Jean Louis Guigou: «D’ici 2050 l’axe Europe-Méditerranée-Afrique peut devenir le centre du monde»


Rencontré lors de sa récente visite à Alger, Jean-Louis Guigou a bien voulu répondre à nos questions (Maghrebemergent.info). Il a prêché la nécessité de bâtir des passerelles entre l’Europe, une Europe en « crise », et l’Afrique, une Afrique qui veut changer. La Méditerranée, c’est « le dénominateur commun », estime-t-il prônant un changement d’attitude des investisseurs européens envers les pays du Sud.

Jean-Louis GuigouCréé en 2006, l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (IPEMED) s’est fixé des objectifs. Six ans plus tard, quel bilan faites-vous de vos activités ?
 Au départ, on s’est fixé des objectifs mais avec le temps, nous avons abouti à bien d’autres. Notre objectif principal était de créer la confiance avec le monde arabe et le Sud de la Méditerranée. Aujourd’hui, nous l’avons atteint !
Mon discours est le même : en Algérie, au Maroc, en Turquie ou en Egypte, en France, en Europe. Personnellement, je ne me considère pas comme un Français, mais comme un Méditerranéen. Je suis descendant d’une tribu berbère marocaine, les Ait Guigou. Je suis issu d’une relation qu’avait eue mon arrière-arrière grand-mère avec un des Sarrazins qui nous avaient envahis en 750. Je suis passionné par la relation entre l’Occident et l’Orient.
Parmi les obstacles à l’établissement d’un partenariat durable Europe-Méditerranée-Afrique, certains citent les problèmes de la co-localisation. Nous avons eu des expériences dans le domaine de l’énergie et ça marche très bien.  Vous dépendez à 90% des marchés mondiaux. L’objectif de ces derniers est d’augmenter les prix et de vous appauvrir davantage. Pour assurer une sécurité alimentaire, nous devons coopérer.

Certains disent que l’un des éléments principaux qui attirent les Européens à investir en Algérie, c’est l’avantage comparatif inhérent au coût de l’emploi. Or, je pense qu’il est insensé de fonder un partenariat sur un avantage comparatif qui se veut un instrument de domination entre les mains de l’investisseur européen. Même le travailleur algérien aimerait bien, à l’avenir, avoir un salaire de 1.200 euros.
D’accord, j’aimerais bien que le travailleur algérien ait un salaire de 1.200 euros comme le travailleur français. Mais alors, il faut que le logement ait le même prix qu’à Paris. Je veux que l’essence, l’électricité soient au même prix qu’à Paris. On ne peut pas imaginer que l’Algérien ait le même revenu et que celui de France mais que tout y soit moins cher.

Mais si l’on raisonnait en termes de pouvoir d’achat, il est clair qu’en Europe, on a un pouvoir d’achat plus important qu’ici…
Non, ce n’est pas tout à fait vrai. De plus en plus, la pauvreté s’installe en Europe. Il y a de plus en plus de riches plus riches et de pauvres plus pauvres. Nos classes moyennes sont en train de souffrir. Les socialistes français essaient de mettre un peu de justice. Le peloton d’une nation, comme le peloton d’un vélo, est en train de se distendre. Les riches s‘enrichissent et les pauvres s’appauvrissent.

Mais les pauvres ne se ressemblent pas forcément…
Si vous veniez à Paris, vous verriez que je donne trois fois dans la journée trois euros à des SDF qui n’ont pas de quoi se nourrir. Il y a des salariés qui gagnent entre 800 et 1.000 euros qui n’arrivent pas à avoir une maison et qui couchent dans leurs voitures. Il ne faut pas comparer les uns et les autres. Ce n’est pas aussi simple. Si les Européens viennent pour exploiter la main-d’œuvre bon marché, alors vous avez le droit de les mettre dehors. Si les Européens viennent pour prendre le pétrole sans faire l’industrialisation pétrochimique, alors mettez-les à la porte ! Si les Européens viennent vous vendre des produits sans les produire chez vous, mettez –les à la porte.
Mais maintenant, vous avez une autre race de patrons qui dit qu’il faut avoir un autre comportement. Si on continue à avoir un comportement capitaliste, prédateur, c’est fini. Vendre, par exemple, des voitures Peugeot en Algérie, oui, mais pourquoi ne pas les produire en partie ici ? Ça change toute la relation. Il faut que tout cela soit repensé dans le cadre des relations Europe-Méditerranée-Afrique. Les craintes, ce ne sont pas les Chinois. Ils nous ont déjà tués sur le plan industriel. Ce ne sont pas non plus les Sud-américains. Ceux qui m’intéressent, ce sont les 500 millions d’Européens, les 500 millions d’Arabo-musulmans et les deux milliards d’Africains. D’ici 2050, si on se débrouille bien, on pourra être le centre du monde. Pour y arriver, on a besoin de dignité, de partage. L’essor de cette nouvelle culture exige une volonté des deux côtés. Chacun doit corriger ses tares. Bougez-vous dans le Sud et nous on fera bouger le Nord, et vous verrez que ça va marcher.

L’IPEMED est un think-tank, c’est-à-dire une force de proposition essentiellement. Avez-vous des relais politiques qui vous aident à travailler ?
On les a à droite et à gauche. Il y a beaucoup de choses positives auxquelles on a abouti. Dans son discours du 28 août, le président français François Hollande, devant les 250 ambassadeurs français, la presse et le Gouvernement, a consacré une page à la Méditerranée. Ça avance, pas comme on l’aurait souhaité, mais ça change.

Donc, si je comprends bien, la crise en Europe et l’instabilité politique dans les pays arabes, c’est positif…
C’est exact. Parce que nous, lorsqu’on était riche, on était prétentieux et maintenant, on s’aperçoit qu’on n’est rien du tout, qu’on est fragile. Vous, au Sud, c’est encore plus grave. Si on reste indépendants les uns des autres, vous allez être pillés par les Américains et les Chinois. Vous avez intérêt à faire l’Union du Maghreb. On va créer d’abord un petit marché et puis ça va venir. Chez vous, vous êtes aujourd’hui en train de vous poser des questions sur votre devenir. Il y a trois ans, il ne pouvait pas y avoir de débat sur cette question en Algérie. Si on reste comme on est, on se contente de nos avantages acquis, on va devenir comme a été le Portugal il y a soixante ans. Par contre, si on s’unit, on est complémentaire.

Pour aller vers un partenariat sérieux, durable, stable, ne pensez-vous pas qu’il soit urgent de préparer d’abord le terrain à travers des partenariats dans les domaines de la culture, l’éducation, la formation ? Il peut y avoir de partenariats entre des peuples qui ne se connaissent pas, non ?
Vous avez raison. Les révolutions dans le monde arabe ont montré que c’était les sociétés civiles, les jeunes, les patrons, les associations, etc., qui étaient dynamiques et pas tellement les gouvernements qui, parfois, freinent les révolutions. Il y a des contacts permanents entre les sociétés civiles et les entrepreneurs. Si toutes les universités de France et d’Europe coopéraient avec les universités maghrébines, si tous les hôpitaux de France et d’Europe coopéraient avec les hôpitaux maghrébins, si tous les lycées de France et d’Europe coopéraient avec les lycées maghrébins, ça aurait donné de grands résultats ! Ça bosse très bien dans le cadre des partenariats. Les sociétés civiles n’ont pas vraiment besoin des gouvernements.
Par Amar Ingrachen  
Source de l’article Maghrebemergent

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