Conférence IPEMED / Crédit Agricole du Maroc - Quelles solutions pour une plus grande sécurité alimentaire en Méditerranée ?


Dans le cadre du Salon International de l’Agriculture de Meknès, IPEMED et le Crédit Agricole du Maroc ont organisé conjointement une conférence, le 25 avril, à Meknès sous le thème :« Quelles solutions pour une plus grande sécurité alimentaire en Méditerranée ? » ou « Comment sécuriser les approvisionnements en denrées stratégiques en Méditerranée ? ». 

Les débats ont été introduits par Miguel Angel Moratinosancien ministre, conseiller diplomatique du Qatar National Food Security Programme, qui était présent à la 6ème édition des assises marocaines de l’Agriculture, inaugurée le 23 avril par le Roi Mohammed VI, en présence du président gabonais, M. Ali Bongo Ondimba. Tariq Sijilmassi, Président du Crédit Agricole du Maroc et Jean-Louis Guigou, Délégué Général d’IPEMED sont ensuite intervenus avant de céder la parole à Lucien Bourgeois, Économiste, consultant, membre de l’Académie d’agriculture de France, chargé d’animer la rencontre et Michel Petit,Ingénieur Agronome (INAPG), Professeur associé au CIHEAM IAMM de Montpellier et ancien directeur du département agriculture et développement rural à la Banque mondiale.

Le paradoxe de l’insécurité alimentaire en Méditerranée 

« La sécurité alimentaire est-elle garantie dans le pourtour méditerranéen ? », s’est interrogé Miguel Angel Moratinos dans son introduction. Un passage par l’histoire montre que « l’agriculture en Méditerranée était le sens existentiel de nos sociétés », la Méditerranée étant du XIIe au XVe siècle le grenier de l’Europe et démontrant ainsi ses possibilités en matière de production agricole. Ce constat a été largement partagé par Lucien Bourgeois, pour qui la sécurité alimentaire était un élément essentiel du pouvoir régalien en Egypte antique ou durant le règne du Sultan Moulay Ismail, contemporain de Louis XIV, à l’origine de la construction « d’entrepôts gigantesques à Meknès qui pouvaient abriter et alimenter 12 000 chevaux et cavaliers ».

Aujourd’hui pourtant, les causes de l’insécurité alimentaire en Méditerranée sont à la fois de nature conjoncturelle et structurelle. Miguel Angel Moratinos a constaté les fragilités et défis à relever : la croissance démographiquele changement climatique, les difficultés d’approvisionnement en eau, etc. Si Jean-Louis Guigou a lui-aussi insisté sur les deux premiers facteurs, il a souhaité pointer du doigt le retrait des Etats, avec la fin des politiques de stockage aux Etats-Unis, en Europe et au Canada. Autre cause structurelle de l’insécurité alimentaire en Méditerranée citée : la volatilité des prix. Jean-Louis Guigou a rappelé à cet effet quelques chiffres de la Bourse de Chicago, qui gère ¾ des productions issues des marchés des céréales et oléagineux : dans l’année 2009-2010, le volume global de la production a changé 5 fois de main. En 2011-2012, la même production mondiale a changé 45 fois de main. La tonne de blé est passée de 150$/t en 2010 à 300$/t aujourd’hui. Pour Lucien Bourgeois, « le pilotage par les marchés et l’abandon de la régulation, en particulier par les stocks, favorisent la volatilité des prix », responsable de l’inflation des prix des produits alimentaires. Mais, pour Michel Petit, ces évolutions ne veulent pas dire que les considérations autour de la sécurité alimentaire ont nécessairement déserté le champ politique, puisqu’au contraire, elles ont dominé les politiques agricoles au Maghreb : l’expansion des surfaces irriguées au Maroc, par exemple, a été motivée par cet objectif de sécurité alimentaire. 

Michel Petit s’est par ailleurs exprimé sur la question des rendements, en s’appuyant notamment sur les conclusions de son ouvrage, Pour une agriculture mondiale productive et durable[1].  Irrité de voir un grand nombre d’analyses décrier les « excès du productivisme » au niveau mondial, il a souhaité rappeler les progrès considérables réalisés ces cinquante dernières années et insister sur les perspectives de croissance de la demande, qui appellent d’ici 2050, à une augmentation de la production de 70%. Celle-ci ne sera possible qu’à condition d’augmenter les surfaces agricoles et/ou d’augmenter la productivité moyenne de la terre. 

