Durant les premières semaines de l’année 2016, des événements à caractère géostratégique se sont accélérés dans et autour de la région du Maghreb.
De la question du Sahara, à la tournure qu’a prise la guerre en Syrie, en passant malheureusement par la menace terroriste, ses ramifications et ses conséquences qui continuent de déstabiliser la région maghrébine, le Sahel et toute l’Europe par bien des aspects.
Moult voix se sont élevées pour rappeler, en ce triste anniversaire de l’Union du Maghreb arabe, la dimension prioritaire et stratégique que revêt la cause unioniste maghrébine. L’autre son de cloche préfère camper sur une logique inverse, renvoyant la question de l’Union du Maghreb aux calendes grecques sous prétexte que les conjonctures ne permettent guère d’en aborder un semblant de début de réponse. Et pourtant, tous les faits conduisent à déduire que si une institution maghrébine existait bel et bien, plusieurs objectifs vitaux pour l’Europe et le Maghreb auraient été conjointement atteints, plus vite et dans l’intérêt des deux rives. Migration légale, crise des réfugiés, investissements directs, lutte contre le terrorisme, échanges commerciaux, gestion des conflits territoriaux, développement socioéconomique et progrès démocratique et institutionnel, etc.
Le Maghreb uni : objectif européen ?
Si le Maghreb était uni de Nouakchott à Tripoli, l’on aurait un marché commun de plus de 90 millions d’habitants dont le potentiel de développement est inégalé, par ailleurs, vu les richesses dont jouit cette partie de l’Afrique. Si l’espace maghrébin était ouvert et libre, je laisse le lecteur imaginer l’impact sur la consommation, l’investissement, la création des richesses et des emplois pour une population jeune qui dépasse 65% de l’ensemble des Maghrébins. Si les économies maghrébines étaient suffisamment interactives, l’on aurait les entreprises mauritaniennes qui utiliseraient naturellement Agadir ou Tanger pour accéder au marché européen. Oujda serait un hub pour l’économie et la communication du Maghreb. Oran et Skikda seraient érigées en relais stratégiques pour des filières industrielles maghrébines. Tunis, Tripoli et Benghazi pourraient être les pôles névralgiques d’une vaste zone d’investissements maghrébine.
La perspective semble être à cet instant utopique. Elle l’est car les esprits sont aveuglés par les drames que subissent les Maghrébins dans leur propre chaire (Tunisie et Libye), dans leurs institutions (Libye) et dans leur esprit de fraternité et de voisinage (Maroc et Algérie). Elle l’est car les pays du Maghreb, dans leur majorité, sombrent dans la gestion du quotidien et la réaction aux actualités sans aucune vision à long terme. L’Union semble un rêve, plus qu’un objectif pragmatique, car le printemps du Maghreb a vite pris la forme d’un dommage collatéral plus qu’une lueur d’espoir pour des générations successives.
Celles-ci attendaient un tel moment historique pour dépasser le lourd héritage de la colonisation et de la guerre froide et mettre, enfin et véritablement, les deux pieds au sein de ce qu’est le 21e siècle pour le monde libre et développé. Les «observateurs» les plus directs de la question disent haut et fort, depuis deux décennies, que le manque à gagner est considérable pour les pays maghrébins faute d’intégration économique et d’ouverture de l’espace aux personnes et aux investissements mutuels. Lesdits observateurs sont le plus souvent européens ou experts de la question européenne. Ils devraient être, par conséquent, sensibles à la nécessité d’un Maghreb uni, démocratique et intégré pour une Europe solidaire et coopérant avec sa continuité géostratégique et son voisinage historique direct, à savoir l’Afrique et, plus immédiatement, la région du Maghreb. Par ailleurs, l’histoire récente de l’évolution de la construction européenne nous renseigne sur les failles qui ont pu causer les derniers blocages institutionnels de l’UE. A-t-on suffisamment mesuré la pertinence d’un espace Schengen ne couvrant pas toute l’Union ? Pourquoi a-t-on permis à la Grande-Bretagne de choisir une place «à la carte» au sein de l’UE ? La mise en place d’un «monsieur/madame» diplomatie européenne, sous la forme et le concept actuels, a-t-elle suffisamment uni les points de vue des États de l’UE et les approches à adopter face aux défis externes ? Quel est le réel poids de la diplomatie «UE» face aux relations bilatérales et leur complexité historique ?
