Vers de nouveaux scénarios euro-méditerranéens ?


Aux yeux de ceux qui observent depuis plusieurs décennies les relations de l’Europe avec les rives Sud et Est de la Méditerranée, les événements intervenus récemment dans le monde arabe soulignent l’ambiguïté constitutive de ces relations. Il est difficile de ne pas voir dans ces mouvements multiformes un lien avec l’échec des diverses politiques euro-méditerranéennes mises en place depuis la Conférence de Barcelone en 1995 ; mais ces mêmes mouvements révèlent des dynamiques irrépressibles d’échanges, notamment à travers les réseaux d’information et de communication qui relient les rives de la Méditerranée entre elles et, au delà, au monde entier.
En réfléchissant en 2012 à de nouveaux scénarios euro-méditerranéens, on se propose d’actualiser ici une question déjà posée en 2005 dans le cadre d’une rencontre franco-allemande tenue à Aix-en Provence. Comme toute réflexion prospective, celle-ci passe inévitablement par une remise en perspective, c’est-à-dire un certain retour en arrière.


La crise du processus de Barcelone
En 1995, la Conférence de Barcelone avait porté l’espoir de voir s’instaurer un véritable partenariat Nord-Sud en Méditerranée. Mais, très vite, s’est fait jour un sentiment d’enlisement et d’inefficacité du processus. Dix ans après la conférence de Barcelone, on parlait de plus en plus de « bilan mitigé », et même d’échec du Processus de Barcelone.
Cet insuccès suscitait des tentatives de diagnostic. Certains analystes insistaient sur la mise en œuvre technique et financière du partenariat euro-méditerranéen. D’autres mettaient en avant l’échec du processus de paix, qui plombait un partenariat conçu en fonction de lui. D’autres encore renvoyaient à des facteurs plus structurels, touchant à la nature du rapport de l’Europe à son sud. S’il est vrai que le projet européen, fondé sur les ruines d’expériences extrêmes en matière d’affrontement des nationalismes et de mépris des Droits de l’homme, a été la plus féconde avancée des relations internationales dans la seconde moitié du vingtième siècle, le développement de cet espace de paix, de prospérité et de mieux-vivre relatif peut aussi avoir des effets à la fois attractifs et déstabilisants sur son environnement. C’est ce qu’a illustré la crise yougoslave, à côté de données internes qui lui étaient propres.
Ce problème a été aggravé par le fait que, depuis Maastricht, le rapport du projet européen à son voisinage méridional est devenu structurellement contradictoire. Il prend désormais la forme d’un processus d’inclusion-exclusion du Sud par le Nord : la Méditerranée constitue pour l’Europe à la fois une région périphérique, qu’elle considère comme son prolongement naturel, et une frontière identitaire, humaine et culturelle.
D’une part en effet, l’Europe cherche à y accroître et organiser son influence, notamment économique et culturelle, en constituant une vaste région euro-méditerranéenne, où l’outre-Méditerranée deviendrait une « marche » de l’Europe et surtout un marché privilégié, en dépit de la concurrence croissante des autres grandes puissances économiques.
Mais, d’autre part, l’invention de l’Europe comme espace humain, et non plus seulement économique, fabrique de la frontière et de l’altérité en Méditerranée : l’extension du projet européen à des dimensions politiques, sécuritaires, identitaires produit un effet de clôture, de frontière culturelle, sociale et humaine face à un monde islamo-méditerranéen considéré de plus en plus comme une altérité radicale. La pseudo-logique géographique laisse libre cours au déploiement de critères « culturels » : religieux, ethniques, voire bio-culturels, de différenciation entre « eux » et « nous »[1]. Et l’humanisme initial du projet européen s’efface derrière les logiques identitaires : une vision confusément ethno-religieuse de l’identité européenne tend à s’imposer pour définir par rapport au Sud et au monde musulman une Europe plus blanche et chrétienne qu’elle n’a jamais été.
