Il faut beaucoup d'efforts pour rappeler à la nouvelle génération de jeunes, et même d'académiques, que les révolutions dans l'histoire n'ont pas apporté le changement, mais qu'elles ont créé une dynamique nouvelle et que le changement n'est intervenu que plus tard en tant que fruit d'un long combat culturel.
De la Révolution française de 1789 à la démocratie française, il y a plus d'un siècle et demi. De la Magna Carta britannique (15/6/1215) au parlementarisme anglais, il y a des siècles. Il est trop facile d'alléguer que le printemps arabe a échoué, que les gros espoirs ont été déçus, que l'élan révolutionnaire a été récupéré... Ces affirmations révèlent à quel point la culture démocratique d'aujourd'hui, surtout celle de la nouvelle génération qui n'a pas vécu les grands combats après les deux grandes guerres mondiales, tend à assimiler la démocratie à un hôtel ou supermarché de haut standing. Or même dans les pays les plus démocratiques, les ennemis intimes de la démocratie, les abus, les violations et la barbarie terroriste commencent à saper des acquis démocratiques de plusieurs générations.
Le séminaire organisé par le centre de recherche « Les religions, le droit et l'économie dans l'espace méditerranéen » (REDESM) de l'Universita degli Studi dell 'Insubria (Côme, Italie) et par le directeur du centre Alessandro Ferrari sur le sujet : « De Mohammad Bouazizi à Giulio Regeni : la Méditerranée, cinq ans depuis le printemps arabe » apporte une contribution originale et prospective. Giulio Regeni, jeune chercheur italien arrêté et torturé en Égypte (1988-2016), est aussi martyr et témoin engagé.
Le séminaire a permis, à travers l'allocution d'ouverture (Barbara Pozzo) et avec la participation de professeurs de l'université et de plus de 200 étudiants en droit, économie et médiation interculturelle, de cibler trois problèmes : l'islam face aux défis des mutations, l'exemple de la place Tahrir au Caire et les nouveaux changements constitutionnels dans le monde arabe.
1. L'obstacle de l'establishment politico-religieux : on aurait tendance à oublier que le printemps arabe a aussi été déclenché à Beyrouth en 2005 avec la révolution du Cèdre ou le printemps de Beyrouth, ou l'intifada de l'Indépendance, à la suite de l'attentat militaire terroriste contre le président Rafic Hariri et son convoi. Ce printemps devait ensuite sombrer dans des cogitations et manipulations par des forces externes et des collaborateurs internes.
On relève que l'establishment politico-religieux constitue l'obstacle majeur aux changements souhaités. Des allégations idéales sur l'islam « camouflent des pratiques terroristes, tout comme des généralités sur la démocratie ne mettent pas en valeur les aspects procéduraux régis par le principe de la primauté de la loi » (Massimo Campanini).
2. Liberté et dignité sur les murs du Caire : les Égyptiens révoltés n'ont pas besoin d'experts pour leur expliquer ce qu'est la liberté, longtemps étouffée, mais inscrite au cœur de la nature humaine. Ceux qui le montrent sont surtout les artistes, poètes, graffitistes et tous les martyrs dans une révolution, en janvier 2011, qui n'est le monopole de personne et sur « des murs qui deviennent l'expression de la souffrance ». Des symboles pharaoniques rejoignent la croix et le croissant par des artistes « qui ne sont pas emmurés dans une religion idéologique ».
Les noms des martyrs et de leurs mères qui pleurent parsèment les murailles : Mohammad al-Ghadour, Mohammad Jamal Masri, Khaled Said... L'un a été fusillé à la bouche ! Les principaux graffitis sur les murs : « Le régime est contre nous, mais sans courage » ; « Lève-toi Égypte, même si le peuple a faim » ; « Nous sommes tous Khaled Said » ; « Égypte, lève-toi et tire les cordes ».
Un des martyrs est atteint d'une balle à l'œil et ne pleure pas ! Un policier crie : « C'est moi aussi qui ai fait la révolution. » Une affiche proclame : « Les militaires vont protéger le peuple. » On exhibe comme symbole la mouche qui agace, sans qu'on puisse l'attraper. Sur une autre affiche, des cerveaux à proximité des pieds de tyrans qui ne comprennent rien ! La vraie révolution est ainsi racontée non par des chercheurs bureaucrates, mais par le commun du peuple (Giovanni Canova).
3. La démocratie... en marche : toute cette dynamique, pour qu'elle se traduise en réalisations, a besoin d'acteurs, d'engagement et désormais d'un autre discours en rupture avec des palabres idéologiques et programmés sur l'islam, la charia, l'État islamique... Il faudra renouveler tous les concepts du passé : shûra, ijma', maslaha (prescription religieuse, consensus bien commun) et revenir aux fondements universels de l'État, par essence civil, et aussi de la loi en tant que procédure (Massimo Companini) pour garantir la liberté contre les abus du politique et aussi les abus du religieux s'il devient pouvoir.
Il ressort de quelques interventions au cours des débats à quel point l'image de l'islam est altérée dans les perceptions à cause du nombre de pratiques et de la médiatisation des mauvaises pratiques plutôt que des actions normatives qui suscitent l'exemplarité et la capacitation. Il en découle qu'il faudra désormais centrer la recherche et l'action sur des exemples concrets et normatifs.
Par Antoine MESSARRA (Membre du Conseil constitutionnel -Titulaire de la Chaire Unesco des religions comparées, de la médiation et du dialogue, USJ)
Source de l'article l'Orient le Jour
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