C’est
un drôle d’Ulysse moderne et sans papiers, qui voyage à travers les flots sur
une barquette marseillaise. Manolo, le comédien qui l’incarne, est parti sous
la caméra de Malek Bensmaïl à la recherche de Méditerranéens d’aujourd’hui.
Ses
découvertes forment la trame de l’exposition-fiction «Méditerranées» consacrée
à l’histoire de douze de ses grandes cités et inaugurée demain au J1 à
Marseille. Prêté par le Port, le rez-de-chaussée de ce hangar de la Joliette
accueille encore des passagers en transit. A l’étage, la scénographie faite de
conteneurs noirs fabriqués en Chine conduit le visiteur jusqu’à une magnifique
ouverture sur la mare nostrum.
On
se dit là, face à la mer, que c’est une tarte à la crème, à Marseille, de
s’interroger sur le devenir de la Méditerranée et celui de ses peuples, tout en
refusant de les accueillir avec quelque égard. La ville abrite nombre de ses
voisins du Sud, mais n’en tire guère de fierté et cherche plutôt, depuis des
décennies, à virer ces «Arabes» du centre, malgré leur dynamique économie de
bazar. Le dénommé Ulysse, lui, met les voiles avec, pour tout bagage, sa belle
gueule d’aventurier forcé. Histoire de voir ailleurs si ça se passe mieux. Pas
de surprise : ça craint du boudin. Le gaillard reviendra au bercail au terme de
son «vrai faux» voyage. On n’y est pas si mal, finalement.
Commissaire
de l’exposition, Yolande Bacot voulait que ses pérégrinations dans un «périple
civilisationnel très inspiré de Fernand Braudel», de Troie à Marseille en
passant par Alexandrie, établissent une «mise en tension» entre le passé, sujet
de l’expo, et le présent. Question tension, c’est réussi. A Athènes, l’Ulysse
de fiction est accueilli par un révolté bien réel : «Viens voir ce qui se passe
dans le pays qui a donné naissance à la démocratie !» l’interpelle Kostas
Polychronopoulos, 47 ans. Au chômage depuis trois ans, Kostas est retourné
vivre chez sa mère, et assure une tambouille gratuite dans la rue pour les
affamés. Il s’emporte : «Aucun homme politique, n’importe quel porc qui gagne
15 000 euros par mois et qui ne paye aucune taxe, ne peut dire à une femme qui
gagne à peine 500 euros qu’on a "tout bouffé ensemble". Dans mon cœur,
il y a de la rage.» Que faire ? «M’en aller en courant ? Me suicider ? Non. Je
ne vais pas leur faire ce plaisir. Je vais m’enrager. C’est eux qui vont se
suicider.»
Révolution.
En Tunisie, autre colère. La barque d’Ulysse n’a pas touché terre qu’une
avocate démarre sa plaidoirie. Bochra Belhaj Hmida défendait Ghazi et Jaber,
condamnés à sept ans et demi de prison pour avoir publié des caricatures du
prophète sur Facebook. «Ils ont exprimé peut-être une colère, peut-être un
désespoir. Ça me rappelle les jeunes qui partent tous les jours et brûlent les
frontières, risquent leur vie en mer, la sacrifient pour arriver en Occident ;
ça me rappelle les jeunes qui vont se tuer dans des opérations suicides en
Syrie.» Elle se dit «surprise» : «Nous détruisons leur avenir parce qu’ils ont
donné un avis. Ils ont peut-être exprimé un sentiment sur leur religion, mais
c’est leur religion à eux aussi, et personne n’a le monopole de la défense de
la religion.» Elle implore la justice : la révolution «est une occasion pour
tout le monde de gagner son indépendance». Perdu : la peine est confirmée.
Arrivé
à Gênes, la ville dont les banquiers ont inventé le capitalisme moderne, Ulysse
fait cap, grâce à ses hôtes Clizia et Antonio, sur 2001 et la manif
altermondialiste contre le G8, marquée par la mort de Carlo Giuliani, un
militant tué par la police. Clizia lui rappelle le mot d’ordre d’alors : «Les
gens doivent revoir leur mode de vie sous un autre angle.» Mais dix ans ont
passé et la mobilisation a faibli, regrette Antonio : «On devrait retrouver le
mordant de ces années-là.» Clizia corrige : «Notre mouvement n’a plus la même
portée. Mais les gens savent que le modèle économique uniquement basé sur les
transactions financières n’est pas le bon.»
Gibraltar. Ulysse fait d’autres rencontres,
plus dérangeantes. A Istanbul, Saliha, jeune femme voilée, lui affirme
tranquillement que, en se montrant moins ferme sur la laïcité, la Turquie
islamo-conservatrice «a enlevé ses œillères». «Dans nos dictionnaires, la
laïcité était définie comme la séparation de la religion et de l’Etat,
argumente Saliha. C’était comme coupé au couteau. Comment peux-tu
"me" séparer de l’Etat ? Me retirer mon apparence et mon état
d’esprit ?» Pour Saliha, «l’école n’est pas le lieu où on doit les séparer»,
pas plus que les lycées religieux et les universités. Avec son voile, elle a eu
«beaucoup d’ennuis par le passé» mais estime que maintenant «on vit mieux la
laïcité parce que mon pays ne me discrimine plus, il ne me dit plus que je ne
dois pas exister».
A
la fin, après avoir croisé à Gibraltar Maria la Nigériane sans papiers, Ulysse
est recueilli par un ferry qui le ramène à Marseille. Le visiteur sort de
l’expo à l’endroit où le héros débarque. Il voit que la Cité phocéenne est en
chantier. Ça tombe bien : la Méditerranée aussi.
Par
Michel Henri - Source de l’article Libération
Méditerranées - Du 12 janvier au 18 mai
J1, place de la Joliette, Marseille, 2e
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