où mes 30 propositions concrètes dans le livre.
Vous considérez qu’avec les printemps arabes l’Europe a perdu non le Nord, selon la formule convenu, mais le Sud. Mais l’a-t-elle jamais gagné ?
Oui, je pense que les Européens ont perdu le Sud en termes de boussole intellectuelle alors que depuis des siècles l’Europe a grandi lorsqu’elle a tenu compte de ses héritages méditerranéens. Aujourd’hui, penser le développement du Nord sans considérer les problématiques des Suds et du Proche-Orient, sauf dans l’urgence des crises, est une erreur géostratégique majeure. Les Européens et, hélas, les Français en première ligne, n’ont plus aucune vision de la relation avec les autres pays du sud, si ce n’est celle du développement économique et touristique. Et ce, pour une raison simple, parce que l’Europe, géant économique a décidé de ne plus exister politiquement, y compris sur les marges de son empire, du fait des trois tâches que sont l’esclavagisme, le colonialisme et les guerres des siècles passés. Sauf qu’aucune puissance politique ou psychologique fut-elle de groupe, ne peut empêcher l’Histoire de faire son œuvre. L’histoire politique continue entre ceux qui veulent la faire et ceux qui veulent la subir. Ce qui fait dire à Daesh aujourd’hui, que ce continent est un ventre mou et une future terre promise du Djihad. Alors bien plus que de vouloir gagner le Sud, il faut lui dire clairement ce que nous attendons de lui et refusons. Par exemple, l’union du Maghreb arabe, la fameuse intégration Sud-Sud doit devenir une obsession diplomatique européenne et… une exigence.
Vous évoquez le temps, le lieu, la morale comme trois piliers méditerranéens d’une autre mondialisation. En quoi ces piliers sont-ils méditerranéens, en quoi peuvent-ils être porteurs d’une autre mondialisation ?
Dans la mondialisation culturelle, les peuples de la Méditerranée peuvent non seulement résister mais plus fou encore, réorienter celle-ci. Notre rapport au temps, celui de la conscience des choses et pas de l’hystérie médiatique qui nous déconcerte ; le rapport à ce lieu mythique, cette mer qui nous a donné du poisson et des prophètes nous oblige à tous les sens du terme. Nous ne pouvons plus faire n’importe quoi de cette zone bénie des Dieux. Quant à la morale, ce n’est pas ce que j’invoque. Je dis simplement que dans l’art de s’organiser l’homme méditerranéen a fait de la société de personnes, à la différence de la société capitalistique, un modèle dans le capitalisme dont on aurait intérêt de s’inspirer encore plus. Mais pour cela, il nous faut penser le verbe coopérer autrement. C’est ce que j’ai essayé de faire dans cet ouvrage.
Par Michel CAIRE - Source de l'article
Destimed
[1] Alain Cabras - Consultant Formateur en Intelligence interculturelle - Gestion de la pluralité culturelle et religieuse en milieu professionnel - Chargé de Conférences à Aix Marseille Université - Référent en Intelligence Interculturelle à l’Institut Supérieur en Intelligence Sociale (isdis.fr) Web :alaincabras.fr