Dans les deux premiers volets de ce long entretien accordé à La Tribune, Jean-Louis Levet, Haut Responsable à la coopération industrielle et technologique franco-algérienne, a évoqué la coopération par pôles d'excellence d'entreprises, et via le réseau des villes jumelées, ainsi que sa méthode « de terrain » pour promouvoir la coproduction industrielle ou encore la coopération dans la formation professionnelle.
Dans cette dernière partie de notre triptyque, il pointe notamment du doigt les progrès que doit réaliser notre diplomatie économique, met en exergue les exemples de coopération remarquables et délivre à notre demande quelques conseils d'expert « de terrain » aux entrepreneurs français.
La Tribune - Sommes-nous prêts à faire avec l'Algérie ce que nous avons réalisé récemment avec l'Australie ? Vendre des sous-marins, mais qui seront construits là-bas, donc avec un important transfert de technologie...
Jean-Louis Levet - Si l'on est capable de signer ce type d'accord avec l'Australie, raison de plus pour faire de même avec l'Algérie dans différents domaines d'activité qu'elle cherche à développer (agriculture, numérique, industrie manufacturière, ville durable, EnR, etc), car elle est pour nous un allié décisif, pour des raisons qui n'auront échappé à personne, ne serait-ce que dans la situation très incertaine que l'on connaît depuis deux ans. Et puis, l'Algérie est actuellement le pivot le plus stable du Maghreb. Rappeler ces quelques réalités, cela fait aussi partie du contexte dans lequel s'inscrit ma mission.
Quels exemples choisiriez-vous pour illustrer votre priorité sur les infrastructures technologiques et techniques ?
Face à nos compétiteurs internationaux dans la région, notamment l'Allemagne, j'ai la conviction que nous, Français, devons être en amont de la stratégie de développement de l'Algérie, et agir avec elle. De ce point de vue, sur les infrastructures techniques, je peux citer trois cas d'exemplarité qui me semblent très structurants pour notre coopération.
D'abord, à propos de la métrologie : avec le travail accompli depuis bientôt trois ans, entre le LNE français (Laboratoire national de métrologie et d'essais) et le ministère algérien de l'industrie, qui est le demandeur. Tout cela commence à prendre forme. Le rôle de l'interlocuteur français est d'aider le ministère algérien à construire le bâtiment en fonction des normes de métrologie, à fournir les équipements ainsi que des ingénieurs et des techniciens formés. C'est un projet très important qui va demander encore plusieurs années de travail et qui permettra aux entreprises localisées en Algérie - et donc aux entreprises résultant d'accords entre entreprises françaises et algériennes - de gagner en efficacité industrielle.
Un second point concerne la normalisation. Ce projet est d'autant plus important que le poids de l'économie informelle en Algérie est lourd (entre 30 et 40% du PIB suivant les publications économiques) et que le tissu d'entreprises algériennes hors économie informelle monte de plus en plus en qualité, indispensable pour à la fois répondre aux exigences croissantes et légitimes des consommateurs algériens, de la concurrence interne croissante, et de la nécessité de se développent à l'international, notamment en Afrique. C'est l'objectif de l'accord signé en 2014 entre l'AFNOR et l'iANOR, l'institut algérien de la normalisation : tout reste encore à faire ; là aussi, l'engagement doit être réel de part et d'autre, et notre rôle à moi et à mon homologue algérien de grande qualité, Bachir Dehimi, avec le MIM, est d'accompagner ces projets et de les débloquer quand un problème se pose.
Le troisième axe de travail, en matière d'infrastructures techniques, relève de la propriété intellectuelle. De plus en plus de PMI algériennes ont désormais des marques à défendre et à promouvoir ; il faut alors bien connaître son portefeuille de savoir-faire et de technologies, promouvoir des processus d'innovation dans l'entreprise et protéger les innovations. Nous avons engagé un dialogue sur cette thématique avec le MIM, le Forum des Chefs d'Entreprise (FCE), et mobilisé l'INPI qui a considéré qu'il y avait désormais un intérêt pour lui à construire une coopération dans ce domaine, en lien étroit avec l'INAPI, l'institut algérien de la propriété intellectuelle. Un accord a été signé à la fin de 2015 entre le ministre de l'industrie et des mines, M. Bouchouareb, et notre ministre de l'Economie et de l'Industrie, M. Macron.
Vous êtes allé vers le secteur privé à votre initiative, ou vous avez été missionné ?
J'ai très vite pris conscience que ma mission devait prendre aussi en compte le « secteur » privé, comme on dit en Algérie ; car dans mes nombreux déplacements, j'ai progressivement découvert, de nombreux entrepreneurs algériens, faisant un travail considérable pour développer leurs entreprises, dans la durée, en investissant en permanence dans l'outil de production, la distribution de leurs produits, leur montée en qualité, la fidélisation de leurs salariés.