L’application du système de Schengen renforce ce sentiment. La clôture de l’espace humain européen est un phénomène relativement récent, dont témoigne bien l’évolution des flux entre l’Algérie et la France : alors qu’avant 1985 plus d’un million d’Algériens se rendaient annuellement en France, ce chiffre est tombé dix ans plus tard à 50 000, pour remonter lentement ces dernières années vers un objectif de 300 000 personnes.
Or, ces nouvelles frontières de l’Europe sont taillées dans un espace relationnel méditerranéen extrêmement dense. Les sociétés d’outre-Méditerranée, et particulièrement celles du Maghreb, n’ont jamais été aussi proches de l’Europe, par les liens issus de l’immigration, par les pratiques culturelles et par la puissance du mirage européen. Ce mixte humain et culturel est malmené par l’invention des frontières de l’Europe.
Face à cette imbrication des sociétés, le partenariat euro-méditerranéen avançait des solutions qui n’étaient pas à la hauteur. Il organisait la libre circulation des biens dans la région méditerranéenne tout en restreignant celle des personnes, c’est-à-dire qu’il consacrait durablement le divorce entre espace économique et espace humain en Méditerranée, tout en comptant sur le dialogue culturel et la coopération des sociétés civiles pour en réduire les effets. Deux ressources incapables à elles seules de faire de la Méditerranée un espace humain commun ; elles contribuent plutôt à développer un espace humain virtuel qui exacerbe le contraste avec le refus de la mobilité des hommes.
Les responsables européens ont été conscients, surtout après le 11 septembre 2001, qu’il y avait là un risque d’aggraver la « fracture culturelle » dans l’espace méditerranéen (Rapport de  la Commission pour la Conférence de Valence en 2003, qui sera relayé avec brio par le Rapport des Sages en 2004).
Une réponse pétrie de bonnes intentions à ce défi a été la philosophie du voisinage, proposée en 2003 par R. Prodi. Mais cette philosophie, devenue « politique de voisinage » après son adoption par les instances européennes,  aggrave d’une certaine façon les contradictions de Barcelone, car elle ne laisse même plus miroiter la perspective d’un espace humain commun. Elle renvoie à une vision ethnoculturelle de l’Europe, qui oppose implicitement aux « voisins » (catégorie exprimée) la « famille » européenne (catégorie implicite, mais omniprésente comme point de départ du discours). Cette famille européenne fait particulièrement sens à l’égard des « voisins » musulmans[2], comme à l’égard des minorités musulmanes – d’origine ou immigrées – en Europe.
Ceci entraîne deux effets pervers. D’une part, l’ethnicisation et la confessionnalisation de l’autre rejaillissent inévitablement sur l’image que nous construisons de nous-mêmes : pour une partie de la classe politique et de l’opinion, l’Islam fait figure de miroir de l’identité européenne. D’autre part, cette dérive, qui s’accentue en période électorale, peut aller jusqu’à faire du musulman un ennemi idéal de l’intérieur et de l’extérieur[3]. La réinvention actuelle du clivage européens/musulmans n’est pas seulement un héritage de l’histoire, puisqu’elle touche des pays européens qui n’ont pas de tradition coloniale. Elle est aussi, à coup sûr, un des effets de l’« invention » actuelle de l’Europe.
Plus que toute autre relation extérieure, le rapport au monde islamo-méditerranéen pose en réalité à l’Europe un dilemme. Elle l’invite à choisir entre deux modèles fondamentalement différents du projet européen :
- ou bien construire une forteresse de prospérité, une sorte de grande Suisse continentale repliée sur son patrimoine humain, économique et culturel, et protégée des menaces potentielles du sud et de l’Orient musulman par des barrières supposées infranchissables ;
- ou bien, à l’opposé, revenir au pari d’une « Europe sans rivages » (selon le titre du livre de François Perroux, publié en 1954), qui intègrerait progressivement les pays du Sud – à commencer par ceux du Maghreb – dans un espace commun. Il s’agirait de penser l’Europe moins comme un repli continental que comme un régionalisme ouvert, moins comme une finalité identitaire que comme un projet ouvert sur une perspective universaliste.


