La Tunisie et la Grèce sont les
représentants de deux crises qui bousculent l’espace méditerranéen : les
transitions politiques au Maghreb et la crise économique européenne. Invité à
l'occasion de forum de Marseille, Samir Dilou, ministre tunisien des Droits de
l’homme et de la Justice transitionnelle revient sur le lent processus de
transition tunisien et les défis de la coopération interméditerranéenne.
Quel est votre projet au ministère des
Droits de l’homme ? Qu’est-ce que cela implique ?
Etre
ministre, déjà, cela n’est pas simple après une révolution. En Tunisie, nous
n’avons pas de tradition démocratique, nous sommes plutôt dans l’apprentissage.
Cependant les aspirations de la population sont très importantes. Les gens sont
impatients. Mais les problèmes sont nombreux : d’ordre socio-économique,
politique et sécuritaire. À cela s’ajoute une situation instable dans la
région, notamment à cause de la situation en Lybie avec un très grand stock
d’armes qui circule. C’est un fardeau de plus.
Si
je parlais concrètement de mon projet, cela pourrait prendre des heures. Pour
moi la question des droits de l’Homme est une question essentielle. J’ai toujours
dit qu’on ne peut pas réussir une transition démocratique si on ne réussit pas
dans cet effort pédagogique qui est de dire aux gens que l’on peut aborder la
question des droits de l’homme d’une autre manière que celle de la dictature ;
que la société civile peut jouer un autre rôle que celui de la dénonciation. Un
rôle pédagogique, un rôle de régulation, un rôle de travail sur les
institutions. L’essentiel c’est d’effectuer cela dans la durée : la reforme des
institutions, celle du cadre juridique et des mentalités.
Le
projet de la Justice Transitionnelle, c’est la réponse à une question toute
simple. Comment tourner la page des exactions et des crimes de la dictature,
avec les moindres dégâts ? Et cela sans sombrer ni dans l’impunité ni dans la
vengeance.
Concrètement, comment s’y prend-t-on
pour mettre en oeuvre cette justice transitionnelle ?
Premièrement
on élabore une loi cadre. C’est une première en Tunisie, car la loi a été
élaborée en partenariat avec la société civile. Et ensuite on établit, bien
sûr, une commission indépendante.
Je
crois qu’il faut dépasser le stade de la réaction directe ; il faut tenter de
se libérer des stéréotypes, des préjugés et des arrière-pensées. Il est très
difficile de convaincre nos amis occidentaux de tout cela. C’est une question
qui dépasse le champ politique, elle est presque civilisationnelle. Mais il
n’est jamais trop tard pour voir la vérité telle qu’elle est.
Quels sont ces préjugés qui rendent les
choses difficiles ?
C’est
le fait de croire que la réalité est toujours de la couleur de nos lunettes. Je
dis toujours qu’il m’importe peu de savoir si nos interlocuteurs auraient
préféré avoir d’autres partenaires. Nous sommes dans la Realpolitik, dans le
pragmatisme, ce sont donc les faits qui vont changer les idées reçues. Il est
très facile pour un occidental de dire que tous les islamismes se valent et
qu’il n’y a pas de modérés. Comme s’il n’y avait pas de différences entre
gauche et droite.
Mais
là n’est pas l’essentiel. C’est plutôt d’être conscient qu’on est condamné à
vivre ensemble. Et puis, en partant de Marseille, on arrive à Tunis plus
rapidement qu’à Paris !
En matière de liberté d’expression et
des medias pendant la transition, qu’est-ce qui a été fait et qu’est-ce qu'il
reste à faire ?
Le
changement essentiel n’est pas quantitatif : c’est un changement d’état
d’esprit. Essayer de cacher les insuffisances ou les atteintes aux droits de
l’Homme, ce n’est pas mon combat. Mon combat c’est d’essayer de changer la
réalité. Le premier étant de juger la réalité à partir du terrain, et non sur
les préjugés idéologiques, politiques ou partisans. La Tunisie n’est
actuellement plus une dictature, elle n'est pas encore une démocratie, mais
c’est un pays en transition vers la démocratie. Et même si on a recours à toute
l’élite de la société civile, et qu’on la place à des postes de décision, cela
ne changera pas la réalité du jour au lendemain.
Parce
qu’il y a ce qu’on appelle l’état profond : les mentalités, les centres
d’intérêt, une certaine vision de la justice, des medias, des forces de
sécurité, etc. Il faut tenter d’assainir l’environnement juridique, doter les
forces de sécurités de moyens adaptés pour ne pas recourir systématiquement à
la violence et à la torture. Il y a des mesures pratiques à prendre dans
l’immédiat (textes de loi), mais pour changer les mentalités on a souvent
besoin de plusieurs années.
L’essentiel,
c’est de donner les signaux inverses de ceux donnés auparavant. Auparavant
c’était un message d’impunité total, dorénavant il faut faire entendre le
contraire. Mais s’il est permis au citoyen ordinaire d’être impatient et
d’attendre des résultats à court terme, ce n’est pas permis à l’élite de bonne
foi.
