Evénement phare dans le monde du théâtre tchèque, la vingtième édition du Festival des théâtres des régions d’Europe s’est achevée, lundi dernier, dans la ville de Hradec Králové (Bohême de l’Est). Accompagné d’un riche programme en plein air, le festival a proposé quelque 300 spectacles, conférences et débats.
Parmi les conférenciers ayant participé à cette édition 2014 du festival figuraient les époux Mouna et Lassaad Jamoussi, respectivement metteuse en scène et professeur à la faculté des lettres de Sfax en Tunisie.
Au micro de Radio Prague, tous deux ont évoqué non seulement les contours de la coopération tchéco-tunisienne dans les domaines culturel et dramatique, mais aussi proposé des réflexions sur le lien entre la culture et les libertés humaines en Tunisie.
Depuis vingt-cinq ans, Mouna Jamoussi est metteuse en scène et enseigne l’art dramatique au collège pilote à Sfax, qui est la deuxième plus grande ville en Tunisie.
« Je suis professeur de théâtre parce que chez nous, en Tunisie, nous avons une session théâtre, c’est-à-dire que tous les élèves ont un cours et des ateliers de théâtre. Dans mon cas, il s’agit des élèves du collège pilote. Je suis donc spécialiste de l’enseignement du théâtre à l’école. C’est à partir des jeux dramatiques et des improvisations que l’on pousse l’élève à connaître son corps et ses capacités. C’est en jouant que l’on apprend aussi les langues, comme le français et l’anglais. Et puisque le théâtre est un langage universel, on pousse l’élève aussi à connaître et à respecter l’autre. Dans ce cadre, nous organisons chaque année le Festival international lycéen des arts scéniques et des droits de l’homme à Sfax qui vise à rassembler le maximum d’élèves chez nous pour vivre ensemble une semaine de partage et de respect mutuel. »
En 1969, Habib Bourguiba, premier président de la Tunisie indépendante, a fait de son pays le premier à rendre obligatoire l’enseignement de l’art dramatique à l’école. Il a aussi créé l’ISAD, l’Institut supérieur d’arts dramatiques, qui forme des professeurs de collège et lycée.
« Le problème est qu’il n’y a pas assez de professeurs de théâtre pour enseigner, car la plupart des professeurs préfèrent la mise en scène ou veulent devenir acteurs ou comédiens. Certains évitent aussi l’enseignement parce qu’il faut être bien cadré et respecter des horaires précis. Il y a aussi un côté pédagogique à respecter. »
A la différence de son mari, Mouna Jamoussi ne découvrait pas la République tchèque et plus particulièrement Hradec Králové au Festival du théâtre des régions d’Europe. Elle était déjà venue en mars dernier pour des journées consacrées à la Tunisie pendant la semaine de la francophonie. Mouna Jamoussi précise de quoi il s’agissait :
« Dans le cadre d’un échange avec le festival international de Sfax, nous avons reçu des élèves de Hradec, puis des Tunisiens sont venus pour la semaine de la francophonie. Nous avons présenté toute une semaine tunisienne : il y a eu des pièces de théâtre, un grand défilé de costumes traditionnels, un grand buffet tunisien et sfaxien et de la musique. Nous avons aussi invité un artiste pour présenter les poupées de Tunisie. »
En Tunisie, les élèves commencent à apprendre le français à l’âge de neuf ans. Même si la majorité des pièces que dirige Mouna Jamoussi sont en arabe, d’autres permettent d’apprendre mieux la langue française. Les thématiques abordées varient sensiblement :
« ‘Le Rêve de Médina’ est une pièce qui concerne l’environnement et la propreté. En effet, on rêve d’un nouveau Médina. Chaque année, nous avons un thème différent, mais c’est toujours du théâtre en relation avec des valeurs universelles, que celles-ci touchent à la nature, à la protection de l’environnement ou bien à l’Homme en tant qu’être humain. C’est en jouant que l’on donne à l’élève des informations sur tout ce monde qui l’entoure. »
Pour autant, Mouna Jamoussi n’évite pas les sujets politiques, souvent abordés indirectement à travers les valeurs. Les lycéens tchèques de Hradec Králové découvriront sans doute la variété de la production théâtrale de leurs jeunes collègues tunisiens quand ils se rendront à la troisième édition du festival international lycéen des arts scéniques et des droits de l’homme à Sfax. Puis, en mars 2015, les élèves tunisiens rendront visite à leur tour à ceux qui entretemps seront probablement devenus leurs amis tchèques. Un exemple de coopération internationale qui fonctionne bien.
