La Méditerranée, cette absence qui ne laisse rien présager de bon

Edouard Philippe, Gérald Darmanin
Edouard Philippe, Gérald Darmanin
Un collectif de 23 maires et présidents d’exécutif locaux de la droite et du centre déplore que la question méditerranéenne ne soit pas abordée lors de cette campagne présidentielle. C’est leur deuxième tribune commune

« On dirait qu’un cataclysme a brusquement déplacé l’axe du monde. Depuis 60 siècles il se trouvait au sud du continent, et le voilà fixé au Nord ». Ces mots furent écrits il y a près de cent ans par Henri Pirenne, historien belge précurseur de ce que l’on appellera l’Ecole des Annales dans un article fameux intitulé Mahomet et Charlemagne. Il y avançait l’idée que la conquête musulmane, en rompant l’unité méditerranéenne acquise depuis l’empire Romain, avait permis la constitution de l’Europe « carolingienne », c’est-à-dire l’émergence de la civilisation européenne telle que nous l’avons connue.

Mille deux cents ans après ce « basculement », nous peinons à comprendre ceux qui vont faire le monde de demain. L’exercice est, il faut le reconnaître, délicat. Mais essayons-nous seulement ? Nous posons-nous les bonnes questions ? L’avenir n’est certes écrit nulle part, mais il n’est pas absurde de s’y préparer malgré tout ! D’autant qu’il est déjà confusément contenu dans des transitions lourdes, engagées depuis plusieurs années, et que l’on peut raisonnablement prendre en compte dès maintenant.

La Méditerranée, par exemple. Elle a été notre mer commune pendant « 60 siècles », faisant naître sur ses rives les plus grandes civilisations et les œuvres plus remarquables de l’esprit humain ; puis une frontière et un champ de bataille entre Chrétienté et Islam pendant mille ans ; elle a été réunifiée par la force de la colonisation pendant un siècle. Elle est maintenant à l’heure de choix qui ne dépendent pas que de nous, Français et Européens, mais qui en dépendent en partie.

Que sont les réalités méditerranéennes ? La rive « sud », dans laquelle il convient de compter la Turquie, est sur « l’arc des conflits » qui s’étend du Maghreb au Caucase et à l’Asie centrale ; elle est empoisonnée depuis des décennies par le conflit israélo-arabe ; et toutes les sociétés musulmanes sont traversées par des tensions incroyablement fortes, allant jusqu’aux guerres civiles, entre forces modernistes et réactionnaires, tenants de l’ouverture ou du repli sur soi, espérances démocratiques et utopies religieuses totalitaires. La rive nord est celle de la démocratie libérale européenne, pacifique mais touchée par la crise, où montent les crispations identitaires et en panne de projet politique fédérateur.

Autour de cette mer commune, des hommes. De 1970 à 2000, la population des pays riverains est passée de 285 à 427 millions. De 2000 à 2025, elle se sera accrue de 100 millions supplémentaires, augmentation qui est essentiellement celle de la rive sud, africaine et asiatique : l’Europe méditerranéenne représentait 65 % de la population totale en 1950 ; elle ne compte que pour 40 % actuellement, et ce chiffre descendra à 35 % d’ici trente ans. Au Nord, l’urbanisation des côtes, la pression touristique et agricole sur les espaces naturels, les risques environnementaux ; au Sud, les mêmes maux, auxquels s’ajoute l’absence de débouchés et d’avenir pour des millions de jeunes.

Les ressources ne sont pas non plus réparties de façons égales : l’eau est au nord. La rive européenne détient 70 % des ressources du bassin méditerranéen, là où la rive sud comptera, à l’horizon 2050, près de 70 % de la population. Et la situation risque de s’aggraver plus rapidement encore si le risque climatique se confirme.

Qui ne voit les risques sécuritaires considérables que toutes ces inégalités créent à court terme ? Et pourtant qui dans cette campagne présidentielle nous alerte sur le choix politique urgent qui nous incombe : coopérer et organiser la gestion des ressources à l’échelle méditerranéenne, ou nous préparer à des conflits ?