Les tentatives de relance du Processus de Barcelone
Au début des années 2000, la perspective d’une plus grande ouverture de l’Europe vers le Sud suscitait déjà des résistances, au nom du réalisme. Mais ces résistances étaient sans doute moins fortes qu’aujourd’hui. La question de l’élargissement de l’Europe dans cette direction se présentait alors sous différentes formes.
D’une part, elle était posée directement à travers le lancement du processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Sur le plan des principes, il ne semblait plus y avoir d’obstacle pour faire entrer, à un horizon (certes lointain) qui restait à fixer, un pays « musulman » dans l’Union européenne. La réticence à une telle éventualité est beaucoup plus affirmée aujourd’hui.
Une autre façon, indirecte, de poser la question de l’élargissement de l’espace européen aux pays partenaires du Processus de Barcelone était présente dans l’idée d’établir des « coopérations renforcées » avec des partenaires du sud. Soit ces coopérations étaient pilotées par l’UE elle-même et présentées comme une étape vers un objectif final encore inconnu (c’est ce qui a été fait pour le Maroc). Soit, il s’agissait de favoriser une coopération spécifique de proximité entre des partenaires du Nord et du Sud. C’est le scénario qui a été exploré et partiellement mis en œuvre  dans le dialogue 5+5., réactivé à partir de 2001 et surtout 2003.
Le but du dialogue 5+5 (qui concernait aussi des pays du Sud non associés à l’UE) était de dépasser les impasses et les contradictions du Processus de Barcelone sans concurrencer celui-ci. Au contraire, il s’agissait d’exemplariser le dialogue 5+5 pour redonner du sens au partenariat euro-méditerranéen.
Le recentrage sur la Méditerranée occidentale partait de la conscience que les riverains de ce bassin partagent des intérêts communs majeurs,  insuffisamment servis par la simple politique de voisinage. Les arguments économiques, politiques, démographiques avaient été soigneusement inventoriés par le Cercle des économistes, pour qui « une association renforcée » entre les riverains de la Méditerranée occidentale pouvait « éviter une fracture nord-sud porteuse de toutes les dérives » ; il invitait à ne pas traiter différemment le Maghreb des PECO ou des Balkans. Sur le plan politique, était avancée l’idée d’un « destin commun » entre pays du nord et du sud, une formule qu’on retrouvait aussi dans le projet de Traité d’amitié et de coopération franco-algérien paraphé en 2003. L’idée d’un rapprochement avec le Maghreb était à ce point dans l’air qu’elle avait inspiré au journal Le Monde en décembre 2003 un titre de première page : « Europe-Maghreb : l’autre élargissement ? ».  C’est aussi l’époque où s’amorçait un rapprochement, cher à Michel Vauzelle, président de la région PACA, entre régions riveraines de la Méditerranée[4].
Au total, l’idée d’élargissement de l’Union européenne vers le Sud était donc à l’époque minoritaire, mais pas totalement exclue. En 2002, le Club de Marseille avait par exemple cherché à promouvoir l’idée d’Union euro-méditerranéenne[5], une proposition qui sera relayée en 2004 par Dominique Strauss-Kahn dans ses « Cinquante propositions pour l’Europe ». Au Maroc, certains documents officiels reprenaient aussi, à l’occasion du 10ème anniversaire de Barcelone, des arguments en faveur d’une adhésion de ce pays à l’Union européenne».
D’autres alternatives aux dysfonctionnements du Processus de Barcelone avaient été explorées à la même époque.
Pour éviter au partenariat euro-méditerranéen d’être paralysé par le conflit du Moyen-Orient, certains hommes politiques proposaient périodiquement une « relance » du dialogue euro-arabe, qui avait tenté, avec des succès inégaux, d’organiser les relations transméditerranéennes entre 1974 et 1990. C’est ce que fit notamment Jacques Chirac en avril 2006, lors d’une initiative sans lendemain.