Pour Jean-Louis Guigou, la sécurité alimentaire est un problème élargi à d’autres sécurités : sanitaire, financière, juridique, stratégique… politique également tant la volatilité des cours pèse sur les caisses de compensation et donc sur le budget de l’Etat et tant il est vrai qu’il existe une corrélation scientifiquement prouvée entre hausse des prix agricoles et crise politique (M.A. Moratinos). A ce propos, Michel Petit a cité l’analyse du CIHEAM sur la réaction de quatre pays (Algérie, Maroc, Egypte, Tunisie) à la crise de 2008 qui démontre une stabilité des prix intérieurs (à la production et à la consommation) malgré la volatilité des prix mondiaux. Ces gouvernements ont assuré la stabilité des prix, mais cette performance a eu une incidence sur les coûts budgétaires. « Peut-on faire mieux à moindre coût budgétaire pour les années qui viennent ? »
 
Quelles propositions pour garantir la sécurité alimentaire en Méditerranée ?

Lucien Bourgeois et Michel Petit ont réfuté l’alarmisme ambiant qui prévaut sur les questions liées à l’alimentation de la population mondiale, le premier constatant que « depuis 50 ans, la production a triplé et la population a doublé » tandis que le second a conclu : « nous allons pouvoir nourrir 9 millions de personnes à condition d’y mettre de la bonne volonté ».  

Pour Jean-Louis Guigou, une partie de la solution passe par un « retour à la puissance publique sur des produits stratégiques », rappelant néanmoins la conviction d’IPEMED que « le bon espace de régulation n’est pas uniquement l’Union Européenne mais le Nord et le Sud de la Méditerranée ». 

Il a prôné le retour à une politique de stockage non pas dans les pays du Nord, mais auprès des consommateurs, avec une gestion commune des fonds de stockage ainsi créés et un financement par un système de prélèvements innovants sur les mouvements spéculatifs. Pour Lucien Bourgeois, la mise en place de stocks publics serait un instrument de contrôle de ces fonds spéculatifs, et rétablirait, pour Jean-Louis Guigou,  le « capitalisme vertueux » contre le système des « mafias ». « Quand on parle de politique commune, on parle d’abord de régulation commune », a d’ailleurs conclu Amal Chevreau.

Cependant, pour Michel Petit, l’idée d’un stockage intergouvernemental pose une difficulté : celle de la gouvernance des stocks. Fort de son expérience à la Banque mondiale, il a ainsi témoigné de la difficulté de travailler ensemble en l’absence d’un « consensus intergouvernemental ». Cette politique de stockage a-t-elle donc des chances d’être réhabilitée ? Des développements positifs ont eu lieu, lors du « G20 agricole », selon Michel Petit, avec l’adoption notamment de la procédure AMIS (Agriculture Market Information System) pour une plus grande transparence sur les statistiques agricoles. Mais pour lui, aucune force politique, économique ou sociale n’envisage de revenir sur la réforme de la PAC de 1992 pour réhabiliter une politique de stockage.

Tariq Sijilmassi est intervenu sur la nécessité de mettre en place un label méditerranéen, notamment sur l’huile d’olive, les pays méditerranéens étant maintenant concurrencés par les puissances émergentes. Comme Miguel Angel Moratinos, il souhaite « défendre un patrimoine commun au nom de la diète méditerranéenne ». Ce dernier a d’ailleurs soutenu que la « nouvelle diplomatie de ce siècle passe par [ce type d’] engagements concrets ». Les grandes instances internationales (FAO, BM etc) étant nécessaires mais pas suffisantes, Miguel Angel Moratinos a déclaré lors de son allocation : « nous sommes à la croisée des chemins vers un renouveau de la pensée et de l’engagement méditerranéen ».  

Appel à un « élan politique » pour renforcer la coopération régionale euro-méditerranéenne 

Pour Miguel Angel Moratinos toujours, la complémentarité entre l’Europe et la rive Sud de la Méditerranée en matière agricole et de sécurité alimentaire est essentielle. Mais, il manque un « élan politique », pas seulement entre l’Europe et l’Afrique du Nord, mais aussi avec l’Afrique subsaharienne, l’auditoire ayant rappelé par exemple le regard porté par le Maroc en direction de son Sud. Cela demande une « vision » et un « engagement national et international ». 

Au plan national, Miguel Angel Moratinos a mentionné le Plan « Vert Maroc », ce « modèle marocain » qui a su intégrer les différentes dimensions (production, recherche de nouvelles technologies, chaîne de production, intégration de la société civile, des PPP) dans un plan national. Interrogé sur la possibilité de mettre en place des mécanismes de résilience nationaux face aux chocs, Michel Petit s’est exprimé en faveur d’actions Public-Privé, et surtout en faveur de politiques qui « ciblent davantage les consommateurs et les producteurs les plus pauvres ».