C'est un tissu économique que nous sous-estimons, en France. Et ces entrepreneurs, sont très demandeurs de coopérer avec des entreprises françaises. Il y a là de nombreuses opportunités de croissance pour nos entreprises, et tout particulièrement nos PMI et ETI et ce dans tous les domaines de développement : agriculture/agroalimentaire, équipements industriels, maintenance, ingénierie industrielle, numérique, énergie, tourisme, bâtiments intelligents, services aux entreprises, hôtellerie, etc. Autant d'activités où nous avons à la fois des groupes de taille mondiale et de nombreuses PMI de qualité qui ont besoin de croître, et créant ainsi des emplois dans nos territoires, dont nombre d'entre eux sont confrontés depuis plusieurs décennies, à une désindustrialisation continue.
Combien de cas significatifs de partenariats franco-algériens de coproduction peut-on recenser à ce jour ?
Je dirais une bonne douzaine. Pour ce qui concerne les partenariats entre grands groupes, il y a l'exemple récent de CITAL. C'est la coentreprise d'Alstom et de l'EMA (Entreprise métro d'Alger), de Ferrovial et de la SNTF (Société nationale des Transports ferroviaires), qui assure désormais le montage et la maintenance de trains régionaux et intercités, sur son site d'Annaba. Renault bien sûr à Oran, qui ne cesse de grandir et de répondre aux demandes légitimes du gouvernement algérien de concourir ainsi à développer de la sous-traitance de qualité en Algérie ; il ne s'agit pas de faire des « usines tournevis », comme on disait en France dans le passé, mais vraiment de construire, dans la durée - car cela nécessite du temps -, des clusters territoriaux de compétences dans des domaines comme l'automobile, le ferroviaire, l'agroalimentaire, etc.
Vous connaissez sûrement le projet en cours d'élaboration de PSA, qui est de construire une usine Citroën à Oued Tlelat près d'Oran, en partenariat avec notamment le groupe privé algérien Condor. J'espère bien sûr qu'il va aboutir et se concrétiser, permettant aussi de mobiliser des équipementiers français et de créer des centaines d'emplois localement. Il y a aussi Lafargue qui a signé un accord important avec GICA (Groupe industriel des ciments d'Algérie), accord qui comporte l'apport technologique sur de nouveaux matériaux.
Un bel exemple aussi, c'est celui du groupe coopératif Avril... L'histoire commence il y a deux ans. Je rencontre leurs responsables confrontés à la nécessité pour l'Algérie de freiner le flot des importations et de favoriser le développement de productions locales. Progressivement, nos échanges ont vu leurs positions évoluer, prendre en compte la stratégie du gouvernement algérien et travailler avec beaucoup de professionnalisme à passer d'une logique d'exportation à une stratégie d'implantation locale, avec des partenaires locaux.
Après études, c'est ce qu'ils ont fait. Ils ont engagé le processus d'élaboration d'un partenariat, avec leur importateur le groupe Djadi, qui a aussi un métier d'industriel et de distributeur, que j'ai rencontré avant les fêtes à Blida, avec lequel ils ont décidé, en avril 2016, de créer une usine de sauces condimentaires, sous la marque Lesieur. Le projet se met bien en place, avec une équipe algérienne de grande qualité. De même avec le groupe privé SIM, pour développer une usine de production de nutrition animale : là-aussi une belle entreprises algérienne qui ne cesse de se développer. Et puis aussi ce cas exemplaire d'une toute petite startup française de la région lyonnaise, IP3 Group, qui a inventé des machines à faire des palettes en carton et construit un partenariat avec le groupe algérien Palania (Batouche), qui démarre très bien et se traduit par des créations d'emplois en France. Un projet que la Mission a accompagné durant tout le processus.
Vous voyez, ce sont des cas exemplaires de passage d'une logique import/export à une logique de co-investissement et de coproduction.
Ce désir assez récent, affiché par les Algériens, de coopérer avec les Français vous paraît-il sincère et durable ?
Pour les PME du secteur privé qui ne sont pas dans le secteur informel, oui, absolument ! Simplement il faut bien les cibler.
Quand je vous parle de SIM et de DJADI, nous pourrions citer aussi VENUS dans les cosmétiques, BENAMOR, le groupe SAHRAOUI ou BATOUCHE par exemple dans l'agroalimentaire, Général Emballage, CEVITAL bien sûr dans de nombreux secteurs d'activité, et bien d'autres, - ils me pardonneront de ne pas tous les citer ce sont typiquement des entreprises privées qui ont été créées il y a parfois plusieurs décennies par un père dont les enfants aujourd'hui prennent la suite. C'est comme nos PME. Et ils financent leurs projets sur fonds propres, car ils ont su acquérir des positions de numéro un sur leurs marchés... Ils iront encore plus loin s'ils jouent la qualité, tant sur leur marché domestique qu'à l'international : aujourd'hui, le consommateur algérien a la même exigence que le français - et ils nous connaissent parfois mieux que nous nous connaissons ! Je rencontre aussi aux quatre coins du territoire algérien une nouvelle génération de jeunes entrepreneurs algériens, très actifs, par exemple dans le numérique ou les services aux entreprises, et notamment de plus en plus de femmes qui s'engagent dans l'entrepreneuriat.