L’insuffisance des réponses que propose l’Europe aux défis majeurs externes est intimement liée aux incohérences institutionnelles des relations de l’UE avec ses voisinages. Cela est dû à l’histoire et la géographie qu’elle partage, individuellement, avec les pays voisins. Le Maghreb est la région qui en pâtit le plus, à cause de sa dépendance immédiate à l’égard des ex-puissances coloniales.
Rappelons-nous que l’Europe a été initiée par des nations qui, de manière parallèle, sortaient d’une des guerres les plus meurtrières de l’Histoire et d’une colonisation dont les séquelles survivent au temps. De fait, le Maghreb demeure une région endommagée par ces deux processus. Et 60 après, les pays de la région souffrent toujours de mal-décolonisation : frontières aléatoires, vu le vaste continuum géographique, populaire et culturel qu’est le Maghreb ; économies affaiblies et dépendant des ex-puissances coloniales, ingérences inavouées, mais réelles dans les trajectoires institutionnelles propres à chaque pays ; et le drame suprême reste l'absence de volonté de l’UE et de ses États fondateurs, jusqu’à aujourd’hui, de faciliter l’intégration maghrébine voulue et exprimée par les peuples dès avril 1958 à Tanger.
Les États du Maghreb : objectif Europe !
À défaut de construction de leur propre bloc régional, les pays du Maghreb se sont plutôt orientés, sans s’ouvrir suffisamment à d’autres alternatives, vers la coopération verticale. L’Europe, tout en se construisant, continuait à cultiver l’approche «dépendance individuelle» des économies maghrébines. Ainsi, l’UE concentre plus de 60% des exportations maghrébines, 80% des investissements directs étrangers et plus de 90% des envois de fonds destinés au Maghreb, et 90% des recettes touristiques viennent des pays de l’UE (selon le Fonds monétaire international, l’Organisation de coopération et de développement économiques et la Banque mondiale).
Par conséquent, toutes baisse du régime économique en Europe ou crise généralisée se répercutent directement sur les croissances respectives maghrébines.
La crise de la zone euro de 2008 illustre, à ce jour, le taux élevé de dépendance des économies des pays du Maghreb à l’égard du voisin du Nord. Les conséquences de cette crise, continue et complexe, ne sont pas étrangères aux soulèvements populaires qu’a connus la région dès 2010.
Et malgré le Processus de Barcelone acté dès 1996, les logiques de fragmentation des programmes de coopération demeurent de mise. Ce plan européen visait en priorité la pacification, par l’économie, des pays du Sud dans une logique commerciale protégeant principalement les intérêts de l’UE. Le fait de le présenter sous une forme de partenariat euro-méditerranéen n’estompe pas sa nature déséquilibrée : l’UE, première puissance économique mondiale, face à un groupe hétérogène de pays émergents, sinon sous-développés. Les attentes seront forcément inégales et, parfois, opposées.
Cette approche a vite démontré ses limites, même si l’Union pour la Méditerranée (UpM) a été créée en vue d’impulser une nouvelle vie au Processus et atténuer ainsi la suffisance dogmatique du Nord par une meilleure coopération avec et entre le Sud et l’Est.
Développer les pays de la rive sud dans l’intérêt de l’UE peut constituer un vœu pieux et un outil pour évoluer de la dépendance vers le pragmatisme. Mais les peuples du Maghreb, eux, considérés comme de simples variables d’ajustement sur l’échiquier euromaghrébin, ont pris manifestement conscience de l’aspect vital d’une meilleure gouvernance institutionnelle de leurs États et des richesses dont ils disposent. À cet égard, les États du Maghreb ont un grand intérêt à faire preuve d’intelligence historique en aplatissant incessamment leurs différends dans une approche horizontale de partenariat, de coopération et de complémentarité.
