Pour cinq dirhams glissés dans la fente de l’appareil : juste quelques silhouettes de bâtiments floues, ce que l’on devine être aussi de grands bateaux déjà bien engagés dans le détroit, et là, au fond, assurant la transition avec le bleu du ciel, une interminable plage de sable blanc.
Au marché de Castillejos, tous les produits sont espagnols. Crédits : LUIS LEMA |
Mettez cinq dirhams supplémentaires (un peu moins de 50 centimes d’euros) dans les grosses jumelles qui regardent la mer. C’est encore bien loin d’être net, mais les formes se précisent un peu : le port, un parking, peut-être le vieux phare, qui veille sur l’entrée de la ville espagnole de Tarifa.
Rapprocher les deux rives de la Méditerranée, ce ne serait donc que cela, une pure question d’argent ? Posée de cette manière, la question fait rigoler Bilal. Sur la bien nommée place des Paresseux, qui domine la ville ancienne, c’est ce trentenaire qui appâte les touristes, qui les pousse à vérifier l’incroyable proximité de la côte espagnole et qui, si tout va bien, récolte ensuite les sous. Pour lui, nul besoin de télescope : Bilal, comme tous les jeunes de Tanger, n’a d’yeux que pour l’Europe. Il est le cadet, et ses trois grands frères se sont déjà débrouillés pour aller disparaître quelque part derrière le phare de Tarifa. Il résume, les dix dirhams en poche : « J’attends mon tour. Ça viendra. »
C’est mal parti. L’idée de ce voyage, au fil d’une semaine et de quelques étapes entre Tanger et Port-Saïd, consiste précisément à éviter de grossir le trait, comme le font les jumelles de Bilal. Une relation exclusivement tarifée, vraiment ? Une débauche d’allers simples, tous à sens unique ? Il vaut la peine de chercher d’autres fils, de se rapprocher de cette pelote de destins irrémédiablement liés, de ces échanges incessants qui fusent dans toutes les directions.
L’Europe est partout
Dans la ville de Tanger, ce marchepied de la rive sud de la Méditerranée, c’est peu dire que l’Europe est partout. L’Epicerie de la Poste, la cafétéria Sevilla, la supérette Normandie… La proximité est si évidente, le passé cosmopolite si désespérément entretenu, que les enseignes volontairement désuètes finissent par lasser. « Vous êtes artiste ? », avait demandé le douanier en apprenant la destination du voyageur. Comme si, tout à son souvenir de visites artistiques fécondes (André Gide, Joseph Kessel, Paul Bowles, William Burroughs, Truman Capote, etc.), Tanger ne pouvait abriter autre chose que les prétendants à la survivance de ce passé glorieux. Une confidence : cette célébration nostalgique devient vite factice et irritante. Surtout si elle s’accompagne de la présence habituelle dans les parages de Bernard Henri-Lévy et de sa femme. La route est longue, il est grand temps de fuir ! Cap vers l’Est.
Sur une plage du nord du Maroc où pêche et contrebande s’entremêlent. Crédits : LUIS LEMA |
L’Europe ? L’Europe de maintenant, celle qui dessine une bonne partie de cette région du nord du Maroc ? Il suffit de s’engouffrer avec elle par la porte du marché de Castillejos (Fidneq en arabe, même si tout le monde ici utilise le vieux nom donné par les Espagnols), quelque 70 kilomètres plus loin. Voilà une brouette, à ce point chargée de marchandises qu’elle en cognerait presque la voûte, haute de trois mètres. Place maintenant à cet homme qui n’a même pas eu le temps de descendre de son vélo, tant il est pressé de décharger sa cargaison. C’est ici que se fait la première jonction réelle entre les deux continents. Dans les allées sans fin du marché central, biscuits, couches pour bébés, couvertures, tissus, appareils électroménagers, parfums, téléphones portables… Comme dans un entonnoir, c’est par là que l’Europe déverse ses fanfreluches.
