Politiques, chefs d’entreprise, universitaires… ils sont de plus en plus nombreux à considérer que la colocalisation entre les deux rives de la Méditerranée est l’une des voies d’avenir pour retrouver la compétitivité et créer des emplois, au Nord comme au Sud. Pas si utopique ! La preuve.
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Le 5 décembre 2013, Xavier Beulin a pris la succession de Gérard Mestrallet à la présidence de l'EMCC (Euro-Mediterranean Competitiveness Council). |
À Paris comme à Marseille, à Rabat comme à Beyrouth ou encore à Tunis et Istanbul, de colloques en conférences, Jean-Louis Guigou etRadhi Meddeb s'emploient depuis des années à promouvoir le concept de colocalisation en Euro-Méditerranée. Tant pour le délégué général que pour le président de l'Institut de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed, Paris), la colocalisation est une idée simple, qui s'articule en quatre volets : abandonner l'approche obsolète qui consiste à considérer les entreprises du Sud comme de simples sous-traitants ; les faire monter en gamme en partageant les savoir-faire et la chaîne de valeur entre entreprises partenaires du Nord et celles du Sud ; (re)devenir compétitif ensemble sur le marché mondial et y (re)conquérir des parts de marché. Avec en toile de fond, la création d'emplois, au nord comme au sud de la Méditerranée…
Une idée validée par l'épreuve du réel
Trop beau pour être vrai ? En vérité, cette idée bénéficie déjà d'une « preuve de concept » vieille de cinquante ans ! Ce sont les Japonais qui, les premiers, dès les années 1960, ont amorcé la colocalisation avec la Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour. Cette coopération, en vingt ans, a abouti au décollage économique des quatre « dragons asiatiques ».
En Europe, la colocalisation est une pratique banale des entrepreneurs allemands avec les pays d'Europe centrale et orientale (Peco). C'est notamment le cas des grands groupes automobiles : ils font produire l'essentiel de leurs grosses berlines à moindre coût dans les Peco, avant de les réimporter chez eux, puis de les réexporter estampillées du label made in Germany, en maximisant leurs marges. Ainsi l'Allemagne réimporte-t-elle jusqu'à 46 % de la valeur ajoutée des biens d'équipement produits dans son « hinterland », selon une étude de l'Ipemed.
Mais, si l'Allemagne a développé massivement cette stratégie depuis la chute du mur de Berlin en 1989, et plus encore depuis l'élargissement est-européen de 2004, en France aussi certaines entreprises ont engagé cette démarche. C'est le cas de Safran, qui a créé une première coentreprise avec Royal Air Maroc en l'an 2000, pour œuvrer dans la maintenance des moteurs d'avions. Dans son sillage, d'autres grandes entreprises et sous-traitants du secteur ont suivi.
Aujourd'hui, « une centaine d'entreprises de l'aéronautique sont installées au Maroc. Elles réalisent un chiffre d'affaires annuel d'1 milliard d'euros et ont généré près de 9 000 emplois. Le Maroc est devenu un acteur dans la chaîne mondiale de production de cette industrie », relevait lors d'une table ronde, samedi 30 novembre à Paris, Chakib Benmoussa, ambassadeur du Maroc en France.
Autre exemple, plus récent, celui du site Renault de Tanger. Opérationnel depuis février 2012, destiné à répondre à la demande locale et internationale - surtout africaine - de modèles d'entrée de gamme, il devrait produire 340 000 voitures par an dès 2014.
Avec 5 000 emplois directs actuels et 30 000 indirects attendus, c'est la plus grande usine d'Afrique, qui contribue en bonne part au succès de la zone franche industrielle de Melloussa, à 30 km du port de Tanger Med. À la demande des autorités marocaines, un Institut de formation des métiers de l'industrie automobile, géré par Renault Tanger, a aussi été créé sur place, afin de contribuer à la montée en gamme des ressources humaines locales.
Cette question de la formation peut d'ailleurs être considérée comme un marqueur de l'évolution du concept de colocalisation vers celui de coproduction. On notera enfin que le site Renault de Tanger est à la fois « zéro carbone » et « zéro rejet liquide industriel », ce qui lui a valu de remporter le Prix 2011 de la production des « Sustainable Energy Europe Awards » organisés par l'Union européenne. Une expertise qui pourra être exportée, voire réimportée… en France.
Un discours politique sans couac
Si la colocalisation est donc déjà une réalité, c'est en revanche le consensus nouveau qui émerge à son sujet entre politiques, universitaires et entrepreneurs qui retient aujourd'hui l'attention.
François Hollande, en visite d'État au Maroc en avril dernier, évoque à maintes reprises la « colocalisation industrielle ». Devant le Parlement marocain, il déclare : «La France sera au rendez-vous de ces réalisations [de développement du Maroc, ndlr]. Nous allons le faire avec une idée nouvelle que nous portons ensemble, la colocalisation industrielle. Ce qui peut s'énoncer ainsi: ce qui est bon pour le Maroc sera bon pour la France. Les activités créées au Maroc seront bonnes pour l'emploi en France…» Propos également affirmés, en substance, lors de ses visites officielles en Algérie (décembre 2012), et en Tunisie (juillet 2013).
Il y a un an presque jour pour jour, le 6 décembre 2012, lors du colloque annuel EMCC (Euro-Mediterranean Competitiveness Council, également organisateur, avec l'Ipemed, du colloque parisien du 5 décembre 2013, dédié à la colocalisation, et dont La Tribune est partenaire), le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, avait déclaré son enthousiasme pour le concept de « coproduction ». Il avait précisé qu'avec Nicole Bricq, ministre du Commerce extérieur, ils cherchaient ensemble des " filières pour organiser le gagnant-gagnant en Méditerranée " (lire le focus ci-dessous).
Quelques jours plus tard, le 12 décembre 2012, le Premier ministre, Jean-Marc Aryrault, à son tour en voyage officiel au Maroc, n'était pas en reste, affirmant à Casablanca devant un parterre d'entrepreneurs qu'« une colocalisation industrielle, si elle résulte d'une analyse fine de la valeur ajoutée sur toute la chaîne de production et les avantages compétitifs de chaque site, peut être bénéfique et soutenir l'activité des deux côtés de la Méditerranée ».
Mais du côté des politiques, c'est sans doute la présidente de la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale qui pose le mieux le débat. Élisabeth Guigou développe volontiers un plaidoyer argumenté et explicite : «La colocalisation industrielle se veut un modèle d'échanges équitable, où les entreprises des pays industrialisés délèguent des séquences de production de biens intermédiaires à des pays en développement. Pour ces derniers, cela crée de l'emploi pour des ingénieurs et des techniciens. Les entreprises du Nord gardent quant à elles les fonctions de conception et d'assemblage et baissent substantiellement leurs coûts de production… C'est un concept porteur fondé sur la coopération "gagnant-gagnant" entre le Nord et le Sud. C'est un modèle d'avenir, car il garantit le développement.»
Une analyse positive que Michel Vauzelle, député et président de la Région Provence-Alpes-Côte d'Azur - et militant de longue date pour le partenariat renforcé avec le Sud -, partage et expose lui aussi dans son rapport sur « La Méditerranée des projets », remis à François Hollande le 9 octobre dernier.
Vers une ambition partagée ?
Avant même cependant que n'émerge ce collectif de la parole politique, ce sont les chefs d'entreprise et économistes membres ou proches de l'Ipemed et de l'EMCC qui, les premiers,avaient affirmé leur conviction. Ainsi, en décembre 2010, lors de la conférence de lancement de l'EMCC, qui avait réuni une centaine de chefs d'entreprise à Paris, Gérard Mestrallet, PDG de GDF-Suez et président de l'EMCC, avait lancé : «L'avenir de l'Europe, c'est la Méditerranée. Et l'avenir des pays du Sud passe par un ancrage à l'Europe… Notre ambition est de travailler à une meilleure répartition de la valeur ajoutée entre les rives de la Méditerranée.»
Xavier Beulin, président de Sofiprotéol et de la FNSEA, qui milite depuis longtemps pour une coopération euromed « consolidée », voudrait aller de l'avant plus vite et plus concrètement : «Face à la poussée démographique et aux besoins agroalimentaires, il est clair que nous avons un intérêt commun à développer nos complémentarités. Je crois qu'on ne peut plus se contenter de faire du commerce, nous devons élaborer des projets fédérateurs. Par exemple, créer un label méditerranéen pour certains produits, et développer une politique d'exportation, notamment vers l'Asie. Je crois aussi qu'il aurait été utile que l'Europe s'engage dans un processus d'amorçage d'une PAC Euromed, en étendant l'accord avec le Maroc à d'autres pays du Sud. Et développer avec eux une politique s'inspirant des processus de pré-adhésion qui ont été mis en œuvre avec les Peco.» [Xavier Beulin a été élu le 5 décembre 2013 à la présidence de l'EMCC, où il succède à Gérard Mestrallet, ndlr.]
Du concret, c'est ce que réclame également El Mouhoub Mouhoud, professeur d'économie à Paris Dauphine : « Il nous faut sortir du schéma de la mise en concurrence féroce des sous-traitants. Nous devons produire des modules complets au Sud, et les assembler au Nord. Avec des contrats de sous-traitance à long terme, et des stratégies de production et de formation concertées. »
Peut-être plus ambitieux, l'économiste algérien Abderrahmane Mebtoul, professeur et consultant international, considère quant à lui que «les colocalisations peuvent être le champ de mise en œuvre de toutes les idées innovantes au niveau du bassin méditerranéen». Mais, plus réaliste, il tient aussi à souligner qu'« il serait suicidaire pour chaque pays du Maghreb de faire cavalier seul. L'intégration économique régionale est une nécessité historique, estime-t-il. Sans inclusion euroméditerranéenne, le Maghreb serait bien davantage ballotté par les vents des marchés, avec le risque d'une marginalisation croissante ».
