Nouvelle constitution en Egypte, guerre civile en Syrie,
islamistes qui gagnent partout les élections libres... Quels changements dans
le monde arabe depuis deux ans de révolutions ? Olivier Roy, politologue et
spécialiste de l'islam répond à nos questions.
Printemps, réveil, révolution...
comment qualifier les bouleversements politiques qui secouent le monde arabe
depuis deux ans ?
En
Tunisie, Egypte, Libye, ce sont des révolutions. En Syrie, il s'agit d'une
guerre civile avec des éléments politiques, religieux et ethniques. Au Yémen,
on assiste à l’apparition de nouveaux paradigmes politiques, conformément à une
tendance générale dans le monde arabe.
Quels nouveaux paradigmes ?
On
observe partout la même chose : la crise de la culture politique, qui domine le
monde arabe depuis les années 50. Ainsi le culte du chef charismatique, l’idée
que l’unanimité du peuple est nécessaire, le lien avec le panarabisme et le
panislamisme et la représentation de la démocratie comme si elle était
forcément l'importation d’idées occidentales. Souvenons-nous, cette culture a
été déclinée de différentes façons : le panarabisme de type nassérien,
l’islamisme, le monarchisme au Maroc (avec l’idée que le peuple est uni et
unanime derrière le Commandeur des croyants), le nationalisme algérien qui
considère que les non nationalistes sont des traîtres, etc.. C'est toute cette
culture-là qui touche à sa fin.
Maintenant,
les gens n'ont plus peur de dire ce qu'ils pensent. C'est vrai même dans les
pays où les institutions n’ont pas bougé. Au Maroc, par exemple, on a vu
récemment des policiers se plaindre de ne plus être craints.
Quelles sont les principales avancées
démocratiques dans le monde arabe ?
Dans
des pays comme l'Egypte et la Tunisie, en particulier, le pluralisme politique
est un fait acquis et définitif. On voit même des salafistes se réclamer de la
démocratie. Les Frères musulmans avaient bien essayé de lancer des slogan comme
« votez pour la constitution, c’est voter pour l’islam ». Mais ils ont fait un
flop. Une majorité des électeurs ont certes voté pour la constitution, mais ils
n’ont pas voté pour l’islam. Certains ont voté pour parce qu’ils veulent la
stabilité.
Depuis plusieurs années, vous expliquez
que « l'islamisme est fini comme solution politique ». Mais les islamistes
gagnent des élections partout.
Chaque
fois qu'on me dit que l’islamisme n’est pas fini, puisque les islamistes
gagnent, je rétorque : les socialistes ont gagné en 1981, mais le socialisme a
perdu. Dans le monde arabe, c'est la même chose pour l'islamisme. En Egypte et
en Tunisie, des partis arrivent au pouvoir avec une idéologie. Mais cette
idéologie se casse la gueule à l’exercice du pouvoir. Les islamistes au pouvoir
savent maintenant que la charia n’est pas la solution. Certes, ils peuvent
décider que les femmes peuvent porter le hijab à l’université, mais rien ne
change au niveau académique ou politique.
Afin de mieux comprendre, à quelle
révolution en Occident peut-on comparer ces événements ?
Comme
comparaison, j’ai utilisé la révolution en Europe en 1848. Ce « printemps des
peuples » a deux effets : la fin de la politique du despote, mais aussi
l’obligation de repenser le religieux. Souvenons-nous, l’Eglise catholique a
très mal réagi à 1848. Aujourd'hui, dans le monde arabe, chez des musulmans
conservateurs, on a les mêmes réflexes.
Cela
dit, la révolution de 1968 est peut-être une meilleure comparaison encore.
C’est un mouvement de jeunesse qui fantasme sur la révolution mais qui ne fait
pas lui-même la révolution. La révolte est dans la rue et ensuite ce sont des
partis conservateurs qui gagnent les élections. Après 1968, il y a eu un «
hiver conservateur », un peu comme en Egypte, où certains ont cru pouvoir
détecter un « hiver islamiste ». Il suffit de regarder les années 80 en
Occident pour se rendre compte que 1968 a apporté un changement de paradigme non
seulement politique, mais aussi culturel. Le mouvement de jeunes a incité à des
changements politiques, mais n'a pas lui-même fourni les changements. Les
conservateurs, eux, prennent le pouvoir, mais leurs discours ne sont pas
entendus. Ils ont été élus, mais ils ont perdu.
Pour le monde arabe, il faut donc
exclure une évolution à l'iranienne ?
Absolument.
En Iran, l’islamisme a fonctionné parce que la révolution islamique en 1979 est
arrivée dans une période révolutionnaire au niveau mondial. C'était l’époque de
la libération des peuples, de la lutte contre l’impérialisme et de la théologie
de la libération. Nous ne sommes plus dans ce contexte-là.
D’autre
part, en Iran, il y avait un clergé relativement unanime. Le champ religieux
ainsi verrouillé, la révolution religieuse était possible.
Troisièmement,
l’Iran est un pays pétrolier. La rente permet aux chefs de rester au pouvoir.
On le voit aussi en Arabie Saoudite. Or, il y a une contradiction entre rente
pétrolière et démocratie. Dans les pays non pétroliers, il faut multiplier les
productions. Ainsi, en Egypte et en Tunisie, il faut notamment miser sur le
tourisme, une des principales entrées potentielles. Mais les touristes n’aiment
pas la charia. Ennahda en Tunisie le sait bien.
Selon vous, le monde arabe est dans une
période « post-islamiste ». Mais, incontestablement, ce sont surtout les
islamistes qui se développent...
Je
n’ai jamais dit que le post-islamisme signifie la fin de la religion. C’est «
le retour » du religieux – ou plus exactement sa mutation - qui fait qu’on est
dans le post-islamisme, défini comme la diversification et l'individualisation
du champ religieux. Le véritable changement est que les islamistes ne peuvent
plus prétendre au monopole de la religion dans l’espace politique. Ils ne
peuvent plus faire comme l'ayatollah Khomeiny en Iran ou même comme les Frères
musulmans dans les années 80. Maintenant, ils ont des salafistes sur leur
droite, des soufis sur leur gauche, et toutes sortes de libéralismes avec
lesquels ils doivent composer.
Les
chrétiens se plaignent des islamistes, surtout en Egypte. Il y a eu des
attentats anti-chrétiens. L'exode continue. Ne sont-ils pas en danger ?
Disons-le
d'emblée : les Frères musulmans n’ont en principe aucune difficulté avec une
minorité chrétienne protégée, comme les coptes. Il y a deux problèmes. Le
premier est la pression des salafistes. Pour eux, la charia (loi islamique)
impose le statut de dhimmi aux chrétiens. Dans cette vision, les chrétiens ne
bénéficieraient donc pas des mêmes droits politiques que les musulmans.
Le
deuxième problème est que les jeunes coptes n'envisagent plus la liberté
religieuse comme une liberté des minorités. Ils la réclament comme une liberté
individuelle. Mais ni la hiérarchie copte, ni les Frères musulmans, ne la leur
accordent.
Donc, concrètement, pas de droit à la
conversion ?
Exact.
La hiérarchie copte, comme les Frères musulmans, est contre la conversion. Elle
ne fait aucun prosélytisme pour que les musulmans se convertissent au
christianisme. Comme les maronites et les grecs-orthodoxes, elle a une vision
complètement identitaire du religieux. Or le problème est que les conceptions
identitaires du religieux ne sont pas démocratiques. C’est tout le problème des
chrétiens d’Orient. Ils doivent repenser leur relation à la politique. Leurs
hiérarchies n’y arrivent pas car elles sont dans une logique de minorité
protégée. Elles veulent un « bon dictateur » qui les protège. Les clercs
orthodoxes sont conservateurs. Ils ne savent pas monter dans le train de la
démocratie. Peut-être le nouveau pape copte changera-t-il la donne.
En
tout cas, la vraie question n’est pas celle des minorités. C’est la liberté de
conversion qui pose problème. Y compris au niveau théologique. Là aussi, on
change de paradigme : on passe des droits collectifs à la liberté individuelle.
C'est entre autres ce phénomène-là que j'ai voulu décrire dans mon livre « La
sainte ignorance ». Ce n’est plus l’adhésion à une culture ou à une
collectivité qui prime. Certes, on peut créer des communautés par la suite,
mais ce n’est pas cette identité-là qui compte.
Et les protestants ?
Pour
les protestants, la liberté religieuse relève du choix de l’individu. Et c'est
bien ce modèle-là, celui des droits individuels, qui se répand. Ce que les
autorités musulmanes et chrétiennes ont beaucoup de mal à intégrer.
Quelles
sont les perspectives dans les années qui viennent, à votre avis ?