Toujours dans le souci d’éviter le blocage politique du processus de Barcelone, d’autres responsables français proposaient, au milieu des années 2000, un élargissement du « 5+5 » à un « 6+6 » englobant l’Egypte et la Grèce. C’était aussi une façon de mélanger  le « 5+5 » avec le Forum franco-égyptien, autre instance informelle sur laquelle la France exerçait son influence.
Plus ambitieuse en apparence était, à la même époque, la proposition de Jean-Louis Guigou d’instaurer une « Communauté méditerranéenne ». Il s’agissait d’installer sur les marches méridionales de l’Europe un sous-régionalisme bienveillant et pacifique, relayant en Méditerranée le projet européen sans le concurrencer ni avoir l’étendue de ses compétences. Cette conception euro-centrée des choses n’était pas très attrayante pour les voisins et ne semble pas avoir suscité chez eux un grand intérêt.
Elle semble avoir pourtant inspiré en partie le projet d’Union méditerranéenne (ou d’Union de la Méditerranée ?) lancé en février 2007 par Nicolas Sarkozy en pleine campagne électorale et réaffirmé, après son élection, comme le futur grand chantier de la diplomatie française. Mais cette vision quelque peu improvisée du devenir méditerranéen était porteuse de fortes contradictions, la plus sensible portant sur la gestion de l’intersection entre un espace européen fortement intégré – à qui les Etats ont délégué d’importantes compétences comme la circulation des personnes – et un espace méditerranéen faiblement intégré qui ne pourrait prétendre qu’à des délégations de compétences résiduelles dans les mêmes domaines.
On connait le sort advenu à cette initiative méditerranéenne de la France, à savoir un rejet total par la Turquie, un faible enthousiasme des partenaires du Sud et de fortes réticences des pays européens qui n’avaient pas été consultés. Il fallut presqu’un an de marchandages pour aboutir à un compromis laborieux, baptisé Union pour la Méditerranée. Celle-ci, créée solennellement à Paris en juillet 2008, fut formatée institutionnellement par la Conférence euro-méditerranéenne de Marseille en novembre 2008 : l’UPM restait dans le cadre du processus de Barcelone, tout en élargissant celui-ci à l’ensemble des pays de la Ligue arabe, ce qui était une avancée intéressante.
Toutefois, le lancement de la nouvelle institution a fait long feu, en raison de la guerre de Gaza, que les Européens n’ont pas su ou voulu prévenir. Le blocage institutionnel affectant l’UPM a infecté tout le système européen. L’un et l’autre sont maintenant paralysés depuis trois ans et demi par l’impossibilité de réunir la conférence des ministres des affaires étrangères, instance-clé du processus de Barcelone comme de l’UPM : les Etats arabes ne veulent pas siéger à côté d’Israël qu’ils accusent d’avoir torpillé la mise en place de l’UPM. La confusion institutionnelle est donc totale, les nouvelles institutions n’ayant pas réussi à prendre le relais des anciennes. Confrontés à cette impuissance, deux secrétaires généraux de l’UPM ont déjà démissionné, et une autre conséquence de l’impasse institutionnelle est la restitution par la France en mars 2012 à l’Union européenne de la « coprésidence » de l’UPM qu’elle s’était attribuée. Même si ce retour à la logique communautaire fait sauter un des verrous du blocage institutionnel et accroît la marge d’action de la politique extérieure européenne[6], le partenariat euro-méditerranéen est dans la crise la plus profonde et la plus longue qu’il ait jamais connu. On doute qu’il parvienne à s’en relever dans les conditions actuelles.
Quand on recherche les responsabilités immédiates de cette paralysie des relations euro-méditerranéenens, les erreurs, les maladresses et les incohérences de la politique française sautent aux yeux[7]. Mais il faut tenir compte également de l’incapacité des Européens à penser leur rapport au Sud autrement que sous l’angle des intérêts économiques, de la peur de l’Islam et du repli identitaire. Ils paient aussi leur lâcheté persistante face au conflit du Moyen-Orient, ainsi que les effets de la fragmentation des pouvoirs au sein du système européen, qui tourne à l’impuissance dès qu’on touche aux relations internationales.

