Méditerranée, quand les cartes bravaient les flots

Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Cette semaine, faisons comme nombre de vacanciers : allons vers la Méditerranée...

Ces dernières années, la Méditerranée fait régulièrement la une de nos journaux. En septembre dernier, la photo d’Aylan Kurdi, enfant de 3 ans mort sur les plages de Turquie, faisait le tour du monde. Les rivages méditerranéens sont devenus des cimetières prolongeant les flots qui engloutissent chaque semaine des dizaines, voire des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants. La Méditerranée est devenue un lieu de mort, une frontière qui avale ceux qui osent la franchir dans le mauvais sens.

Ce n’est pourtant pas l’image que nous, médiévistes, en avons. S’il ne s’agit pas de dire que les rives méditerranéennes vivaient en parfaite harmonie, il s’agit surtout de se rappeler qu’au Moyen Âge, la Méditerranée est avant tout un espace vivant. Les historiens ont avec la Méditerranée une longue histoire d’amour qui remonte au moins à Fernand Braudel. Celui-ci a su donner sa place à cette mer dans l’histoire, en s’intéressant au temps long, et en prenant en compte les différents espaces que la mer mettait en relation. Dans son sillage, les études d’histoire médiévale et moderne ont foisonné et ont montré la richesse de cet espace, qui n’a pas toujours été une frontière et qui n’a pas toujours été synonyme de mort. Il s’agissait d’un lieu d’échanges, de communications, mais aussi de luttes de pouvoir et d’influence.

Des luttes de pouvoir

Bien sûr, la Méditerranée au Moyen Âge est un espace de conflits. Elle a vu passer les Croisés chrétiens vers la Syrie, a été le théâtre de la lutte des califes pour le contrôle de l’espace maritime et vu le déroulement de batailles navales sanglantes.

Pourtant, au fil de tous ces conflits, la Méditerranée n'a jamais appartenu à un bord ou à l'autre et les dominations fluctuent. Au Xe siècle, les Abbassides dominent ses rivages orientaux et fondent en partie leur légitimité sur une rhétorique de la thalassocratie, c’est-à-dire une puissance politique basée sur la domination des flots. Plus tard, vient le temps des cités italiennes, marchandes mais aussi guerrières, qui assujettissent Byzance, jusqu'à ce que les mers deviennent le lieu d'affrontement des Ottomans et des Espagnols au XVIe siècle.

Mais entre ces appartenances naviguent toujours des pirates et des corsaires aux identités plus floues, dont les équipages sont mélangés par la force des choses. Parfois on risque sa vie, comme dans tout voyage, mais souvent aussi on se comprend : de port en port, les gens de mer inventent et partagent une lingua franca commune.

Des circulations

C’est un lieu commun de le dire, mais la Méditerranée a été un lieu de circulation d’hommes, de biens et d’idées. Le monde musulman s’étendait des rives orientales aux rives occidentales, de Syrie à al-Andalus : les savants comme les guerriers ont largement sillonnés cet espace. Les cours chrétiennes de Naples ou de Sicile faisaient appels aux savants musulmans pour la médecine et pour l’astrologie ; les marchands génois ou vénitiens étaient présents en Syrie ou au Caire. Les circulations maritimes étaient denses, et permettaient la mise en contact des rives aux histoires et aux cultures si différentes. Jamais sans violence, bien sûr, mais sans qu'aucun souverain ne réussisse jamais à fermer cette frontière pour de bon.

L’Atlas Catalan, dont les images peuplent ce blog, est l’un des magnifiques témoignages de ces circulations et des savoirs qui en découlent. Réalisé vers 1375 par un juif majorquin travaillant pour le roi de France Charles V et le roi d’Aragon, il comporte une mappemonde et des portulans qui représentent l’espace marin avec les ports, les îles, les côtes. Ce type de représentation se développe d’abord pour la Méditerranée, en raison de l’intensité des relations maritimes ; il combine les connaissances espagnoles, arabes, italiennes. Les cartes circulaient, étaient volées sur les navires, consultées par les ambassadeurs dans les cours étrangères ; on les épiait, on les enviait, et on les convoitait, car leur valeur était hautement stratégique. Elles permettaient aux marchands comme aux souverains d’améliorer leurs connaissances géographiques, pas pour le pur amour de la science, mais pour se préparer à fortifier leurs côtes tout en connaissant les rivages de leurs ennemis. 

Des mondes communs ?

Au cœur de luttes et de circulations, la Méditerranée forme-t-elle un espace commun ? Plutôt une multitude d’espaces mitoyens… Il y a le monde des marchands, qui font peu de cas des différences de religion, pour peu que les dirigeants les laissent commercer en paix. Ibn Djubayr, célèbre voyageur musulman du XIIe siècle, le dit : « les hommes de guerre s'occupent de leurs conflits, pendant que les autres sont en paix ». Il y a le monde des pèlerins, qui traversent l’Europe en direction de la Palestine, en passant par Venise et la Méditerranée orientale : un monde parfois perturbé par les conflits religieux, mais qui continue à tisser des relations denses entre les espaces sous domination chrétienne et musulmane. Il y a aussi le monde des diplomates : des hommes qui vont de pays en pays pour régler les conflits, maintenir la paix, ou construire une prospérité commune.

Finalement, la première richesse en Méditerranée, ce sont les hommes. À la fin du XVe siècle, sur la fragile frontière qui sépare les territoires ottomans des colonies vénitiennes dans les Balkans ravagés par la guerre, il arrive que les habitants d'un village partent ensemble, de leur plein gré, pour changer de maître. Pas toujours dans le sens qu’on croirait, car si beaucoup des paysans sont chrétiens, il peut parfois s'avérer plus avantageux d'être sujet ottoman. C'est selon les lieux et les temps. La seule constante, c'est que leur départ est toujours regretté et leur arrivée bienvenue : car guerres, famines et maladies ont laissé les terres dépeuplées. Si bien que les législations qui se mettent en place pour contrôler les frontières et réguler les passages ne servent pas à éviter les migrants : elles servent à éviter de perdre des sujets. Des hommes qu’on accueille, quand bien même seraient-ils de cultures ou de religion différente.

Ne tombons pas dans l’irénisme. L’histoire – et les historiens – n’ont pas de leçons à donner. Il s’agit tout au plus de se rappeler que le rejet, l’exclusion et la violence qui caractérisent la Méditerranée aujourd’hui ne sont pas une fatalité

Pour aller plus loin : 
Une conférence de Patrick Boucheron dans le cadre de la semaine arabe de l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm en mai 2016 : "Autres rivages, quelle histoire pour la Méditerranée ?"

Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde à l'époque de Philippe II, Paris, Flammarion, 1993 (1e édition 1949)
Horden Peregrine, Nicholas Purcell, The Corrupting Sea, a Study of the Mediterranean History, Oxford, Blackwell Publishers, 2000
Christophe Picard, La mer des Califes, une histoire de la Méditerranée musulmane (VIIe-XIIe siècle), Paris, Seuil, 2015, et son compte-rendu sur Nonfiction.

Elisabeth Crouzet-Pavan, "Récits, images et mythes : Venise dans l'iter hierosolymitain (XIVe-XVe siècles)", Mélanges de l'Ecole Française de Rome, 1984, vol. 96, n° 1, p. 489-535.

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Source de l'article Nonfiction

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