Que conseillez-vous à l'entrepreneur français intéressé par cette démarche de coproduction avec un partenaire algérien ?
Tout d'abord, l'entrepreneur français doit bien se garder de se faire entraîner dans le secteur informel, par naïveté et ignorance.
Confronté à un pays où l'économie informelle est importante, il a une forte probabilité sur deux de tomber sur un intermédiaire pas très rigoureux, comme dans de nombreux pays.
Vous nous dites ce qu'il ne faut pas faire, d'accord ! Mais que préconisez-vous ? Faut-il toujours passer par les filières classiques des chambres de commerce ?
La première chose est de prendre contact avec notre CCIAF à Alger. Bien sûr, ils connaissent bien la réglementation, la sphère administrative et le marché algérien. C'est une source d'information technique sur comment aller sur le marché algérien, voire s'implanter.
Il y a aussi Business France Algérie, dont l'équipe est très engagée, favorise des rencontres entre entreprises des deux pays et organise régulièrement de nombreuses rencontres ciblées de plus en plus sur des thématiques précises afin que les entrepreneurs des deux pays ne perdent pas de temps et puissent aussi trouver plus aisément des partenaires.
Il faut prendre le temps nécessaire, et donc prévoir une trésorerie de quelques mois d'avance, afin d'aller à la rencontre de ces organismes, de rencontrer d'autres opérateurs français, qui ont l'expérience de l'Algérie, etc. Ce n'est pas parce que nous parlons une langue commune, que tout se fait automatiquement ! Il faut gagner la confiance de ses futurs partenaires.
Ma Mission a aussi pour rôle de rencontrer les entreprises françaises ; je vais d'ailleurs souvent à leur rencontre, pour ne citer que ces derniers mois, à Dunkerque, Lille, Bordeaux, Grenoble, Montpellier, Marseille, etc..autant de villes qui sont jumelées avec des villes algériennes.
Monsieur Levet, vous êtes en train de dire que le Haut Responsable, le haut fonctionnaire que vous êtes peut être saisi en direct par un patron de PME ? Mais comment vous trouve-t-il ?
Mais, avec Internet ! En tapant par exemple Coopération économique France-Algérie...
La soi-disant "diplomatie économique" que l'on aurait re(découverte) au cours de ce quinquennat vous a-t-elle été d'un quelconque secours pour accomplir votre mission ?
Nous avons cité certains des organismes qui travaillent à aider les entreprises françaises ; les hommes et les femmes y ont un fort engagement. Il faut continuer à faire évoluer nos modes de pensée, nos modes d'organisation pour être plus à l'écoute des pays où nous cherchons à nous implanter davantage ; multiplier les cas d'exemplarité, les faire connaître en France dans nos différents territoires, dans nos pôles de compétitivité qui regroupent des milliers de nos PME innovantes, dans nos universités, dans les clubs d'entreprises, et aussi via les médias.
Je suis sur le terrain, je recherche sans cesse le contact avec les opérateurs, j'évalue avec eux leurs besoins, j'essaie d'identifier les possibilités de coopérations d'exemplarité, je m'efforce d'établir des relations de confiance. Et pour cela je prends le temps qu'il faut. Les dirigeants d'entreprise me disent beaucoup de choses. C'est ça la relation de confiance... les gens parlent du fond du cœur quand ils sentent que vous êtes là pour être à leur écoute et avancer avec eux. Il y a une attente de France extrêmement forte. Et ils espèrent aussi que l'on parle de ce qu'ils réussissent. Voilà pourquoi, il faut être sur le terrain, tout en gardant toujours le cap, nos priorités, l'accompagnement des projets, leur évaluation, et ne pas se laisser mener par les aléas conjoncturels, de quelque nature qu'ils soient !
Vous accomplissez un travail d'acculturation, et en même temps très pragmatique, pas à pas, pour aboutir à des résultats concrets... Ne pourrait-on pas dupliquer votre mission, créer un « corps d'ambassadeurs itinérants de la France entrepreneuriale », comme vous l'êtes de fait ? C'est stupéfiant que vous soyez le seul avec ce profil, non ?
Non, je ne suis pas le seul ; mais l'Algérie est un bon exemple de ce que nous essayons collectivement de faire ; j'essaie simplement de remplir la mission qui m'a été donnée par notre gouvernement, en lien avec les opérateurs français, et les différents ministères, bien engagés dans mon comité de pilotage propre à ma mission.
Et si je devais résumer d'une phrase les préceptes qui inspirent mon action, je dirais que s'il faut continuer à chercher des clients, c'est bien mieux lorsqu'on trouve des partenaires. C'est particulièrement vrai avec l'Algérie, que pour de multiples raisons nous, Français, ne saurions considérer comme un simple marché. Ce qui est fondamental dans tout cela, c'est bien sûr la confiance partagée. Les Algériens nous connaissent plus que nous croyons les connaître. Soyons à la hauteur des enjeux, en préparant l'avenir un peu chaque jour.
Par Alfred Mignot - Source de l'article La Tribune
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