Comme une réplique au tremblement de terre des
soulèvements arabes, les pays du Maghreb vivent actuellement une période de
grandes turbulences.
Après que les processus électoraux aient bénéficié
aux partis islamistes, les pays d'Afrique du Nord voient en effet monter les
tensions entre les élites traditionnelles et les nouvelles élites. Dans ces
sociétés arabes en pleine transformation, les élites pieuses, qui ont toujours
existé, acquièrent de plus en plus de visibilité.
Parallèlement, de nouvelles élites, issues de l'Islam
politique, cherchent quant à elles, à consolider leur pouvoir et pas seulement
en infiltrant les institutions de l'Etat. Affrontements et crises politiques
masquent en effet à peine la dynamique à l'œuvre qui oppose les forces
nouvelles et traditionnelles. Cette compétition effrénée pour le contrôle de la
sphère économique fait craindre la probabilité d'un " choc des élites
" qui aura un impact certain sur les mutations en cours de la région.
Les forces économiques du Maghreb - et leurs élites -
ont des histoires différentes, intimement liées à la manière dont la
décolonisation s'est déroulée et au rapport que les différents pays ont gardé
avec les anciennes puissances occupantes. Certes, ces forces ne sont pas
monolithiques, mais sont plutôt constitués de groupes aux visions et intérêts
convergents.
Formés aux Etats-Unis ou en Angleterre
Le paysage économique de l'Egypte, bouleversé par la
révolution nassérienne, voit depuis les années 1970 la montée de l'armée comme
force économique au point de contrôler prés du quart de l'économie du pays.
Formés majoritairement aux Etats-Unis ou en Angleterre,
les officiers supérieurs égyptiens se reconvertissent très naturellement dans
les affaires, selon une loi non-écrite édictée par Hosni Moubarak.
L'armée égyptienne était donc la première touchée par
la crise économique qui frappe de plein fouet le pays depuis deux ans. Elle
était aussi la première pénalisée par l'incapacité de Mohammed Morsi à remettre
en route la machine économique.
En Tunisie, où la décolonisation a été relativement
douce, ce sont les élites francophones, généralement formées dans l'hexagone,
qui continuent de dominer dans l'économie et la technostructure administrative
nationale, avec une légère percée des élites anglophones.
En Algérie, c'est une élite économique " hybride
", issue de la fertilisation croisée de la Nomenklatura du FLN et de
l'armée qui occupe la majorité du terrain économique. Elle défend notamment son
pré-carré lié à l'exploitation des hydrocarbures et à la délivrance de toutes
sortes d'autorisations dans un pays aux procédures administratives parfois
déroutantes.
Polytechnique, Centrale, Mines
Concernant le Maroc, les élites économiques
traditionnelles se sont construites autour d'un noyau dur d'entreprises
familiales dominées par les grands bourgeois de Fès. Les originaires du Souss,
quant à eux, contrôlent historiquement le commerce de détail. Puis, à la faveur
de la vague de marocanisation des années 1970, de grands groupes se sont
constitués puis diversifiés.
Plus de la moitié de leurs dirigeants – aussi bien
dans le secteur public que privé - sont des lauréats de l'enseignement
supérieur français, avec une nette prédominance pour les écoles d'ingénieur
parisiennes : Polytechnique, Centrale, Mines ou encore Supelec.
Les forces économiques traditionnelles du Maghreb ont
leurs habitudes à Paris, Londres ou Washington. Les nouveaux entrants leurs
préfèrent les capitales du Moyen-Orient, Jeddah, Abu Dhabi, ou plus récemment
Doha. Leurs centres de gravité internationaux sont donc radicalement
différents.
Idéologiquement, la fracture entre les deux groupes
est profonde, car les élites économiques anciennes ont porté depuis la
décolonisation un idéal de séparation du politique et du religieux, se
rapprochant en cela du modèle laïc français.
Les nouvelles élites islamistes du Maghreb, quant à
elles, affirment préférer le modèle de sécularisation du politique inspiré des
Etats-Unis. Elle prennent toutefois soin dans leur discours de ne pas évoquer
sa manifestation la plus exacerbée, la période néo-conservatrice de George Bush
Jr.
Incapacité des islamistes du Maghreb
Or, depuis l'arrivée au pouvoir des partis islamistes
à la faveur des révolutions arabes, les élites économiques anciennes
instruisent un procès méthodique en incompétence à l'endroit des nouveaux venus
; ces derniers mettent en avant la légitimité des urnes qui les a portés au
pouvoir.
En somme, les élites nouvelles sont accusées
d'incompétence et les anciennes d'illégitimité.
Dans les faits, l'incapacité des islamistes du
Maghreb à proposer un modèle économique alternatif, construit sur une meilleure
répartition des richesses et un retour à une croissance dynamique, semble
donner raison à leurs détracteurs. Ces derniers les accusent au mieux
d'inexpérience dans les affaires de l'Etat, au pire de nourrir un agenda caché
afin d'en recueillir à terme des bénéfices politiques. Bref, de jouer la
politique du pire.
De surcroît, les difficultés de mise en œuvre des
réformes nécessaires pour l'amélioration de la gouvernance, qui avaient
pourtant constitué la colonne vertébrale des promesses de campagnes d'Ennahda
en Tunisie ou des Frères musulmans en Egypte confortent les thèses de ceux qui
affirment que les islamistes maghrébins ne sont pas faits du même bois que
l'AKP.
En effet, le parti islamiste turc a su en son temps
allier réformes structurelles et opportunisme économique pour favoriser
l'émergence de la Turquie.
Cette confrontation – qui relève d'une véritable
guerre économique - est accentuée par la résistance des élites anciennes aux
tentatives de conquête de territoires par les pouvoirs islamistes.
" Provocation "
N'ayant pas voulu - ou su - composer avec
l'opposition malgré la demande expresse du Général Al-Sissi , le premier
président islamiste d'Afrique du Nord, Mohamed Morsi, a vu son mandat écourté
brutalement par l'institution militaire, qui avait le plus à perdre en termes
économiques d'une déstabilisation durable du pays.
En Tunisie, la relance de l'économie est devenue
tellement prioritaire que même la bière nationale, la " Celtia " a
été mise à contribution . Elle est en effet officiellement exportée vers la
France depuis la mi-juin, provoquant la colère des nouvelles élites
conservatrices et islamistes, qui voient dans cette démarche une "
provocation ".
L'apparition au Maroc, à côté de l'organisation
patronale CGEM d'une nouvelle association de " patrons " d'obédience
islamiste : Amal entreprises, constitue un autre avatar de cette ambition
portée par les élites islamistes.
Ces différents exemples, avec des degrés de gravité
certes différents, illustrent bien la tectonique à l'œuvre dans ce Maghreb en
transition où les dissensions et clivages le disputent à la polarisation.
A tous les niveaux, donc, les ingrédients d'un "
choc des élites " sont réunis en Afrique du nord et il devient urgent
d'organiser le dialogue, basé sur le respect mutuel et l'arrêt des procès en
sorcellerie. Il est en effet essentiel que les anciennes élites acceptent de
partager plus -notamment sur le plan économique- et que les nouvelles élites
résistent à la tentation hégémonique.
En clair, les forces économiques du Maghreb doivent
rapidement faire l'apprentissage de la démocratie. A défaut, elles courent le
risque de déstabiliser durablement la rive sud de la Méditerranée.
Par Abdelmalek Alaoui - auteur et consultant, est le
pésident exécutif du think tank Association marocaine d'intelligence économique
(AMIE Center, www.amiecenter.org).
Source de l'article Le Monde
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