L’épreuve des révoltes arabes
Le « printemps arabe » n’a pas changé ces donnes européennes ni remis à flot l’UPM, malgré les espoirs injustifiés de certains responsables français. Il a souligné l’effacement d’une politique méditerranéenne de l’Europe, réduite à des déclarations bien-pensantes sans portée effective, et il a mis en évidence les défaillances du système euro-méditerranéen :
- celui-ci n’a pas fonctionné comme espace de dialogue politique ou de conciliation dans les révolutions qui ont contesté les régimes autoritaires arabes, ni dans les conflits ouverts qui ont suivi en Libye et en Syrie ;
- il n’a pas apporté massivement d’aide économique et financière aux sociétés en mutation : les promesses d’aide ont été faites pour l’essentiel dans le cadre d’autres instances et attendent d’être concrétisées ;
- les Européens ont vu disparaître leurs interlocuteurs habituels du Sud disqualifiés par la contestation populaire, comme Ben Ali et surtout Moubaraq, sur le partenariat duquel la France avait fondé sa conception et son leadership de l’UPM ;  le mépris par l’Europe de l’opinion publique arabe s’est retournée contre elle, malgré les mises en garde multipliées depuis plusieurs années.

Il est difficile de refonder ce partenariat sur les bases actuelles du processus de Barcelone ou de l’UPM, pour plusieurs raisons :
- le blocage autour du conflit du Moyen-Orient et l’impuissance de l’Europe sur ce dossier sont plus forts que jamais, même si cette impuissance est aussi le lot (ou le choix) de la diplomatie américaine ;
- s’y ajoute un élément politique nouveau : l’insécurité saharienne à la suite de l’intervention de certains pays européens en Libye. Le manque d’anticipation des conséquences de cette politique d’ingérence humanitaire  a  «mis le feu » à toute la région saharienne et sahélienne dont les fantasmes euro-méditerranéens rêvaient de faire la future centrale solaire de l’Europe ; aujourd’hui, le rattachement du Sahara à l’espace méditerranéen est une perspective qui perd beaucoup en crédibilité.
- sur le plan économique, s’observe un amoindrissement relatif des positions économiques européennes en Méditerranée[8], en raison de la concurrence de la Chine, de la Turquie, de l’Inde, du Brésil et des autres pays émergents;
- le repli de l’Europe sur elle-même et l’absence de volonté politique européenne ne favorisent pas une initiative méditerranéenne de relance du partenariat méditerranéen depuis Bruxelles, malgré les perspectives séduisantes affichées dans les déclarations de mars et mai 2011.

Tout en donnant au partenariat euro-méditerranéen ce qui ressemble à un coup de grâce, le « printemps arabe » a conforté en même temps le retour à des stratégies nationales – voire nationalistes – de puissance régionale dans l’espace méditerranéen, avec des résultats contrastés, comme le montrent les quelques exemples ci-dessous[9].
Le cas de la politique méditerranéenne de la France sous Sarkozy, déjà évoqué plus haut, est exemplaire : l’initiative française de 2007, mal préparée et laborieusement rattrapée en 2008 au terme d’une farouche concurrence entre « grandes puissances européennes », a débouché sur un blocage de tout le système euro-méditerranéen. La reprise d’initiative française au moment des révoltes arabes a été peu cohérente : après de mauvaises réactions initiales en Tunisie et en Egypte, le « coup » diplomatique et militaire de Libye, inspiré par un philosophe en mal d’ambition internationale, n’a pas mesuré les conséquences régionales d’une explosion du système libyen, ni les effets diplomatiques sur d’autres scènes de conflits – à commencer par la Syrie – d’un dépassement du mandat accordé par le Conseil de sécurité. Sur le plan économique, les espoirs français d’investissement en Libye risquent d’être fortement déçus, alors que les intérêts miniers français sont menacés par la situation qui règne au Sahara. Il faut ajouter à ce bilan globalement décevant une brouille avec la Turquie (à propos du génocide arménien), dont la diplomatie française aurait pu faire l’économie, et qui contraste avec l’importance démesurée accordée au partenariat avec le Qatar. Même si la Grande-Bretagne s’est autant engagée dans l’affaire libyenne que la France, avec le même soutien de l’OTAN, elle l’a fait d’une façon moins ostentatoire, c’est-à-dire avec un moindre risque de voir porter les effets pervers de cette ingérence « humanitaire » à son passif.
Le bilan diplomatique du quinquennat de Nicolas Sarkozy pèsera inévitablement sur la politique étrangère de son successeur. Il est significatif que les candidats à la présidentielle aient très peu parlé de la Méditerranée (à l’exception de Jean-Luc Mélanchon) et que le nouveau président se soit senti lié dès ses premières prises de position par les engagements de son prédécesseur sur l’affaire libyenne, sur le dossier syrien et sur l’Iran. A la différence du réajustement important de la politique européenne de la France au nom de la croissance, les changements proposés en matière de politique méditerranéenne sont modestes. Sur un plan général, ils se contentent d’affirmer la soumission de la politique française à l’internationalisme et au droit international, d’exprimer des réserves sur la poursuite des interventions militaires et de plaider pour une « diplomatie d’influence »[10]. Pour le reste, les choses ne semblent pouvoir changer que sur les marges : amélioration des rapports avec Ankara, partenariat moins exclusif avec le Qatar, abandon d’un discours islamophobe interne qui tournait à la guerre des cultures et finissait par avoir des effets négatifs sur la politique extérieure. La seule région méditerranéenne où peut être attendu un renforcement de la politique française est le Maghreb traditionnel avec qui la densité de relations humaines, économiques et culturelles continue à offrir un fort potentiel  de coopération, si certains malentendus politiques sont dépassés. Sur le plan géopolitique, la préservation des intérêts français au Sahel pousse aussi à une concertation – qui ne sera pas facile – avec les puissances militaires qui comptent comme l’Algérie.
Face aux incertitudes qui pèsent sur la politique méditerranéenne de la France, et parfois aux dépens de celle-ci, la stratégie de laTurquie est celle d’une puissance régionale montante, stimulée à l’échelle méditerranéenne par les résistances opposées à sa demande d’adhésion à l’Europe. Ce pays semble mobiliser toutes ses ressources : croissance économique insolente, puissance militaire, séduction de son modèle de réformisme musulman, pour étendre son influence politique,  promouvoir la paix chez ses voisins immédiats et développer ses exportations et ses investissements dans toute la région. Dans une instance comme l’Organisation de la Conférence islamique, elle sait par exemple donner une  dimension religieuse à ses arguments en faveur du libre-échange.
Plus discrète, l’Allemagne devient également une puissance qui compte sur la scène méditerranéenne. Après avoir longtemps nié toute ambition méditerranéenne, elle a montré en s’opposant à la France à propos des projets d’Union méditerranéenne que cette époque était révolue. Elle mène aujourd’hui une politique régionale conforme à ses intérêts économiques, qu’elle défend avec une certaine âpreté, par exemple en matière de développement de l’énergie solaire ou de ventes d’équipements militaires. Son influence s’appuie aussi sur la présence dans les pays du Sud de ses Fondations (politiques ou industrielles) qui tissent un réseau quasi-diplomatique très actif auprès des acteurs civils, renforçant, sur des sujets valorisants comme la démocratie et les droits de l’homme, l’influence de sa diplomatie traditionnelle.
Touchée par la crise économique, l’Espagne, qui s’était illustrée par une politique méditerranéenne nationale euro-compatible et menée par de grands diplomates comme A. Moratinos, est moins active sur cette scène depuis l’échec de la conférence euro-méditerranéenne qu’elle avait tentée de réunir à Barcelone en 2010. Sa capacité d’initiative est également réduite par la crise économique. Il en est de même pour l’Italie.