Nous parlons de nos rapports avec la Méditerranée du Sud en termes de sécurité, et c’est indispensable : le totalitarisme islamique nous fait la guerre, et la guerre civile fait rage à nos portes ; l’immigration, si elle devient incontrôlable, peut devenir une menace existentielle. Nous en parlons en termes moraux, et c’est bien : l’Europe ne serait pas l’Europe, et la France certainement pas la France, si nous ménagions nos efforts en faveur de la paix dans les pays du sud méditerranéen ou si nous nous enfermions dans l’indifférence face aux drames humanitaires en cours. En 2014, plus de 75 % des migrants qui sont morts dans le monde ont péri en Méditerranée !

Mais qui en parle en termes d’opportunités, de chance, et d’intérêt bien compris ? Pourquoi la question de nos relations avec la Russie, importante évidemment, en vient-elle à prendre autant de place dans notre débat démocratique au détriment de ce qui se passe à notre véritable, immédiate et plus dangereuse frontière : la rive sud de la Méditerranée ? Seul le candidat de la gauche radicale, notons-le, aborde régulièrement cette question, ce qui nous incite à saluer sa hauteur de vue mais certainement pas à acquiescer à ses solutions.

Où est la vision d’un Jacques Chirac, initiateur du processus de Barcelone en 1995 ? Où est le volontarisme d’un Nicolas Sarkozy, qui a en 2007 l’intuition formidable d’une Union pour la Méditerranée ? Qui formulera un projet faisant de la France le pivot de ce défi essentiel pour, excusez du peu, l’Europe, l’Afrique et le Moyen Orient ? Comment s’atteler à améliorer dans notre mer commune la gestion des ressources halieutiques et la lutte contre les pollutions, les échanges scientifiques et la politique énergétique, en particulier dans le domaine du solaire, la préservation d’un patrimoine historique gigantesque et souvent commun à tous nos pays, la culture et l’aide au « désenclavement » culturel : le monde arabe, et ses 400 millions d’habitants, traduit chaque année cinq fois moins d’ouvrages étrangers que la Grèce et ses 11 millions d’habitants ! Moins de 1 % de ce qui est traduit en France l’est de l’arabe, malgré l’importance des liens historiques et humains que nous avons avec ce bassin culturel. Comment faire tomber les préjugés et surmonter l’hostilité quand on ne lit jamais ce qu’écrit l’autre ?

Ces chantiers gigantesques doivent être ouverts. C’est l’intérêt de la France d’être en avance sur ces sujets. Encore faut-il que quelqu’un ait cette vision et nous propose de refaire de notre mer commune, à nouveau, un « axe du monde ». Que ces questions soient absentes de la campagne présidentielle ne laisse rien présager de bon ni de grand.

Edouard Philippe est maire (LR) du Havre, Gérald Darmanin est maire (LR) de Tourcoing, Laurent Marcangeli est maire (LR) d'Ajaccio, Jean Rottner est maire (LR) de Mulhouse, Franck Riester est maire (LR) de Coulommiers, Alain Chrétien est maire (LR) de Vesoul, Sébastien Lecornu est président (LR) du conseil départemental de l'Eure, Marie-Agnès Poussier-Winsback est maire de Fécamp, Matthieu Schlesinger est maire (LR) d’Olivet, Frédéric Valletoux est maire (LR) de Fontainebleau, Benoist Apparu est maire de Châlons-en-Champagne, Christophe Béchu est maire (LR) d'Angers, Arnaud Robinet est maire (LR) de Reims, Gil Avérous est maire (LR) de Châteauroux, Boris Ravignon est maire (LR) de Charleville-Mézières, Philippe Rapeneau est président (LR) de la communauté urbaine d’Arras, Xavier Bonnefont est maire (LR) d’Angoulême, Gaël Perdriau est maire (LR) de Saint-Etienne, Guillaume Delbar est maire (LR) de Roubaix, Frédéric Leturque est maire (UDI) d’Arras, Véronique Pouzadoux est maire (LR) de Gannat, Constance de Pelichy est maire (LR) de La Ferté St Aubin, Thierry Solère est président du groupe LR de la Région Ile-de-France.

Source de l'article l'Opinion

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