Le gouvernement tunisien a réaffirmé son attachement au statut privilégié de la langue française, porteuse de valeurs et passerelle vers la vaste Afrique francophone. Cette décision répond aux intérêts supérieurs du pays, tant géopolitiques qu’économiques.
Suite à la polémique déclenchée en octobre dernier par le ministre tunisien de l’Éducation, M. Néji Jalloul, qui proposait de faire de l’anglais la seconde langue du pays, le gouvernement a réaffirmé le statut privilégié du français en Tunisie, quelques jours plus tard.
Dans ce pays arabo-francophone, celui-ci est appris au plus tard à partir de la troisième année du primaire, constitue la langue d’enseignement des matières scientifiques et économiques à partir du second cycle du secondaire, et représente, au même niveau que l’arabe, la langue de l’administration, des affaires et des médias. Chose qui peut surprendre bon nombre de francophones du Nord, tant furent nombreux les articles affirmant que le français y était en régression. Et ce, au plus grand étonnement des Tunisiens eux-mêmes, qui n’ont jamais été aussi nombreux à le parler et à le maîtriser.
Le français, valeurs et géopolitique
Comme d’autres langues, mais probablement davantage, le français, langue des Lumières, est connu pour être porteur de valeurs humanistes, telles que l’égalité, le partage ou encore le rejet de toute forme d’extrémisme. Ainsi, ce n’est pas un hasard si les seuls pays et territoires à avoir interdit le port du niqab sont francophones ou francophiles. En Europe, la France et la Belgique ont été rejointes par le canton suisse italophone du Tessin (où le français a le statut de première langue étrangère enseignée) et, partiellement, par les Pays-Bas qui l’ont interdit dans certains lieux publics (et où la majorité des élèves apprennent le français au premier cycle du secondaire). En Afrique, le Tchad, le Congo et le Sénégal ont également proscrit le niqab, suivis par le Cameroun et le Niger pour les parties de leur territoire voisines du Nigeria.
Pour sa part, le Maroc vient d’interdire, en janvier dernier, toute commercialisation de la burqa "afghane" (qui dissimule également les yeux). Avancée modeste, certes, mais qui constitue toutefois une première dans les pays arabes. Du moins depuis la révolution tunisienne, avant laquelle la burqa et le niqab étaient formellement interdits en Tunisie, pays qui demeure toutefois largement en avance en matière d’égalité hommes-femmes. Au passage, il convient de noter que le Maroc avait décidé, début 2016, de réintroduire l’enseignement du français à partir de la première année du primaire, et de refranciser l’enseignement des matières scientifiques dès le primaire également.
Un passage à l’anglais éloignerait ainsi la Tunisie du monde francophone et des valeurs qui sont les siennes, et conduirait à une érosion très progressive des relations diplomatiques privilégiées et amicales liant historiquement la Tunisie aux autres pays ayant le français en partage. De même, cela l’éloignerait, lentement mais sûrement, du reste du Maghreb, dont la langue française est un des piliers de l’identité linguistique, avec l’arabe et le berbère. Ce qui, in fine, rapprocherait la Tunisie des pays "anglophones" du Moyen-Orient, de leurs codes culturels, et, à terme, de leurs orientations géopolitiques.
Le français, ou l’accès à un vaste marché francophone émergent
Mais le français peut également permettre à la Tunisie d’avoir des relations économiques privilégiées avec les autres et nombreux pays francophones. Faisant partie de ces pays, la France demeure le premier partenaire de la Tunisie (21,2 % de son commerce extérieur de biens en 2014), devançant assez largement l’Italie (16,5 %) et l’Allemagne (8,3 %). Cette forte présence s’explique par ce lien linguistique, sans lequel les entreprises hexagonales s’orienteraient plutôt vers les pays d’Europe de l’Est, plus proches et aux coûts de production souvent comparables.
