A chaque incident, qu’il soit social comme à Kasserine ou sécuritaire comme à Ben Guerdane cette année, les responsables occidentaux s’alarment. « Il faut aider la Tunisie ! », entend-on à Bruxelles, Paris ou Berlin. Et puis l’on oublie ce petit pays, car des crises plus dramatiques assaillent l’Occident, qu’il s’agisse de la Syrie, de la Libye, ou des réfugiés.
Pour autant, la Tunisie est plus qu’un emblème, elle est aujourd’hui le seul exemple, certes fragile mais bien réel, de transition démocratique réussie dans le monde arabe. Devons-nous attendre le prochain drame sécuritaire ou migratoire pour agir ?
En cinq années de débats acharnés et de compromis durement acquis, la Tunisie s’est dotée d’une infrastructure démocratique remarquable : une constitution, plusieurs élections libres, des institutions en devenir comme le futur conseil national de la gouvernance.
Mais si le « hardware » est bien là, il manque encore le « software », la méthode pour faire entrer la démocratie dans la vie quotidienne. Lorsque des consultations prennent place, c’est selon les méthodes de l’ancien régime : tout est impulsé depuis le sommet. Et surtout, après cinq années d’espoirs déçus, la jeunesse et les régions déshéritées n’ont rien vu venir.
Dégradation sécuritaire
Pire encore, l’économie est globalement en plus mauvais état qu’à la fin 2010 : les investissements nationaux et étrangers se sont taris, la dégradation sécuritaire a fait fuir les touristes et croisiéristes, les jeunes n’ont plus guère que le « sit-in » devant les usines et les ministères pour espérer obtenir un emploi.
Ce n’est pourtant pas faute de soutien international. Depuis 2012, la communauté occidentale a multiplié les déclarations d’appui à la Tunisie, les promesses financières se sont accumulées, mais bien peu se sont matérialisées. La faute, disent les donneurs internationaux, au manque de réformes décisives, à la paralysie bureaucratique, aux querelles politiques qui prennent souvent le pas sur les décisions urgentes.
Les responsables tunisiens, eux, se disent déçus – meurtris murmurent même certains – par tant de promesses jamais concrétisées. Seul le domaine sécuritaire a connu depuis l’été 2015 un début de coopération efficace et transparente.
Et pourtant ! Où dans le monde arabe ailleurs qu’en Tunisie trouve-t-on autant d’enthousiasme pour un authentique débat politique, autant d’initiatives citoyennes dans le domaine de l’environnement, du social, et même du politique ? Que dire de ces centaines de jeunes autoentrepreneurs dans le domaine des technologies de l’information, dont certains vendent déjà sur Internet des applications pour téléphones mobiles ? Ou encore du dynamisme du secteur culturel ? Comme ailleurs, mais dans la tradition tunisienne de modération, la société civile est largement en avance sur ses gouvernants.
Cinq lignes d’action
Il est grand temps que la Tunisie et la communauté internationale se dotent d’un nouveau partenariat-cadre qui permette de mobiliser les énergies et sortir de l’impasse. Un tel cadre devrait comprendre cinq lignes d’action :
- Instaurer sans délai un authentique dialogue national sur les priorités sociales et économiques, incluant non seulement les autorités, le patronat, les syndicats et les grandes organisations non-gouvernementales, mais aussi la société civile dans sa diversité, y compris la jeunesse, les acteurs socioculturels non-conventionnels, et les populations des régions en retard.
- Donner corps aux réformes économiques et institutionnelles indispensables au retour de la confiance nationale et internationale, combattre enfin la corruption, et donner une véritable égalité à la femme tunisienne.
- Créer une filière administrative d’approbation rapide des projets prioritaires – petits et grands – en particulier ceux qui favoriseront la croissance et l’emploi, car il y a une véritable urgence économique et sociale.
- Instaurer un mécanisme permanent de concertation collective entre la Tunisie et les donneurs du « G7 élargi », afin que cesse la mauvaise habitude des reproches mutuels et qu’un échange transparent aboutisse à une mise en œuvre rapide des opérations de développement et à une traçabilité des engagements respectifs.
- Accroître le soutien international à la Tunisie, tant sur le plan des financements (dons, prêts, garanties, conversion de dette) que sur le plan des avantages commerciaux (tarifaires ou contingentaires).
Un milliard d’euros annuel
Autrement dit, un changement drastique de méthode s’impose, à l’interne comme à l’international. Mais il doit aussi s’accompagner d’un accroissement sensible du soutien occidental à la Tunisie. Pour les réfugiés syriens en Turquie, l’Union européenne s’est montrée capable en quatre mois de mobiliser 6 milliards d’euros dans le cadre d’un accord très controversé.
Pourquoi ne serait-elle pas en mesure, pour la Tunisie, d’allouer un milliard d’euros annuel et de rendre permanente sa concession temporaire sur l’huile d’olive pour 2016-2017, afin d’éviter qu’une dégradation sociale et sécuritaire ne se traduise un jour par un désastre sécuritaire ou une nouvelle crise migratoire ?
Devant l’importance de l’enjeu et la modestie relative de l’effort requis, l’Union européenne – comme d’ailleurs les Etats-Unis et les autres membres du G7 – serait bien inspirée d’abandonner pour un instant sa désastreuse habitude de ne gérer les questions de politique étrangère qu’au plus haut niveau (c’est-à-dire inefficacement) et qu’après qu’elles ont atteint le stade de crise avancée. C’est tout le sens de l’initiative que la Fondation Carnegie pour la paix internationale a lancée le 14 avril.
Marc Pierini est le coauteur du rapport publié le 14 avril par Carnegie Europe sur la Tunisie « Between Peril and Promise : A New Framework for Partnership With Tunisia ».
Par Marc Pierini (Fondation Carnegie Europe et ancien ambassadeur de l’Union européenne en Tunisie) - Source de l'article Le Monde
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