Tahar Chérif, Ambassadeur de Tunisie en Belgique : « La démocratie est une culture, il ne s’agit pas d’appuyer sur un bouton pour devenir démocrate »

Le 31 mai 2013 le Président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, acceptait les lettres de créance de S.E. Tahar Chérif, nouvel ambassadeur de la République tunisienne auprès de l’Union européenne et du Royaume de Belgique. 
Lors d’un entretien accordé à Euros du Village, S.E. Tahar Chérif nous a parlé avec lucidité de la situation politique du pays, des relations entre la Tunisie et l’Union européenne, des élections à venir, d’économie et bien entendu de la jeunesse par qui la Révolution est arrivée. Rencontre avec un homme pragmatique pour qui la démocratie est une culture et l’emploi des jeunes une priorité.

Euros du Village : Où en est la situation politique en Tunisie ? Pourquoi la nouvelle constitution n’est toujours achevée ?
S.E. Tahar Chérif : Nous avons peut-être perdu un peu de temps, nous sommes passés par des étapes nécessaires, mais cela est justifié et aujourd’hui nous voyons le résultat : la constitution est quasiment terminée, il y a eu beaucoup de débats mais les diverses forces politique se sont réunies et ont réussi à s’entendre. Il y a un consensus très large sur le texte et notamment en ce qui concerne le partage de pouvoir entre le Président de la République et la future l’assemblée parlementaire. Ce sera un régime mixte, avec une place forte pour le prochain Parlement et des pouvoirs propres au Président de la République, pour ne pas revenir à un régime totalitaire, ce qui est l’essentiel. Il y a également un consensus autour de toutes les libertés et une garantie pour les droits de l’homme. Il n’y aura pas de retour en arrière sur le statut personnel, ces acquis seront consolidés, nous n’allons pas régresser. Normalement une première lecture de la constitution aura lieu d’ici fin juin début juillet. Elle devrait être adoptée dès la première lecture à la majorité des deux-tiers.

EdV : Et pour les autres instances, notamment celle en charge des élections ?
S.E. Tahar Chérif : Les institutions liées à la justice et aux médias ont déjà été mises en place. Quant à l’ISIE [l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections, NDLR], l’instance principale qui va organiser les élections, les candidatures [pour siéger à la commission qui pilote l’instance, NDLR] sont là et une commission se penche sur les candidats. Elle va choisir neuf membres qui assureront, je l’espère avant la fin de l’année, des élections transparentes et pluralistes. Cette fois l’ISIE ne va pas commencer à zéro comme pour le 23 octobre 2011 [date de la première élection pour l’Assemblée Constituante, NDLR], il y a déjà beaucoup de choses qui ont été faites. Il va y avoir une amélioration de la loi électorale pour éviter la dispersion des voix comme lors de l’élection de la constituante. Il y aura des conditions minimales pour pouvoir se présenter. Nous aurons donc une image plus nette des forces politiques réelles en Tunisie. Ces élections se feront également sous l’œil d’observateurs internationaux, notamment européens. Le plus difficile est déjà fait et je pense que d’ici le mois de juillet nous allons commencer à préparer les élections.

EdV : Vous venez d’arriver à Bruxelles, quelles sont les priorités de votre agenda diplomatique vis-à-vis du Royaume de Belgique et de l’Union européenne ?
S.E. Tahar Chérif : Depuis mon arrivée à Bruxelles j’ai eu énormément de contacts avec les autorités belges et avec l’Union européenne, la Commission et le Parlement. Heureusement le capital de sympathie envers la Tunisie est toujours là. Nous avons trouvé des portes ouvertes, des gens convaincus, des gens qui croient en l’avenir de la Tunisie et en la transition démocratique, en dépit des retards enregistrés. Il s’agit de retards justifiés, il fallait passer par ces moments, par ces débats qui ne font que renforcer le processus démocratique en Tunisie.