Les esclaves du « commerce atypique »
Pratiquement collée à Castillejos, l’enclave de Ceuta : même pas 20 km carrés, un minuscule bouton de fièvre posé sur la peau du continent africain. Le Maroc conteste la souveraineté espagnole sur cette enclave. Un accord économique est exclu. Résultat : tout se passe dans ce que les Espagnols nomment « le commerce atypique ». Les dames des environs, lorsqu’elles arrivent au marché, exténuées et pliées en deux par les fardeaux qu’elles portent sur les épaules, ont toutes également un curieux embonpoint.
Ce sont les kilos de marchandises qu’elles fixent sous les manteaux, autour de la ceinture, de la poitrine ou le long des jambes, pour servir d’esclaves quotidiennes à ce commerce. Pour servir aussi, presque à leur corps défendant, de trait d’union permanent entre deux continents.
A Ceuta, enclave espagnole au nord du Maroc. Crédits : LUIS LEMA |
Les douaniers espagnols ferment les yeux, se contentant de vérifier, matraque à la main, que cette « avalanche » ne vire pas au drame. Leurs collègues marocains se sucrent à chaque passage. Et le jeune Hicham, rencontré dans la ville voisine de Tétouan, en pleure de rage : « Ce manège est indigne. Voir ces femmes se faire maltraiter tous les jours par les douaniers et les trafiquants, cela me rend malade. » Hicham n’en va pas moins de temps à autre à Castillejos, le week-end, se mêlant à la foule énorme qui fouille dans les tas de t-shirts, s’arrache les casseroles faites en Europe, les cosmétiques, les chips et les bonbons. « Je préfère avoir un seul jeans, mais qu’il soit de qualité », se justifie le jeune homme.
« Tous du même monde »
Le va-et-vient de ces milliers de fourmis laborieuses entre Ceuta et Castillejos est une aubaine pour les Espagnols. Ils concèdent un gain de 500 millions d’euros par année, charrié par ces femmes mulets. Une étude indépendante évoque le triple, un milliard et demi, net d’impôts. Le trafic à lui seul a de quoi assurer la survie de cette enclave coloniale et fait vivre, côté marocain, plus de 400 000 personnes. De quoi trucider, aussi, tout espoir de développement local.
A chacun sa nostalgie. « Avant, Tétouan avait deux fiertés : sa fabrique de limonade et sa papeterie. Toutes les deux ont fermé, il n’y a plus rien maintenant. » Hicham a travaillé pendant dix ans pour une compagnie de téléphone espagnole. Il appelait chez eux les Andalous, dans un espagnol appris à la télévision, pour les convaincre de changer d’opérateur. Mais il a été congédié du jour au lendemain, comme tous ses collègues marocains. La compagnie a préféré engager des petits nouveaux, moins tentés de réclamer de meilleures conditions de travail à leur employeur.
Dans le labyrinthe de ruelles de la médina de Tétouan, les mêmes biscuits venus de Ceuta, les mêmes marques de couches-culottes sur les étals. Mais aussi, partout en vente à même le sol, tout ce dont les Espagnols ne veulent plus : de vieux chauffe-eau rouillés, des baskets trouées, même des tenues de plongée usées à Tarifa. Rien ne se perd dans cette mondialisation du pauvre. Même les carcasses de voitures espagnoles, grossièrement découpées, trouvent leur chemin jusqu’au Maroc, tirées par de pauvres bougres sur des charrettes en mauvais métal.
Les plus malins ont su tirer parti de cet engouement pour tout ce qui vient d’Europe. Au centre du souk, Ali est satisfait. Il vient de vendre trois pantalons pour les enfants de cette cliente venue de la campagne. Elle s’est laissée convaincre par la ceinture des pantalons, arborant le jaune et le rouge du drapeau espagnol, signe à ses yeux de qualité indiscutable. Il suffit d’un coup d’œil sur l’étiquette, pourtant : les pantalons sont faits en Chine, et spécialement conçus pour répondre aux attentes de cette clientèle particulière. En réalité Ali sait bien que ces habits ne font que transiter par Ceuta : filous chinois et marocains ont à peine besoin des Espagnols, sur ce coup-là. Le vendeur hausse les épaules : « D’ici, d’Espagne, d’ailleurs, qu’est ce que ça peut faire ? Nous sommes tous du même monde, non ? »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire