Enquête : comment Vladimir Poutine s’est rendu incontournable en Afrique du Nord et au Moyen-Orient


Soucieux de restaurer la grandeur de la Russie et de laver l’affront occidental en Libye, Vladimir Poutine nourrit de grandes ambitions en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, où il est désormais incontournable.

Ancien du KGB réputé plus froid que l’acier, le président russe aurait rugi comme un ours blessé devant les images de la longue et brutale mise à mort de Kadhafi, lynché le 20 octobre 2011 par des miliciens révolutionnaires.

Un nouveau chapitre de l’histoire de Poutine avec les Arabes avait commencé quelques mois plus tôt, en mars 2011, quand les puissances de l’Otan avaient outrepassé les dispositions de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU pour faire de la mission de protection de la population libyenne pour laquelle elles avaient été mandatées une opération de renversement du régime. Contrevenant à l’un de ses principes, la Russie n’avait pas mis son veto à cette intervention militaire dans un État souverain, lui conférant une indispensable légitimité internationale.

Grande tromperie

Le locataire du Kremlin était alors Dmitri Medvedev, qui y assurait une forme d’intérim en attendant que Poutine puisse à nouveau briguer la magistrature suprême en mars 2012 après ses deux mandats (1999-2008). Mais, dès mars 2011, ce dernier avait qualifié la résolution 1973 d’« appel médiéval à la croisade ». En 2013, alors que Poutine avait été réélu président, un téléfilm diffusé à la télévision russe, The Game of Giveaway, mettait en scène un président Medvedev qui aurait bradé les intérêts de la Russie et trahi ses alliances, décidant « en une heure » de ne pas s’opposer à la résolution sur la Libye.
"Si l’œil de Moscou a perdu de son charme avec l’effondrement de l’URSS, les muscles de Poutine séduisent"
Mais si Poutine n’était alors que Premier ministre, Medvedev n’aurait jamais pris une telle décision sans son aval. Cette « lecture alternative » des faits lui lavait les mains d’un sang qui les avait indirectement éclaboussées. L’abus otanien était prévisible, mais les Russes ne cessent de le présenter comme une grande tromperie.

Le soutien de la Russie 

Le 2 mars dernier, Fayez el-Sarraj, Premier ministre d’un gouvernement libyen d’union nationale établi à Tripoli et contesté jusque dans son camp, atterrit à Moscou. Au ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, il vient demander de jouer les médiateurs avec son rival, le maréchal Khalifa Haftar, homme fort de l’Est aux ambitions nationales. « Nous espérons que la Russie jouera un rôle positif dans la résolution de la crise libyenne », avait-il déclaré le mois précédent.

En 2016, Haftar lui-même s’était rendu à deux reprises en Russie pour rencontrer ses ministres de la Défense et des Affaires étrangères. Marginalisé par l’arrogante Alliance atlantique en opération dans le ciel libyen jusqu’à l’exécution de Kadhafi, le Kremlin est aujourd’hui l’arbitre, voire le soutien, recherché par toutes les parties libyennes.

Double jeu des Occidentaux

Car le jeu trouble des Occidentaux, qui soutiennent officiellement Sarraj mais envoient leurs forces spéciales chez Haftar, a fini par écorner leur image. Et le jeu habile du maître du Kremlin pourrait lui gagner une position stratégique à quelques kilomètres des rives de l’Europe. En janvier, Haftar a eu l’insigne honneur d’être reçu au large des côtes libyennes sur l’Amiral Kouznetsov, seul porte-avions de la flotte russe, où il a pu s’entretenir en visioconférence avec le ministre russe de la Défense.


À cette occasion, la livraison à son profit de 2,4 milliards de dollars d’armements commandés à l’époque de Kadhafi a été évoquée. « Il semble que les intérêts actuels de la Russie aient incité Poutine à finalement approuver l’activation d’un contrat d’armement de 2009, en échange de la permission d’établir une base navale dans l’Est libyen, a affirmé alors une source libyenne.

Des officiers russes ont inspecté plusieurs sites dans l’Est pour évaluer leur adaptation à l’établissement d’une base navale avant que Haftar n’embarque sur le navire. » Général de Kadhafi passé dans l’opposition dans les années 1990, Haftar s’était exilé en Virginie, à quelques kilomètres du siège de la CIA, avec laquelle il entretenait les meilleurs rapports. Perçu à son retour en Libye en 2014 comme « l’homme des Américains », le chef militaire mise aujourd’hui sur l’ex-cadre du KGB.