Quant
aux journalistes, leur devoir est de pointer les problèmes. Notamment dans les
pays où il a une très longue tradition d’instrumentalisation des médias. Je
suis de ceux qui disent que les gouvernements successifs, y compris les deux
derniers gouvernements post-Ben Ali n’ont pas pris le problème correctement en
ce qui concerne les medias. Nous aurions pu faire les choses différemment.
C’est donc difficile de gérer cette
liberté d’expression dans ce contexte de tensions subsistantes…
C’est
difficile, et beaucoup pensent que lorsqu’on a effectué une révolution, le plus
difficile a été fait. Et c’est tout à fait le contraire. Le plus difficile
reste à faire. La régulation n’est pas évidente dans le climat actuel ; il en
est de même pour l’autorégulation. On peut tout mettre sur le dos des
autorités, on a le droit, c’est la liberté d’expression. Mais parfois les
journalistes eux même ne réussissent pas définir leurs propres limites.
Je
crois qu’avec l’autorité de régulation que nous mettrons en place sous peu, qui
s’apparentera à une autorité indépendante sur le modèle du CSA français, les
choses vont s’améliorer. Mais il ne faut pas trop rêver, cela va demander du
temps. Il ne faut pas que les Occidentaux pensent que ce qu’ils ont effectué en
quelques décennies se fera sous d’autres cieux en quelques mois.
En quoi les relations interméditerranéennes
sont-elles bénéfiques pour la Tunisie ?
Nous
parlons aujourd’hui de village planétaire. Nous sommes condamnés à coopérer
parce que nos risques sont les mêmes. Les risques de la violence et de
l’extrémisme sont des risques planétaires. Aucun pays n’est épargné : si la
Tunisie est touchée, la contagion se développe en Europe. Sur le plan de
l’immigration, il vaut mieux que la Tunisie se stabilise, et que son économie
se renforce afin que nous puissions garder nos immigrés chez nous. Il faut
travailler en amont.
Je
crois qu’il est mieux pour les pays occidentaux d’avoir des relations avec les
démocraties. Bien sûr, plusieurs problèmes demeurent mais il ne faut pas
attendre de régler la question du conflit israélo-arabe par exemple pour travailler
ensemble. On peut le mettre de coté. D’ailleurs c’est ce que nous disons à nos
amis américains ; même si nous sommes en désaccord total sur la question
palestinienne, ce n’est pas une excuse pour croiser les bras.
Et l’Union du Maghreb ?
Pour
le moment on peut parler de l’Union du Maghreb comme jadis De Gaulle parlait de
l’alliance atlantique, c’est à dire comme «d’un machin qui ne sert pas à grand
chose». Si nous étions dans un Maghreb uni, nous gagnerions deux points de
croissance. Mais avec les problèmes algero-marocains et la transition
tunisienne, cela n sera pas pour demain. Ce n’est cependant pas une raison pour
ne pas lancer le processus…
Parfois,
les dirigeants politiques n’ont pas de vision stratégique : ils se disent
qu’ils n’ont rien à gagner dans des projets à court terme et croisent les bras.
Mais si l’on réfléchit à moyen et long terme, on se rend compte que cela
rendrait les relations internationales plus simples. Par exemple, il serait
préférable pour l’Europe de traiter avec le Maghreb arabe et non pas avec
trois, quatre, cinq pays.
Il
y a plusieurs paramètres à prendre en compte dans la coopération arabe. En
effet il y a le choix des démocraties et le choix des dictatures. Les
dictateurs peuvent signer aujourd’hui et se rétracter demain. Mais il y a
l’autre choix, celui des européens. La situation en Europe a toujours été très
compliquée, et cela n’a pas empêché les européens d’aller dans le bon sens,
avec des avancées graduelles. Vous savez qu’au Maghreb arabe tout ne peut qu’unifier
les gens : la même langue, la même religion, la même histoire etc.
Je
ne pense pas que nous clonerons l’expérience «des petits pas», mais il faut
essayer d’avoir un peu d’imagination et d’inventer notre propre développement.
Malheureusement on ne peut que rarement compter sur les dirigeants pour avoir
beaucoup d’imagination… D’un autre côté il n’est pas aisé d’être toujours à
l’écoute de la société civile, parfois d’être à l’écoute tout court, même si
l’humain a une seule bouche et deux oreilles.
Pensez-vous
que les sociétés civiles des différents pays méditerranéens désirent s’unir ?
Il
est difficile de savoir s’il s’agit d’un rêve ou d’une aspiration plus
réaliste. Mais c’est un souhait des peuples. La société civile maghrébine est
très active ; elle a fait un effort considérable dans la lutte contre la
dictature. Malheureusement elle est plutôt dans la contestation, et n’a que peu
réussi a bâtir dans le domaine institutionnel. Mais je crois qu’il faut compter
sur elle pour avancer.
Comment jugez-vous la qualité des
relations entre la France et la Tunisie ?
Nos
relations sont bonnes, mais, bien sûr, on peut toujours espérer qu’elles
s’améliorent. Elles sont aussi très anciennes, et malgré les séquelles il faut
toujours essayer de tourner la page. Les Tunisiens ont une bonne mémoire, mais
ne sont pas rancuniers.
Par
Laure BROULARD et Anne-Flavie GERMAIN, étudiantes en journalisme à Sciences Po
Aix-en-Provence
Source
de l’article Libération
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