Toutes ces politiques nationales, plus ou moins concurrentes, ne prospèrent qu’en l’absence d’une politique méditerranéenne européenne, y compris dans les domaines où elle s’imposerait le plus comme l’énergie. Même dans l’hypothèse où finirait par émerger une vision communautaire des choses, une question qui demeurera est celle de l’articulation entre les politiques nationales et la politique commune : comment faire profiter celle-ci des atouts méditerranéens propres à chaque Etat ?
Estompées par la dominance des politiques méditerranéennes nationales, les scénarios d’élargissement de l’espace européen vers le Sud n’ont pas totalement disparu des perspectives de recomposition de l’espace méditerranéen mais sont devenus très discrets.
Ils ont été indirectement présents lors du « remue-méninges » de 2007 préludant à la mise en place de l’Union pour la Méditerranée. C’est ainsi qu’en réponse au projet français d’Union méditerranéenne, A. Moratinos avait proposé de créer une « Union euro-méditerranéenne », sur le contenu de laquelle il s’est peu étendu, mais qui pouvait déboucher sur un scénario audacieux de rattachement de l’espace méditerranéen à l’Union européenne[11].
De même, au début de la « révolution de jasmin » en Tunisie, certains acteurs et observateurs, en Tunisie comme en Europe, ont considéré que cette Tunisie nouvelle, qui aspirait à jouir des mêmes droits de l’homme que les Européens, avait vocation à rejoindre l’Union européenne.
Un seul facteur, mais important, pousse aujourd’hui à l’élargissement de l’Union européenne vers le Sud, c’est le facteur humain. D’une part, la proximité et l’imbrication des hommes et des cultures dans l’espace euro-méditerranéen induisent des phénomènes et des espaces de mixité, dont la réalité s’impose de plus en plus aux politiques. Par leurs pratiques, les individus inventent un « vouloir-vivre ensemble » et des solidarités qui ne doivent pas grand-chose ni à la mythologie méditerranéenne, ni aux vertus abstraites du dialogue culturel, ni aux relations intergouvernementales, mais qui s’incarnent dans des espaces et des modes de vie. Ainsi, l’utopie de « citoyenneté des deux rives » a cessé d’être un mot d’ordre marginal ; elle est portée concrètement par des millions de plurinationaux, dont les stratégies de franchissement juridique des frontières sont désormais prises en compte par les acteurs politiques ou économiques. D’autre part, on observe depuis une vingtaine d’années une montée en puissance des acteurs civils organisés, qui s’activent dans tous les domaines et s’emploient notamment à défendre les droits des migrants « illégaux ». La tendance de la Fondation Anna Lindh à se substituer au Forum civil euro-méditerranéen (qui n’a pas survécu au naufrage des grandes conférences euro-méditerranéennes) est également représentative de l’aspiration des « acteurs d’en bas » à mieux conjuguer leurs efforts.
Le retour des hommes et des acteurs civils sur la scène régionale pose évidemment le problème de l’organisation politique de cet espace humain méditerranéen. Face au réalisme à court terme des politiques, qui s’en tient à la séparation des espaces humains, les partisans d’un réalisme méditerranéen à long terme considèrent que les pratiques et les attentes des « acteurs du bas » poussent à l’invention d’une citoyenneté méditerranéenne.  Mais celle-ci impliquerait d’abord de refaire de la Méditerranée un espace de mobilité et de libertés. Dans quelle mesure peut-on s’inspirer ici du modèle européen sans en transposer la logique, c’est-à-dire sans accepter l’existence d’une organisation euro-méditerranéen commune?