EdV : Que fait concrètement l’Union européenne pour accompagner la Tunisie dans sa transition démocratique ?
S.E. Tahar Chérif : Il y a beaucoup de programmes développés avec l’Union européenne sur le plan économique, des programmes qui concernent les régions défavorisées ou encore des échanges pour les étudiants. Il y a notamment 10 millions d’euros qui vont permettre à un grand nombre d’étudiants de bénéficier de bourses doctorales ou postdoctorales. Il y a également un projet concernant la dépollution de la région de Gabès, via des accords avec la Banque Européenne d’Investissement (BEI) et une ligne de financements de l’UE pour mettre en place ce plan de dépollution. Ce plan est prioritaire pour la Tunisie car il y a eu énormément de problèmes liés à la pollution dans cette région. Voilà, ce sont deux exemples mais le soutien européen touche à tout. En novembre dernier nous avons adopté le statut privilégié pour la Tunisie, nous allons entrer en phase de négociation sur plusieurs accords, notamment l’accord de libre-échange complet et approfondi, la transposition de la réglementation européenne dans la législation tunisienne en matière de normes pour les produits industriels et agricoles, les services, la mobilité ou encore l’open sky. Cet accord touche donc à tous les volets économiques. Le 19 juin, je pense, le comité d’association entre la Tunisie et l’Union européenne va se réunir à Tunis pour examiner les divers dossiers et blocages, afin de mettre en place un agenda de négociations concernant les accords de mobilité. Ce comité d’association n’est pas un organe décisionnel mais il va mettre sur pied le calendrier des négociations pour les deux parties. L’accord de 1995 se limitait aux produits industriels. A présent nous allons aborder tous les autres secteurs. Le Parlement [européen, NDLR] vient quant à lui d’adopter une résolution qui va aider la Tunisie, l’Egypte et la Libye à récupérer les biens spoliés par leurs anciens régimes respectifs. Un comité d’experts internationaux va être mis en place. Le texte a été envoyé à la Commission européenne.

EdV : En quoi cette résolution va-t-elle aider la Tunisie ?
S.E. Tahar Chérif : Pour la Tunisie, les avoirs spoliés sont estimés à 5 milliards d’euros ce qui représente la moitié de la dette tunisienne quasiment. Comparativement à d’autres pays, la dette tunisienne n’est pas élevée. Elle se situe à environ 47% du P.I.B. Si nous pouvons récupérer cet argent cela va aider le développement du pays et les personnes les plus défavorisées. L’Etat en ce moment tourne la majorité de ces ressources vers le désenclavement des régions du sud et proches de la frontière avec l’Algérie, que ce soit pour construire des routes, des autoroutes ou encore créer des pôles technologiques, industriels et scientifiques. Nous avons commencé ces chantiers, mais cela demande de l’argent. L’estimation que nous faisons à Tunis est de 5 milliards de dinars tunisiens (DT), soit environ 2,5 à 3 milliards d’euros, nécessaires pour désenclaver et mettre à niveau ces régions. C’est pourquoi l’un des rôles principaux de l’Ambassade est de promouvoir l’investissement en Tunisie, car c’est l’investissement qui créé de la richesse et des emplois et qui permet de lutter contre le chômage, notamment le chômage des jeunes diplômés.

EdV : Les entreprises européennes sont-elles en train de fuir la Tunisie ? Où en est l’investissement direct étranger (IDE) aujourd’hui ?
S.E. Tahar Chérif : Nous avons enregistré des pertes assez faibles, de l’ordre d’une centaine d’entreprises. Ce qui est normal avec ce qu’il s’est passé, avec la Révolution, les grèves, les sit-in mais l’essentiel des entreprises sont restées et ont même réinvesti en Tunisie qui reste une destination très favorable à l’investissement. La crise en Europe a aussi eu des conséquences pour la Tunisie qui est très liée à l’Europe : 80 % de nos intérêts qu’ils soient humains, commerciaux, économiques ou financiers sont avec l’Europe. Donc une crise en Europe influence la Tunisie. En 2011 nous avons perdu 2 points de croissance, mais en 2012 nous avons quand même eu un taux de croissance de 3,5 points et nous tablons sur un taux de croissance de 4 points en 2013. J’espère qu’avec le rétablissement de la croissance en Europe nous allons être en mesure de dépasser cet objectif. Tous les chantiers ouverts en Tunisie concernant le code de l’investissement, les marchés publics, la transparence, la bonne gouvernance et la réforme de la fiscalité, vont également permettre d’avoir une image beaucoup plus nette de l’environnement économique en Tunisie, ce qui donnera des garanties aux investisseurs. Donc je pense qu’en 2015 nous serons à 7% de croissance. Ce qui est important car un point de croissance en Tunisie créé environ 18000 emplois. Malheureusement il n’y a pas d’Union du Maghreb Arabe. Cela nous coûte 2 points de croissance, soit environ 40 000 emplois par an. Si cette Union existait il y aurait ces 2 points, ce qui est énorme pour nous.