Mais, selon M.A. Moratinos, « la politique nationale marocaine ne peut pas exclure et ignorer les enjeux de sa dimension avec l’Union Européenne ». 

Sur cette question, l’ancien ministre des Affaires étrangères de l’Espagne à appeler à instaurer un dialogue et des pourparlers entre l’Union Européenne, qui est en train de rénover sa PAC et sa « façade » Sud, ni le Nord ni le Sud ne pouvant rester séparés. M.A. Moratinos a ainsi appelé à « passer de la PAC à la PAAC, une politique conjointe, conceptualisée, pensée, et mise en place ensemble ». Tariq Sijilmassi est également intervenu en faveur d’une « politique agricole commune en Méditerranée » ; un « beau rêve », une « utopie mobilisatrice » pour Michel Petit, qui a fait part de son scepticisme par rapport à la mise en place d’une telle politique régionale. Pour Amal Chevreau, responsable du pôle production d’IPEMED, invitée à s’exprimer lors des débats, une politique commune Nord-Sud pourrait dans un premier temps s’inspirer des meilleures pratiques de la PAC pour réformer notamment le système des caisses de compensation dans les pays du Sud de la Méditerranée, et proposer un « échange de sécurités » entre exportateurs de céréales (UE ; le Maroc, l’Algérie et l’Egypte étant des importateurs nets) et exportateurs de fruits (Psem). Cette politique commune pourrait se faire à géométrie variable, en incluant dans une première étape, le Maroc, la Tunisie et l’Egypte[2].
 
Quelle instance pertinente pour appuyer ce renforcement de la coopération régionale ?

 Si M.A. Moratinos n’est pas convaincu par le « Processus de Barcelone » et l’Union pour la Méditerranée, Jean-Louis Guigou, lui, a salué l’action du Secrétariat de l’Union pour la Méditerranée, en phase de devenir selon lui « une vraie agence méditerranéenne de développement ». 

Miguel Angel Moratinos a repris l’appel d’IPEMED à une nouvelle façon de gérer ensemble notre futur commun, avec un leadership du Sud, autour des valeurs de respect et de solidarité, et dans l’objectif de « peser fort dans cette nouvelle globalité internationale ». Il a également repris l’appel à la création d’une convention sur la sécurité alimentaire dans le cadre d’une conférence internationale[3], à laquelle acteurs publics et privés, hommes politiques, experts, médias, pourront s’adjoindre tout le temps nécessaire pour établir une nouvelle charte de la sécurité alimentaire en Méditerranée.

Pour Michel Petit, davantage de collaboration régionale est souhaitable, mais est difficile à mettre en œuvre politiquement. Pour lui, de petites avancées ont été fournies avec la réunion des treize Ministres de l’Agriculture des pays membres du CIHEAM, qui esquisse une concertation minimale, dont la prochaine réunion devrait avoir lieu, en Algérie, en 2014 et pourrait traiter de ces questions relatives à la sécurisation des approvisionnements.   

Et parce que la Méditerranée n’est qu’une partie de ce quartier d’orange qu’est « l’Europe-Méditerranée-Afrique », Tariq Sijilmassi citant Jean-Louis Guigou, « Don Quichotte de la construction méditerranéenne », a appelé durant son allocation à revenir à une sorte d’égoïsme national, régional qui sera demain une nécessité. La conférence a d’ailleurs été conclue par Lucien Bourgeois, pour qui la période de crise doit être vue comme une période d’opportunités, de « paris osés » et accompagnée d’un appel à plus de responsabilités notamment de la part de l’Union Européenne.


[1] Pour une agriculture mondiale productive et durable, Edition Quae, 2011, 120p
[2] Pour plus d’informations, vous pouvez consulter le rapport Pour une politique agricole et agroalimentaire euro-méditerranéenne, Construire la Méditerranée, IPEMED, 2012, disponible en ligne ici.
[3] Voir à ce propos les conclusions du rapport commandé en février 2013 au Comité d’orientation politique par le Président du parlement européen et président en exercice de l’AP-UPM, Martin Schulz, sur la refonte des relations euro-méditerranéennes, intitulé «l’Europe et la Méditerranée : propositions pour construire une grande région d’influence mondiale », et disponible ici.
Par Kelly Robin - Source de l'article IPEMED

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