Le Maghreb et l’Europe : les Unions feront la force
Les causes structurelles du non-Maghreb ont suffisamment été abordées sur ces colonnes et ailleurs. Outre les relations tendues entre le Maroc et l’Algérie et les défis sécuritaires que doivent affronter les pays maghrébins, il est nécessaire de souligner le poids que doit exercer l’Europe dans ce processus. L’UE a longtemps trouvé son salut politique et économique dans la désunion de ses partenaires externes. Avec les défis actuels et les réalités nouvelles, que l’Europe n’a pas su prévenir à temps, la décision de changer de cap devient vitale. Le terrorisme transfrontalier dont les ramifications altèrent le ciment sociétal national des pays et de leurs territoires, les crises économiques qui s’installent provoquant chômage de masse et drames sociaux, et les tentations politiciennes pour sortir de l’UE ou l’affaiblir représentent des raisons évidentes pour enclencher une nouvelle dynamique euromaghrébine.
L’UE est donc face à un tournant : elle doit trouver un équilibre entre son ouverture sur les pays de l’Est de l’Europe, sa politique euro-méditerranéenne et l’intégration intramaghrébine. Elle peut déjà commencer par la mise en œuvre des recommandations stipulées dans sa propre littérature. Les documents d’orientation de la Commission européenne sur la politique de voisinage prévoyaient, dès 2004, d’ériger la coopération Sud-Sud et l’intégration sous-régionale en priorité et stratégique. Le Printemps maghrébin a dû sonner l’alerte un peu plus fort.
Nous pouvons le constater en analysant la communication commune, en 2012, de la Commission européenne et la haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité dont le titre fut : «Soutenir le renforcement de la coopération et de l’intégration régionale au Maghreb : Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie et Tunisie». Dans ce document, L’UE se proposait d’accompagner les pays du Maghreb dans leurs efforts en vue d’une coopération plus étroite et d’une intégration régionale renforcée. Elle encourageait également les pays de la région à œuvrer en vue d’un Maghreb plus fort et plus uni à même de relever les défis communs.
Nous y découvrions, alors, un changement clair du paradigme européen afférent au Maghreb. Nous espérons, aujourd’hui, que cela ne fut pas une réaction conjoncturelle par crainte de l’inconnu que cachaient les différents printemps du Maghreb.
La communauté des défis et des destins se manifestera plus intensément entre l’Europe et le Maghreb, car la nature même des problèmes à affronter est en train de muter. Nous avons essayé d’en étayer les soubassements et la pertinence d’une nouvelle politique européenne à l’égard du Maghreb.
L’évolution même de la construction de l’Europe doit prévoir un Maghreb uni à ses portes. Les bénéfices des deux Unions doivent être mutuellement partagés en structurant la construction européenne et maghrébine autour de la communauté des destins et l’intérêt des peuples. Rappelons-nous le rôle qu’ont joué les États-Unis d’Amérique dès 1948 et leur plan Marshall dans la construction d’un bloc européen fort. L’actuelle UE doit s’en inspirer pour accompagner le Maghreb dans son cheminement vers l’Union.
Cependant, le Maghreb uni et démocratique est et restera une responsabilité des Maghrébins en premier lieu. Le temps où les gouvernements se bousculaient aux portes de l’Europe pour négocier les partenariats, au détriment du voisin proche, doit céder place à une feuille de route volontariste pour la construction irrévocable d’un Maghreb uni. Les projets «intégrateurs» sont déjà identifiés et stipulés par les pays du Maghreb eux-mêmes : énergies, infrastructures et communications, environnement et eau, justice et sécurité, et convergence réglementaire économique et commerciale. Ce que l’improvisation post décolonisation a pu retarder, l’économie peut le reconstruire. L’intérêt des peuples du Maghreb doit primer toute autre considération. Il est plus que temps de s’y atteler.
Par Rabii Leouifoudi (Chercheur en économie territoriale et en géopolitique) - Source de l'article Le Matin
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