Radhi Meddeb, le président tunisien de l'Ipemed, économiste et chef d'entreprise, ne dit pas autre chose : « Dans un monde où la concurrence mondiale s'exacerbe, l'Europe et les pays du Sud sont confrontés au défi de leur marginalisation. Le renouveau de la région passe par un New Deal qui fonde de nouvelles relations faites de plus de solidarité, de plus de proximité et de plus de complémentarités. Si telle est la vision partagée, la région en a les moyens. Il faudrait qu'elle s'en donne l'ambition. »
Une ambition qui pourrait trouver une expression forte dès les 16 et 17 décembre prochains, lors de la réunion à Alger du comité intergouvernemental franco-algérien et l'annonce, par les Premiers ministres respectifs, d'un important accord de coopération économique. Un document-cadre où, selon le ministre français du Redressement productif, il sera question de « très gros projets » de… coproduction industrielle.
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Ensemble, ça marche mieux
« La France a le savoir-faire mais manque d'ingénieurs et de techniciens informatiques. La Tunisie en forme 12000 par an… L'objet de l'alliance numérique franco-tunisienne, c'est d'unir nos capacités et nos efforts pour aller ensemble à la conquête des appels d'offres en Afrique, mais aussi partout dans le monde…» On ne saurait être plus clair que Nicole Bricq, la ministre du Commerce extérieur, qui s'exprimait ainsi en présence de Mongi Marzoug, ministre tunisien des TIC, à l'occasion de la première rencontre de l'Alliance, le 23 octobre dernier, au siège d'Ubifrance.
De fait, depuis que la structure a été actée en juillet dernier, à l'occasion de la visite officielle de François Hollande en Tunisie, une vingtaine de binômes d'entreprises ont déjà vu le jour. Plusieurs étaient présentes ce jour-là pour témoigner de leur succès.
L'exemple le plus marquant est celui du précurseur Cassiopae, éditeur français de logiciels, allié à la SSII tunisienne Oxia. Créée il y a trois ans, leur société commune a remporté de nombreux appels d'offres en Égypte, en Algérie, au Maroc, au Sénégal et en Arabie saoudite. En Tunisie, plus de 50 personnes ont été recrutées (sur un total actuel de 250). En France, Cassiopae, qui bénéficie d'un réseau de plus de 300 experts et partenaires, a multiplié par quatre ses effectifs.
Le cas de Vermeg, éditeur tunisien de logiciels financiers, est lui aussi intéressant, car il représente un exemple de colocalisation du Sud vers le Nord : la société a créé une filiale qui compte 50 collaborateurs en France, et va nouer un partenariat avec BSB France (logiciels financiers) pour s'attaquer au marché européen.
La réussite récente du tandem d'ingénierie numérique constitué entre l'opérateur français Adetef et le Centre (tunisien) d'études et de recherches pour les télécommunications (CERT) mérite aussi d'être saluée. Ensemble, ils ont remporté en octobre dernier le lot « Numérique » du contrat EuropeAid qui donnera lieu à des requêtes d'expertise par la Commission européenne.
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Les milliards de l'avenir
La colocalisation ne saurait se développer sans les financements nécessaires. Selon la BEI, les besoins des pays sud-méditerranéens pour les dix prochaines années s'élèvent à 250 milliards d'euros : 100 pour l'énergie, 110 pour l'urbanisme, 20 pour la logistique. Plus 20 milliards de soutien aux entreprises, dont on espère la création des… 50 millions d'emplois nécessaires à la région, d'ici à 2020.
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L'effet d'émulation
Cofondateur de Finances & Conseil Méditerranée, le consultant marseillais Christian Apothéloz s'en est rendu compte lors d'un récent séjour en Algérie : «Prévu pour novembre2014, le démarrage de l'usine Renault d'Oran a un grand effet d'émulation. Les entrepreneurs locaux se mobilisent déjà, car ils veulent être à la hauteur de cette opportunité de devenir des fournisseurs de l'automobiliste français. »
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« Néo-industrialiser » la France
« Notre mission, c'est de favoriser l'écosystème permettant à des entreprises des deux rives de mieux se connaître, et si possible de s'allier », relève Bruno Bonnell, le célèbre cofondateur d'Infogrames, nommé par la ministre du Commerce extérieur fédérateur de la filière télécoms et numérique « Mieux communiquer ». « C'est aussi ainsi, ajoute-t-il, que nous réussirons à "néo-industrialiser" la France. »
Par Alfred Mignot - Source de l'article LaTribune