En
Tunisie, Libye et Egypte, on va vers des ajustements réciproques. Les
islamistes s’adaptent à un espace parlementaire, parce qu’ils ne peuvent pas
faire autrement. La gauche laïque sera obligée d’admettre que les islamistes
sont des acteurs légitimes. Au Maroc, on va vers une augmentation des tensions,
car il y a une relative ouverture. En Algérie, le système politique reste
verrouillé pendant encore quelque temps, même si la société civile se
développe.
Et la Syrie ?
Les
acteurs syriens sont tous parties prenantes, malgré eux, d’un paysage
géostratégique qui les dépasse. C'est dire que l'évolution ne dépend pas du
choix du peuple syrien. L’Iran y est très présent et l’axe hezbollah-Téhéran
est important. Tout comme l’influence turque et kurde. On le voit bien : tous
les acteurs régionaux se précipitent pour armer leurs candidats. On ne voit
rien de comparable dans les autres pays arabes.
Quelle devrait être l’attitude de
l’Occident par rapport au monde arabe ?
Il
faudrait une attitude empreinte de réalisme et pragmatisme. Au lieu de donner
des leçons et d'utiliser des gros mots comme « islam », « islamisme », etc., il
faudrait discuter avec tous les acteurs. Surtout dans des pays où l'Occident
n’a rien dit du tout pendant 20 ans ! Au lieu de tancer les Tunisiens sur les
femmes et les Egyptiens sur les coptes, prenons plutôt des engagements concrets
et parlons de tous les dossiers : investissements, aide, conflit
israélo-palestinien, sécurité, pollution en Méditerranée...
Ce
qui est frappant n'est pas nos différences, mais le fait que nos histoires sont
complètement mélangées. En ce qui concerne le Maghreb, il ne peut pas se penser
sans l’héritage français. De même, l’immigration maghrébine en Occident est
définitive. Or, au lieu de parler systématiquement d' « immigration », il faudrait
apprendre à raisonner en termes de « circulation ». Certes, des travailleurs du
Maghreb se sont installés en Occident. Mais leurs enfants reviennent au Maghreb
parce que les perspectives pour eux sont meilleures. Toutes les réalités
sociologiques, économiques, politiques, idéologiques et culturelles sont dans
une interaction permanente.
Et avec les révolutions arabes, la
distance entre les deux mondes diminue encore, non ?
Bien
sûr. Mais rarement les discours ont été dans un tel décalage avec les réalités.
Quand, en Europe, on fait tout pour interdire aux Maghrébins les visas, on ne
fait pas preuve d’intelligence. Il faut arrêter de penser que tout travailleur
tunisien cherche à vivre en France. On n'est plus dans les années 60. C’est la
circulation qui compte. Il y a 30 000 Tunisiens dans la Silicon Valley,
rendez-vous compte !
Dans
le cas de l’Egypte, l'importance de la circulation est évidente. Il n’y a
jamais eu une immigration massive de l’Egypte. Et si vous prenez l'immigration
marocaine au Québec, vous verrez qu'il s'agit essentiellement de médecins et
d'intellectuels. En ce qui concerne les Algériens, on ne souligne jamais assez
que les immigrés de deuxième ou troisième génération en France transforment le
pays. Ils ont une mentalité de Français. Ils ne vont pas s’écraser devant le
chef local qui demande un bakchich.
Mais
nous, on pense aux Maghrébins comme des pauvres gars en djellaba, qui
travaillent dans le BTP, qui apprennent le français et qui viennent avec leurs
quatre femmes et vingt-cinq enfants. Ce modèle familial est mort depuis
longtemps. Aujourd'hui, le taux de fertilité en Tunisie est inférieur à celui
de la France : 1,7. (Dans le cas de l'Iran, le taux descend même au-dessous de
1,7.) Dans ces pays, ils ont mis 20 ans à passer de cinq enfants par famille à
moins de deux enfants par famille. L’Angleterre a mis 150 ans pour faire la
même transition. Le monde a changé !
Propos
recueillis par Henrik Lindell – Source de l’article LaVie
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Olivier Roy
Directeur de recherche au CNRS et directeur d'études à
l'EHESS (détaché à l'institut universitaire de Florence), où il dirige le
programme Méditerranée, il a notamment écrit :
L'Echec de l'Islam politique, Le Seuil, 1992
Les illusions du 11 septembre, Le Seuil 2002
L’islam mondialisé, Le Seuil, 2002
Le Croissant et le Chaos, Hachette 2007
La Sainte ignorance, Le Seuil 2008
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