La détermination de Poutine en Syrie

La cour faite au tsar Poutine par les deux têtes du conflit libyen est représentative du nouveau tropisme russe qui anime les dirigeants arabes, après qu’en septembre 2015 le Russe a envoyé ses Mig et ses Sukhoi sauver son allié Bachar al-Assad d’une défaite imminente face à l’insurrection. « En Syrie, le dernier État client qui lui restait dans la zone, Poutine a décidé de tracer une ligne dans le sable en disant “maintenant, cela suffit”.

Dans le revanchisme russe qui était en train de se dessiner, la question syrienne a été prise comme exemple pour montrer au reste du monde la détermination politique et diplomatique de la Russie », commente le spécialiste du Moyen-Orient Karim Bitar. Si l’œil de Moscou a perdu de son charme avec l’effondrement de l’URSS, les muscles de Poutine séduisent, des hauts plateaux iraniens à l’Atlantique.

Affinités avec le président égyptien

Avant cela, le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, détenteur du pouvoir en Égypte après en avoir chassé les Frères musulmans en juillet 2013, a été le premier à poursuivre le Russe de ses assiduités. Reçu par Poutine dans sa résidence de Novo Ogaryovo en février 2014, alors que, dirigeant l’État égyptien, il n’en avait pas encore été élu président, Sissi, cette fois bien installé, le recevait au Caire en février 2015 et reprenait le chemin de Moscou en mai puis en août 2015. Certes, Poutine avait reçu son prédécesseur, l’islamiste Mohamed Morsi, en 2013. Une levée de l’interdiction des Frères musulmans en Égypte avait même été étudiée.
"Les leaders locaux ne peuvent plus ignorer ce vieil acteur, de retour depuis cinq ans dans la région. Moscou est devenu incontournable"
La tempête des révolutions arabes semblait alors toujours irrésistible, et le triomphe des islamistes, dans son sillage, incontournable. Mais, avec la destitution de Morsi et l’enlisement de la Syrie, de la Libye et du Yémen révolutionnaires dans les guerres civiles, la mode de l’homme fort a éclipsé l’ère de la volonté des peuples. Et l’ancien colonel du KGB ne pouvait que se trouver des affinités avec l’ancien chef du renseignement militaire égyptien.

Méfiance envers l’Occident

C’est aussi par dépit que Sissi s’est tourné vers Moscou, alors que l’Égypte est un pilier essentiel de la politique américaine dans le monde arabe. Mais Barack Obama avait signifié au Caire sa réprobation du renversement de Morsi, contesté certes, mais démocratiquement élu. L’occasion rêvée pour Poutine de recevoir le nouveau raïs éconduit et de gagner sa confiance. Car la force du Russe en Méditerranée doit beaucoup à son exploitation adroite des faiblesses occidentales depuis 2011.

La politique modérée d’Obama et les conceptions mouvantes de la légitimité politique par les Européens ont été interprétées par chaque camp comme hostiles, jetant le doute sur la solidité des engagements occidentaux. Et le désengagement militaire de l’Amérique dans la région, qui avait été l’un des points du programme électoral d’Obama, s’était concrétisé, livrant l’Irak à la terreur de Daesh dès la fin de 2010.

Une brèche à saisir pour Poutine

« En 2013, Poutine a pris acte de cet état de fait et – la politique ayant horreur du vide – s’est engouffré dans cet espace à la faveur de la crise syrienne, explique Joost Hiltermann, directeur Maghreb - Moyen-Orient à l’International Crisis Group. Si ses moyens économiques sont faibles, la Russie peut militairement créer des bouleversements. Aussi les leaders locaux ne peuvent-ils plus se permettre d’ignorer ce nouvel acteur, ou plutôt ce vieil acteur de retour depuis cinq ans dans la région. Moscou est devenu incontournable. »
"La détente avec l’Iran, le refus d’une intervention contre Assad et l’accès des Américains à l’indépendance énergétique inquiétait les saoudiens"
Les seuls chefs arabes à ne pas s’y être rendus depuis 2014 sont le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, qui lui a fait remettre une invitation à Tunis en juin 2016, le président algérien Bouteflika, le sultan Qabous d’Oman et le roi Salman d’Arabie saoudite.

L’accord des États-Unis avec l’Iran

Mais ce dernier a envoyé son vice-héritier, son jeune fils Mohamed, vu comme l’homme fort de Riyad, pour présenter ses hommages au Russe à Saint-Pétersbourg en juin 2015. Car une autre opération américaine a ouvert à Poutine quelques portes arabes. L’accord conclu en 2015 avec Téhéran sur le nucléaire iranien, en écartant la menace militaire sur la République islamique chiite rivale du royaume wahhabite comme d’Israël, a fait naître dans le Golfe la crainte que l’alliance américaine pouvait être soluble.

« Il y a eu une grande irritation des Saoudiens envers l’administration Obama, explique Bitar. Motifs : la détente avec l’Iran et le refus d’une intervention contre Assad. En outre, l’accès des Américains à l’indépendance énergétique les inquiétait. Cela les a conduits à se rapprocher à la fois de la France, devenue le principal allié occidental, mais aussi à tenter de flirter avec les Russes. »

À la Maison-Blanche, l’arrivée de Donald Trump, qui a déclaré son admiration pour le leader russe tout en affirmant son isolationnisme diplomatique, confirme pour l’instant que les États-Unis ne devraient pas tant dévier de la ligne engagée par Obama.

Sahara occidental : Poutine marque un point avec le Maroc

C’est la même recherche du « partenaire alternatif » qui a amené le roi du Maroc à se rendre lui aussi en Russie, en mars 2016. Après une phase diplomatique très houleuse avec la France en 2014, sanctionnée par un discours très critique à l’égard de l’Occident à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU la même année, Mohammed VI était en pleine brouille avec le secrétaire général de l’organisation onusienne, Ban Ki-moon, qui avait qualifié d’« occupation » la présence marocaine au Sahara occidental.

« La Russie tient dûment compte de la position du Maroc concernant le règlement de ce problème », avait officiellement déclaré Poutine à l’issue de sa rencontre avec Mohammed VI. Une prise de position affirmée de manière inédite qui surprend de la part du partenaire, depuis les temps soviétiques, d’une Algérie résolument partisane d’une indépendance de ce territoire. Elle est une bonne illustration du pragmatisme qui guide Moscou pour avancer ses pions dans la région.

Relations froides avec l’Algérie

En Algérie, après la chute de l’URSS, les relations avec Moscou se sont distendues. Accédant au Kremlin en 1999, Poutine avait cherché à les raviver, se rendant à Alger en 2006. Las ! En février 2008, effectuant sa dernière visite en Russie, le président Bouteflika était venu y annoncer la restitution de quinze avions de chasse russes qui ne correspondaient pas à la commande passée.
"Toute puissance extérieure qui s’invite dans le monde arabe subit tôt ou tard un retour de bâton. La Russie n’y coupera pas"
Bien que les relations entre les deux capitales aient gardé une forme cordiale, illustrée par la cession, en 2015, par le russe Vimpelcom de 51 % de l’opérateur téléphonique Djezzy à l’État algérien ou par l’accord obtenu à Alger en septembre 2016 sur la stratégie pétrolière conclue par les pays exportateurs dans le domaine public, la relation n’a pas été restaurée à la hauteur de ce qu’elle était au sortir de la colonisation. La livraison à Alger de cinquante Mig-29, annoncée au début de février, relancera-t-elle la lune de miel entre les deux vieux amants ?

Poutine au service de la Grande Russie

Mais sur l’échiquier méditerranéen de Poutine, le Maghreb n’occupe qu’un rang très secondaire : « Les affaires maghrébines intéressent la Russie dans le cadre de la reconfiguration internationale en cours et en raison de sa volonté d’être présente partout, mais ses intérêts ne sont pas importants dans la zone. Il s’agit d’un petit marché pour les Russes, sans réel intérêt, et dont les viviers terroristes ne la menacent pas directement », analyse Khadija Mohsen-Finan, spécialiste de l’Afrique du Nord.

Car au-delà des avancées opportunistes dans la région, Poutine, qui se veut restaurateur de la grandeur russe, sert des objectifs stratégiques à long terme. Au premier rang de ceux-ci, la volonté de briser l’enclavement croissant de son vaste pays dans une ceinture pro-occidentale hostile, qui s’est traduit par la propagation des bases otaniennes, de l’Europe de l’Est à l’Asie centrale.

Victorieux sur le long terme ? 

Sûr de sa puissance, l’Occident n’a pas voulu comprendre que la menace d’une telle stratégie entraînerait des contre-mesures de la part de Moscou, dont le champ principal est aujourd’hui la Méditerranée orientale et méridionale. Mais, affaiblie économiquement et démographiquement, dotée d’un appareil militaire obsolète, elle ne dispose pas à long terme des moyens de ses ambitions.

Et, souligne Karim Bitar, « il est une loi d’airain dans la région arabe qui veut que toute puissance extérieure qui s’y invite subisse tôt ou tard un retour de bâton. La Russie n’y coupera pas ».

Par Laurent de Saint Pier - Source de l'article Jeune Afrique

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