EdV : La Tunisie pense-t-elle aussi à s’ouvrir sur l’Afrique et à travailler au sein de son propre continent ?
S.E. Tahar Chérif : Tout à fait. Même si nous n’avons pas beaucoup de moyens pour créer des lignes maritimes, il y a quand même des tentatives pour investir en Afrique. Il y a également avec les pays amis des initiatives pour développer ce que nous appelons la coopération triangulaire, avec par exemple le Luxembourg et quelques pays africains. La Tunisie possède des compétences qui lui permettent d’être une plateforme qui permet à certains pays européens d’investir par exemple en Libye, au Mali ou au Niger. Il y a des expériences réussies dans le domaine de la santé, des technologies de l’information et de la communication. Quand une entreprise européenne s’intéresse au marché Libyen elle fait appelle aux compétences tunisiennes vue la proximité de la Tunisie et les capacités des Tunisiens qui connaissent le terrain et la langue. Cela permet aussi de stabiliser la Libye.

EdV : La jeunesse tunisienne est descendue dans les rues et s’est révoltée car malgré son niveau d’éducation et de compétences elle n’avait pas d’emploi. D’ailleurs si en Europe nous l’appelons la Révolution du Jasmin, en Tunisie elle s’appelle la Révolution pour la Dignité. Pensez-vous que l’insatisfaction que ressent aujourd’hui encore de la jeunesse tunisienne vient d’une dichotomie entre les personnes au pouvoir et les personnes qui leur ont permis d’y accéder ? [1]
S.E. Tahar Chérif : Non il n’y a pas de dichotomie, mais pour construire un projet il faut un minimum de temps. Par exemple, pour un projet comme la construction d’une autoroute, dont je parlais plus tôt, il faut passer par des phases d’étude, de lancement d’appel d’offre, il faut régler des problèmes fonciers et trouver l’argent nécessaire. Tout cela ne se fait pas en un jour. La jeunesse a fait la révolution car il n’y avait pas ce projet. Or la réorientation des capacités financières de l’Etat va dans ce sens, celui de la création d’emplois. Mais il faut du temps, pour créer un pôle technologique par exemple. Un projet met 3, 4 ou même 5 ans pour se réaliser ! Les scientifiques généralement trouvent plus facilement du travail que les jeunes qui ont étudié les sciences humaines car ils répondent aux besoins de l’entreprise. Par conséquent, l’Etat a mis en place un programme de formation complémentaire pour les jeunes dans les domaines des nouvelles technologies et des langues, afin de faciliter leur insertion sur le marché tunisien ou leur permettre de s’expatrier. Il y a eu une mission d’expatriation réussie avec l’Allemagne notamment, qui a recruté une centaine de jeunes ingénieurs et 150 infirmiers, et mis en place un programme de formation en langue allemande. Les ingénieurs vont être recrutés en entreprise pour une période de cinq ans et ensuite revenir entreprendre en Tunisie et peut-être même devenir des ambassadeurs de ces grandes entreprises allemandes en Tunisie. Quant aux infirmiers, nous savons que la population européenne est vieillissante et qu’il y a des opportunités pour tout ce qui est médical et paramédical. Il y a donc des tentatives des pays amis pour essayer de placer ces jeunes. C’est ce que nous appelons la migration circulaire : travailler à l’étranger quelques années et revenir en Tunisie avec de l’expérience et peut-être même un capital pour ouvrir sa propre entreprise.

EdV : Mais ces initiatives sont-elles suffisantes ?
S.E. Tahar Chérif : La lutte contre le chômage est difficile même en Europe. Prenez l’Italie, l’Espagne ou même la France, les taux de chômage y sont assez élevés ce qui n’aide pas le placement des compétences tunisiennes dans ces régions. Mais il y a des besoins dans les pays du Golf et en Afrique. En fédérant les énergies nous arriverons à résoudre ce phénomène autant que faire se peut. En Tunisie sur 11 millions d’habitants, 2,2 millions vont à l’école et nous allons atteindre un pic en 2014/2015 avec 500 000 étudiants à l’université, ce qui nécessite également énormément d’investissements. Mais avec les efforts de tous nous allons y arriver. A la fois nous essayons de répondre aux problèmes d’aujourd’hui et nous nous projetons pour assurer un avenir aux étudiants. Voilà les programmes mis en place, nous voulons développer les zones défavorisées mais aussi assurer un avenir à nôtre jeunesse éduquées. Il y beaucoup de pistes et de travail.


EdV : C’est bientôt l’été, quel impact la baisse de la fréquentation touristique a-t-elle sur l’économie du pays ?
S.E. Tahar Chérif : L’économie tunisienne est extrêmement diversifiée. Le tourisme représente 7% du PIB, l’intelligence tunisienne est aussi beaucoup dans les TIC et les services, l’industrie légère ou encore l’exportation de produits agricoles et industriels qui sont une part importante de l’économie. Le tourisme est un secteur important, il y a eu une baisse importante en 2011 ce qui est normal. Mais en 2012 nous avons enregistré 6 millions d’entrées touristiques. Ce ne sont pas les chiffres de 2010 mais il y a eu une reprise. J’espère qu’en 2013 nous atteindrons les 7 millions de touristes. On va peut-être revenir aux chiffres de 2010. Il ne faut pas être trop influencés par les médias qui font leur travail mais ne montrent que les choses qui ne vont pas (rires). Ce qui n’est pas la véritable image de la Tunisie. Il n’y a pas de violence contre les religions ni les étrangers. Les touristes de tous bords sont toujours les bienvenus, c’est dans la nature-même des tunisiens de recevoir. Mais c’est vrai que ces dernières années nous avons surtout eu 1 million d’algériens et 1 million de Libyens, ce qui correspond à la proportion du tourisme français qui représente environ 1,2 million de personnes par an. Mais la Tunisie est un pays ouvert et chaleureux qui n’a de problème avec aucun touriste, quelle que soit sa nationalité tout le monde est bienvenu !

EdV : Le gouvernement transitoire a-t-il tracé la ligne rouge envers les salafistes, notamment avec Ansar-el-Charia et son congrès interdit à Kairouan le 19 mai dernier ?
S.E. Tahar Chérif : Le gouvernement n’a pas changé sa politique, il applique la loi. Elle a toujours été la même et pour tout le monde, si une organisation veut manifester elle doit déposer une demande auprès du ministère de l’intérieur 72 heures à l’avance. Ce que Ansar-el-Charia a refusé de faire, c’est pour cela que la réunion a été interdite. Le gouvernement en place n’a de problème ni avec Ansar-el-Charia, ni avec la gauche ou l’extrême gauche La loi doit s’appliquer à tout le monde. C’est comme en Europe, si une organisation veut manifester elle doit obtenir une autorisation, c’est très simple.

EdV : Comment le ministère de l’intérieur s’organise-t-il pour lutter contre l’intégrisme religieux et notamment les provocations des mouvances salafistes ? 
S.E. Tahar Chérif : Le gouvernement a essayé le dialogue avec tous les extrémistes, certains ont compris qu’il faut respecter la loi et d’autres ne le comprennent pas. Maintenant la seule ligne est celle du respect de la loi. Celui qui respecte la loi peut s’exprimer comme il veut, celui qui ne la respecte pas… Ce n’est ni contre la liberté d’expression, ni contre la liberté de manifester, mais pour le respect de la loi. Par exemple pour les tentes de prédications, il faut demander une autorisation. C’est comme si ici à Bruxelles quelqu’un montait une tente et commençait à prêcher sans autorisation, ce n’est pas possible, c’est interdit. La loi s’applique à tous.

EdV : Jeudi 30 mai 2013, a eu lieu le procès de la FEMEN tunisienne Amina Tyler qui a été arrêtée à Kairouan après avoir tagué l’inscription FEMEN sur un muret aux abords de la mosquée. Est-ce vraiment elle qu’il fallait arrêter ?
S.E. Tahar Chérif : En fait elle a fait un graffiti sur le mur d’un cimetière. A mon sens c’est de la provocation, que ce soit le mouvement FEMEN ou un autre, il ne faut pas tomber dans ces pièges. Elle a été arrêtée comme en Europe une personne qui tague un cimetière musulman ou juif serait arrêtée. Une personne qui veut s’exprimer peut le faire librement mais il faut être responsable.

EdV : Depuis quelque temps, les affaires de viols font souvent la une des médias en Tunisie, que fait le gouvernement pour lutter contre ce fléau ?
S.E. Tahar Chérif : C’est comme partout dans le monde, mais avant on ne parlait pas de ces choses-là, réellement c’était la chape de plomb, mais ces agressions arrivaient déjà avant. Je ne vous dis pas que cela a augmenté ou diminué mais avant nous n’en parlions pas. Maintenant la presse parle de tout, il n’y a pas de frein à la liberté de la presse sauf peut-être la diffamation. Et même la presse est en train d’apprendre son métier. Si on regarde le débat au début [de la révolution, NDLR] et la qualité actuelle du débat, il y a une énorme avancée en Tunisie. La démocratie est une culture, il ne s’agit pas d’appuyer sur un bouton pour devenir démocrate. Cela commence dès l’enfance et ça grandit, tout le monde est en train d’apprendre ce processus démocratique en Tunisie et tout le monde est en train de s’améliorer que ce soit les partis politiques ou les médias, c’est un processus qui concerne tout le peuple tunisien.

Par Maha Ganem - Source de l'article Eurosduvillage


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