De plus, la Tunisie commence également à prendre conscience de l’émergence démographique et économique de l’Afrique subsaharienne francophone, désormais un des principaux relais de la croissance mondiale. Cet ensemble de 22 pays, regroupant 290 millions d’habitants et vaste comme 2,4 fois l’Union européenne (Royaume-Uni inclus), constitue la partie la plus dynamique du continent avec une croissance globale de 3,7 % en 2016 (0,8 % pour le reste de l’Afrique subsaharienne). Concentrant, cette même année, 9 des 13 pays africains ayant enregistré une croissance supérieure ou égale à 5 %, cet espace a réalisé les meilleures performances pour la troisième année consécutive et pour la quatrième fois en cinq ans, notamment grâce à la meilleure résistance de la majorité des pays francophones pétroliers et miniers à la chute des cours. En 2016, la croissance s’est ainsi établie à 5,6 % au Cameroun et à 3,2 % au Gabon (ou encore à 3,6 % en Algérie, plus au nord), tandis qu’elle était quasi nulle en Afrique du Sud et en Angola (0,4 %) et négative au Nigeria (-1,7 %). Performance qui s’explique par les avancées en matière de diversification, mais aussi en matière de bonne gouvernance, comme en témoigne le succès de l’ITIE (Initiative pour la transparence des industries extractives), norme internationale déjà adoptée, fin 2016, par 68 % des pays subsahariens francophones, hors petits États insulaires (et par 38 % des autres pays subsahariens).
La Tunisie a donc tout intérêt à s’inspirer de l’Algérie, qui vient d’organiser son premier "Forum africain d’investissements et d’affaires", en décembre 2016, et qui aimerait bien rattraper le Maroc, bien plus en avance en la matière. Deuxième investisseur africain sur le continent, derrière l’Afrique du Sud, et premier investisseur étranger en Côte d’Ivoire en 2015 (devant la France), celui-ci peut même s’appuyer, en Afrique de l’Ouest francophone, sur un réseau d’agences bancaires marocaines désormais plus de deux fois plus étoffé que celui de l’ensemble des banques françaises présentes. Cet intérêt marocain pour cette partie du continent vient à nouveau de se manifester, fin février, par le dépôt d’une demande officielle d’adhésion à l’espace CEDEAO.
Un niveau en anglais déjà assez bon
Une remise en cause du statut du français serait d’autant plus injustifiée que les jeunes Tunisiens ont déjà, globalement, un niveau assez bon en anglais, appris obligatoirement et en tant que deuxième langue étrangère (depuis l’indépendance). Le pays s’est ainsi placé à la 52e place mondiale en la matière dans la dernière édition de l’EF English Proficiency Index, faisant ainsi mieux que sept anciennes colonies britanniques, comme l’Égypte, la Jordanie et le Qatar. Dans ce classement très médiatisé, la Tunisie n’est donc pas loin de faire aussi bien que le Maroc (44e), ou encore que la France, classée 29e et faisant mieux que dix anciennes colonies britanniques ayant toutes l’anglais comme langue co-officielle, de jure ou de facto (dont Hong Kong et les Émirats arabes unis).
Être francophone n’est donc pas incompatible avec l’acquisition d’un bon niveau d’anglais. Par contre, l’expérience démontre bien que l’inverse est très improbable, vu la relative complexité de la langue française (plus facile que les langues slaves ou germaniques) et le manque de motivation qui résulterait chez les élèves du sentiment contreproductif d’avoir fait le plus important en ayant déjà appris l’anglais.
Par ailleurs, un renoncement au français ne permettrait nullement de développer massivement et suffisamment les investissements et échanges de toutes sortes (entreprises, société civile…) en provenance de pays anglo-saxons, afin de compenser la baisse, lente, mais certaine, de ceux en provenance des pays francophones. Et ce, du fait de l’éloignement géographique des premiers, qui peuvent déjà, au passage, compter sur de nombreux pays anglophones ou anglophiles attractifs. À cela s’ajoute le fait qu’il serait plus difficile de maintenir des liens étroits avec une diaspora de près d’un million de personnes vivant dans des pays de langue française, selon les autorités tunisiennes.
Le gouvernement tunisien a donc conscience de l’importance stratégique du français pour le pays, dont les difficultés économiques actuelles ne résultent que du manque de stabilité politique et des problèmes sécuritaires qui ont suivi la révolution de 2011. L’année précédente, le Forum économique mondial de Davos venait d’ailleurs de classer à nouveau ce pays arabo-francophone à la première place continentale en matière de compétitivité (32e place mondiale), largement devant l’Afrique du Sud (54e) et Maurice (55e, et autre pays francophone).
Par Ilyes Zouari (Secrétaire général adjoint de la revue Population & Avenir) - source de l'article Les Echos
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire