Rencontre IPEMED / IREMMO - La Méditerranée après les poussées démocratiques dans les pays arabes : espace de compromis ?



Dialoguer pour tenter d’avancer ensemble
C’est sur un terrain peu familier qu’IPEMED a organisé, le 3 avril, en partenariat avec l’iReMMO et Jeune Afrique, une rencontre intitulée : « La Méditerranée après les poussées démocratiques dans les pays arabes : espace de compromis ? » animée par Jacques Ould Aoudia, chercheur en économie-politique du développement, qui a mené, avec Agnès Levallois, le recueil d’entretiens rassemblés dans l’ouvrage Méditerranée : 30 voix pour bâtir un espace commun (IPEMED, Construire la Méditerranée, Paris 2012).

Deux voix de la Méditerranée, deux parcours, deux approches distinctes. 
Introduisant la rencontre, Jacques Ould Aoudia interprète la situation dans les pays arabo-musulmans comme étant liée à un questionnement endogène sur la place de la religion dans les sociétés. D’où viennent les règles ? Qui peut les faire et les défaire ? : Ces questions, qui sont tranchées dans un système où la légitimité est issue de forces transcendantales (Dieu, les Dieux, les ancêtres), ont été mises à mal à partir du XVIIIe siècle par l’introduction en Europe de la raison comme nouvelle source de légitimité du pouvoir.
La liberté, la démocratie, l’individu sont autant de concepts inédits, fondateurs de la modernité et cause de la suprématie matérielle, militaire et organisationnelle de l’Europe. Ce passage par l’histoire longue a amené Jacques Ould Aoudia [1] à observer le développement, en Asie où, dès la fin du XIXe siècle, des mouvements endogènes, en réaction à la domination européenne, ont engagé une réflexion sur les structures sociales et prôné une « renaissance asiatique ». Au même moment, le monde arabe a aussi connu un tel cours, la Nahda. Mais ce mouvement de « renaissance arabe » a été brisé par la colonisation, puis par les forces nationalistes qui ont conforté un mode de régulation sociale marqué par le monolithisme autoritaire.
La nouveauté irréversible induite, depuis 2011, par les poussées populaires dans le monde arabe est, pour Jacques Ould Aoudia, la prise de conscience par les sociétés arabes elles-mêmes de leur pluralité. S’impose alors de trouver un compromis historique entre les forces à référent religieux d’une part, et les forces dites « laïques », d’autre part : « aucune stabilisation des sociétés arabes ne peut s’établir par l’écrasement d’une de ces forces par une autre ». Jacques Ould Aoudia a rappelé qu’en France la loi sur la laïcité de 1905 est le fruit d’un siècle de luttes politiques, parfois violentes : le chemin vers ce compromis historique dans les pays arabes, qui se formulera d’une façon originale, sera parsemé d’avancées et de reculs, de violences, de conflits et d’échecs car les processus historiques sont longs, non linéaires, et les sociétés, qui hésitent, ne connaissent pas la solution avant de l’avoir « testée ».

Apprendre de la société civile
Fethi Benslama, en guise d’avant propos, a souligné que la Méditerranée n’a pas encore reçu toute la considération stratégique et politique qu’elle mérite ; or le trait d’union est essentiel : « la Méditerranée fonctionne comme une sorte d’Europe et l’Europe est une sorte de Méditerranée ». Il s’agit dans les deux cas d’un espace de circulation intense, d’imbrication des sociétés et des cultures en termes d’échanges et de confrontations.
Pour lui, il est difficile de se projeter dans cette période de transition qui nécessite humilité et variété des points de vue. Fethi Benslama a remarqué qu’à partir des Lumières, la cohérence et le « système-monde » que représentait l’islam a été enfoncé de part en part ; le monde dans lequel nous sommes est un monde occidentalisé qui fonctionne selon des règles et lois imposées par des rapports de forces et par des inventions scientifiques, techniques et éthiques inouïes et incontournables. Mais le problème dont on parle rarement est la question des subjectivités.
Dans les sociétés humaines, il n’y a pas que des individus (unité de compte minimale pour tous les vivants), il n’y a pas que des personnes (représentation symbolique et juridique), mais surtout des sujets. Cela signifie des êtres qui sont soumis à un ordre social, mais aussi qui portent cet ordre, sans quoi il ne tient pas. Des êtres qui existent en ce sens qu’ils se représentent leur vie et se rapportent à eux-mêmes comme existant, selon des modèles de subjectivité qui varient dans le temps et dans l’espace. Or, l’explosion du modèle de la subjectivité tel qu’il était dans le monde dit traditionnel amène à ce que les sociétés soient composées de sujets « différents », qui ne pensent pas leur vie, leur existence de la même façon. Sur un spectre large entre « tradition » et « modernité » (même si Fethi Benslama n’emploie pas ces termes), on assisterait à une forme de radicalisation des subjectivités, avec d’un côté, des « subjectivités comme si on était en Suède », et d’autres qui ont pour référence de l’islam pré-moderne, si bien que d’un bout à l’autre du spectre, les subjectivités n’ont plus les mêmes références.
D’où l’existence d’une « guerre civile des subjectivités » qui « vise de part et d’autre à faire prévaloir un modèle du sujet », et qui concerne l’ensemble du sceptre. Cette guerre civile est mortifère : depuis 30 ans, Fethi Benslama a constaté le nombre de jeunes qui vont à la mort volontaire ; le djihadisme, les  immolations par le feu avant et après la révolution tunisienne, la mort des clandestins qui tentent de franchir la Méditerranée sont autant de formes d’autodestruction qui constitueraient, selon lui, un phénomène marquant du monde arabe et musulman. La mort volontaire est devenue un fait quotidien majeur, comme éco-système, comme logique de dilapidation de la vie. D’où l’idée d’une « lutte à mort » entre ces modèles de la subjectivité.

Pour Fethi Benslama, il y a un grand malaise lié à cette sorte de transition, qu’on dit politique, mais qui pèse lourd sur les subjectivités : une « transition subjective ». Face à cela, les hommes politiques notamment en Tunisie et dans tout le monde arabe ne seraient pas à la hauteur de la situation, la question n’étant plus idéologique mais « touchant le vivant dans sa capacité à se maintenir en vie ».

En l’absence de certitudes, Fethi Benslama reconnait qu’il est difficile d’avancer des solutions immédiates mais appelle à la nécessité de faire de la place pour la jeunesse, qui a fait la révolution et doit être représentée au niveau politique.  Le discours politique actuel est en décalage par rapport aux jeunes ; d’où son injonction urgente à plus « d’enquêtes sur le terrain » plutôt que de débats télévisés pour écouter.  Les associations de la société civile étant au plus près de ce qui se passe, il faut travailler avec elles pour apprendre et apporter des solutions locales.

Et l’Euro-Méditerranée dans tout ça ? Rendons la vivante et réelle en l’inscrivant dans la vie quotidienne des populations, a scandé Fethi Benslama.

Contextualiser la démocratie
Pour Omar El Mourabet, la Méditerranée doit être un espace de dialogue et d’écoute de l’émancipation des peuples de la rive Sud de la Méditerranée.

Prenant le contrepied de l’approche par la subjectivité du psychanalyste Fethi Benslama, Omar El Mourabet, en sa qualité d’homme politique, reste dans l’objectivité.  Ce ne sont pas des partis politiques qui ont fait la révolution, mais la jeunesse qui s’est élevée contre des dictatures, en recherche de liberté, de justice, d’égalité des chances, de modernité, de dignité. L’espoir d’un avenir meilleur passe, pour lui, par un compromis entre l’identité de cette population du Sud, basée sur la religion musulmane – selon une « religiosité médiane » qui peut être un modèle pour tout le monde musulman - et le « référentiel moderne » : comment être démocrate, comment être moderne ? Comment défendre la liberté et les droits de l’homme ? Comment mettre l’homme au centre de ses intérêts politiques ?

Omar El Mourabet s’est élevé contre l’omniprésence, dans les discours, au Nord, de la dénomination « extrémistes islamistes » pour parler des partis islamistes. Avant d’aborder la question du compromis entre « islamistes » et « laïcs », il rappelle que les formations islamistes arrivées au pouvoir au Sud de la Méditerranée ont été choisies démocratiquement. Les populations ont voté pour ce qu’il appelle des « musulmans démocrates » (par analogie à la démocratie chrétienne), non pas parce qu’ils sont religieux, mais parce qu’ils inspirent confiance car « ils sont là pour servir et non pour se servir ». Les partis islamistes sont appelés à mettre l’idéologie de côté, car les finalités de l’islam appellent à « être au service de l’homme, de l’autre » en une relation horizontale entre « citoyens », qu’il faut distinguer de la relation verticale entre la personne et son Dieu. Il faut donc comprendre les grandes finalités de ce référentiel religieux qui appelle à être démocrate, et à construire de manière endogène un paradigme ou modèle de démocratie : si on appelle à contextualiser la religion, alors pourquoi ne pas contextualiser aussi la démocratie ? Concernant le cas marocain, et à la différence de la Tunisie, de l’Egypte et de la Libye, Omar El Mourabet a souligné le compromis historique entre le Roi et la population en faveur d’une « transition en douceur » ; ce compromis n’est pas entre « laïcs » et « islamistes », n’est pas quelque chose qu’il faut chercher a-t-il rajouté, mais un devoir, celui du salut primordial du pays d’origine qui est au-dessus des intérêts des partis. Et de conclure que les populations maghrébines ont ainsi choisi les partis islamistes pour résoudre leurs problèmes économiques et faire du développement un cheval de bataille pour sortir le pays de la crise actuelle.

Faire une psychanalyse collective
La rencontre s’est ensuite déroulée par une discussion entre les deux intervenants et avec le reste de la salle, avec le souci constant de l’écoute et du dialogue, en dépit de la sensibilité des thèmes abordés.

Retenons des débats cette discussion entre Fethi Benslama et Omar El Mourabet sur le fondement du compromis, entre référent religieux (charia) et référent « sécularisé » (le droit humain), avec en ligne de fond les questionnements suivants : la majorité électorale peut-elle « poser » le compromis ? Où s’arrête la religion ? Comment garantir la liberté de conscience ? La fusion entre l'espace citoyen et l’espace religieux interdit-elle toute construction d'un espace citoyen ?

Le rappel constant à la « réalité du terrain », à l’importance de « l’humain » a conforté Fethi Benslama dans son constat que les populations veulent un moratoire sur les débats idéologiques et « veulent surtout qu’on s’occupe d’elles » : quels espaces peut-on alors imaginer pour faire plus de place aux jeunes ? Fethi Benslama a fait référence aux associations et organisations de la société civile, et à la nécessité d’établir et de multiplier des espaces d’expression sous toutes leurs formes (cinéma, art etc). Que faire pour augmenter la possibilité de contrôle du pouvoir par les citoyens d’un point de vue institutionnel ? Comment faire évoluer cette responsabilité citoyenne dans le monde arabe ?  Pour Omar El Mourabet, les hommes politiques ne doivent pas arriver avec un « pack complet » de solutions. Les populations testent les islamistes au pouvoir. S’ils ne répondent pas à leurs attentes, il y aura alternance politique dans le respect de la démocratie. Il appelle à  ne pas déresponsabiliser les populations en critiquant leur choix.

Au-delà de ces interrogations, a surgi la question du langage. Fethi Benslama a rappelé la difficulté de penser le compromis à partir de références qui viennent essentiellement de l’Europe et a constaté l’avancée que représente la liberté d’expression dans les pays arabes. Un intervenant a d’ailleurs convoqué l’injonction de Pierre Conesa dans Méditerranée : 30 Voix à faire une « psychanalyse collective ». Sur ce fait, Sophia Mappa, qui a également contribué à l’ouvrage, a rajouté que les mots de l’Occident ont peu d’effets dans le monde arabe : « gouvernance », « citoyenneté »… Selon elle, « la tutelle européenne est dans les têtes » et, en regardant l’histoire longue, « la Méditerranée, sur toutes ses rives, est en guerre permanente ». Pour Fethi Benslama, « tous les concepts sont suspects », et pas seulement celui sur la laïcité ; il faut donc les « déconstruire ».

Sur cette « réflexion critique sur les mots », Jacques Ould Aoudia a conclu la discussion. Si le recul diasporique a permis de confronter des approches, d’élaborer des pistes de réflexion, cette rencontre a montré que le chemin sera long pour élaborer les mots du dialogue, pour jeter des ponts sur les différences entre les imaginaires qui fractionnent les sociétés, pour, finalement, construire un nouveau vivre ensemble.
Par Kelly Robin - Source de l’article IPEMED

[1] Parmi les références académiques citées par l’auteur : Panikkar K. M. « L’Asie et la domination occidentale du XV° siècle à nos jours », Le Seuil, 1957, Paris. Traduction de « Asia and Western Dominance », 1953, Londres. Il s’est également référé au sociologue tunisien Abdelkader Zghal « Penser le projet moderniste tunisien » in Guiza H. (dir.), Tunisie 2040 : le renouvellement du projet moderniste tunisien, 2012, Tunis, Acmaco/Cemaref. 

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