Entre ces perspectives maximalistes et la paralysie du système euro-méditerranéen, émergent ou revivent d’autres stratégies alternatives visant à mieux gérer la proximité entre les rives de la Méditerranée.  C’est par exemple la relance du dialogue « 5+5 », devenu « dialogue méditerranéen », entre les riverains de la Méditerranée occidentale[12]. Ce dialogue, peu formel et aux ambitions encore modestes, est conforté par le souci des Etats maghrébins de réactiver l’Union du Maghreb arabe. De même, la réactivation de la Ligue arabe pourrait contribuer à relancer le dialogue euro-arabe. On a en effet observé, à propos du dossier syrien, une collaboration active entre l’Union européenne et son homologue arabe : serait-ce le premier frémissement d’un renouveau du dialogue euro-arabe qui avait eu son heure de gloire dans les années 1970 et qui demeure le symbole d’une relation plus égalitaire entre nord et sud de la Méditerranée? Dans les deux cas, ces alternatives au partenariat euro-méditerranéen ont le mérite de contourner le guêpier du conflit israélo-palestinien. Mais une relance du dialogue euro-arabe aurait aussi pour effet pervers de traiter la Méditerranée davantage comme une « inter-région », selon la vieille formule d’Edgar Pisani, que  comme un espace humain commun. Ne serait-ce pas un recul par rapport aux attentes des sociétés ?
Par Jean Robert Henri
Source de l'article IREMAM


[1] Cf. notre article « La Méditerranée, nouvelle frontière européenne ? », in J. C. Ruano-Borbalan  (dir.), L’identité, Auxerre, Editions Sciences Humaines, 1998.
[2] Dans son ouvrage, Nos voisins musulmans. Histoire et mécanisme d’une méfiance réciproque (Les belles lettres, 2004), Yves Montenay souligne combien la situation des années 2000 exacerbe quatorze siècles de méfiance réciproque. Le regard serein que Yadh Ben Achour pose sur Le rôle des civilisations dans le système international (Bruxelles, Bruylant, 2003) l’amène aussi à dénoncer la construction contemporaine des figures de l’hostilité et la cristallisation par le discours politique et juridique des lignes de fracture entre les civilisations au détriment des visions d’appartenance à une même humanité.
[3] Sur la construction de l’ennemi de l’intérieur et de l’extérieur, cf. Jacques Sémelin
[4] Sur tous ces débats, cf. le dossier que nous avons dirigé sur  « L’espace euro-maghrébin », dans L’Année du Maghreb 2004, CNRS Editions 2006.
[5] Cf. notre article dans Projet, juin 2002.
[6] Cette marge reste minime, comme on a pu le constater lors du sommet UE/Russie du 4 juin 2012, qui a eu moins d’écho – et tout aussi peu de succès sur le dossier syrien – que la rencontre Hollande/Poutine.
[7] Cf. notre article sur la politique méditerranéenne de Sarkozy, paru en anglais dans la revue Contempory French & Francophone Studies, vol 16 issue 3, June 2012.
[8] A l’exception, semble-t-il, de l’Allemagne, dont les exportations et les investissements prospèrent dans toute la région.
[9] La question du jeu méditerranéen des « grandes puissances » de l’Union européenne a été posée dès l’introduction de l’ouvragePolitiques méditerranéennes entre logiques étatiques et espace civil (Henry et Groc, dir., Karthala, 2000), puis approfondie dans Mediterranean policies from above and below (Schäfer et Henry, dir., Nomos, 2009).  Ce que nous disons ici n’est qu’une actualisation de cette question.
[10] Cf. entretien accordé au journal Le Monde par le nouveau ministre des Affaires étrangères le 29 mai 2012. Cet entretien fait écho sur plusieurs points au document un peu mou et flou élaboré en octobre 2011 par le Parti socialiste sur la politique étrangère.
[11] C’est une perspective que le Club de Marseille avait essayé de promouvoir en 2000. Cf. notre article, « L’Union euro-méditerranéenne : une utopie nécessaire », Projet, juin 2000.
[12] Cf. Le 5+5 face aux défis du réveil arabe, (Jean-François Coustillière dir.), L’Harmattan, 2012.

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