Mais Hradec Králové, et plus particulièrement ses théâtres Klicpera et de marionnettes Drak, participeront à une nouvelle série d’échanges, comme le précise Lassaad Jamoussi. Professeur à la faculté des lettres de Sfax et ancien président de la section sfaxienne de la LTDH (Ligue tunisienne pour les droits de l'Homme), Lassaad Jamoussi a parlé de la Tunisie culturelle lors d’une conférence à Hradec Králové. Mais c’est tout d’abord le plus grand festival international de théâtre en Tunisie et la vocation de celui-ci qu’il a évoqué :
« Le festival s’appelle ‘Les Journées théâtrales de Carthage’ pour alterner avec ‘Les Journées cinématographiques de Carthage’. Il est ainsi intitulé non pas parce qu’il se déroule dans la cité de Carthage, mais parce qu’il s’inspire de tout cet esprit de Carthage, qui est celui de la mosaïque, des rapports entre les Amazighs, les Berbères, les autochtones, qui ont été les premiers habitants issus de la première civilisation nord-africaine, et puis de l’arrivée d’Élissa en 814 avant J.-C.. Et comme cette civilisation entretient des liens très importants avec la Grèce, on a également ce lien avec la civilisation grecque. Donc, l’appellation du festival est une grande métaphore. L’esprit de Carthage est un esprit de partage, d’ouverture et de tolérance, qui ne veut pas cultiver le chauvinisme culturel. »
La nouvelle coopération entre ce festival et celui de Hradec Králové prendra alors plusieurs formes :
« D’abord, les Journées théâtrales de Carthage, qui sont le plus important festival international de théâtre en Tunisie et l’un des plus importants en Afrique et dans le monde arabe, seront tout à fait disposées et heureuses de tisser des relations de jumelage avec le Festival des régions d’Europe. Ensuite, nous avons convenu avec les organisateurs de Hradec de nous conseiller. A chaque fois que je verrai quelque chose d’intéressant qui peut l’être aussi pour la Tchéquie, je le mentionnerai, et inversement, à chaque fois que Jana Slouková (dramaturge du festival de Hradec Králové) découvrira quelque chose d’original dans d’autres plateformes, elle me le fera savoir. C’est un protocole intéressant. »
Cela ne fait que quelques mois que Lassaad Jamoussi préside les Journées théâtrales de Carthage. En raison des retards accumulés dans la nomination des directeurs des grands festivals, le festival du théâtre de Carthage ne se tiendra qu’en 2015 et non pas dès cette année comme initialement envisagé. Suite à son passage à Hradec Králové, Lassaad Jamoussi envisage sérieusement une participation tchèque à son festival :
« Quelle forme prendra cette participation, je ne peux pas encore vous le dire avec certitude, car les formes de participation sont généralement protégées par des accords culturels entre les deux pays. Si cet accord n’existe pas, l’ambassadeur de Tunisie, avec qui j’ai discuté, m’a promis d’intervenir pour faire en sorte qu’un protocole d’accord culturel voit le jour. S’il existe déjà, cela nous facilitera bien entendu la tâche. Mon choix est pratiquement arrêté pour deux pièces tchèques. »
Parmi ces deux spectacles figure notamment « Le Dernier truc de Georges Méliès » du théâtre Drak. Lassaad Jamoussi explique pourquoi cette pièce a retenu son attention :
« ‘Le Dernier truc de Méliès’ est une pièce véritablement magnifique, fabuleuse, extraordinaire, faite avec des techniques mixtes qui rappellent l’atmosphère de Georges Méliès, l’inventeur des trucs. C’est un bel hommage que le théâtre Drak théâtre rend à cet inventeur qui était aussi un magicien, un prestidigitateur, qui avait son propre théâtre. C’est vraiment un grand hommage qu’on lui fait en 2014-2015, année du centenaire de la disparition de l’œuvre de Méliès, quand celui-ci a abandonné son métier à cause de la Première Guerre mondiale. Il était abandonné, ruiné et a brûlé une partie de ses films. Georges Méliès a fini sa vie comme vendeur de marionnettes, d’objets et de poupées à la gare Saint-Lazare, je crois. »
Autre forme de coopération également envisagée, celle de séjours d’étudiants tunisiens de deux à quatre mois au théâtre Drak pour suivre l’ensemble du processus de création et les premières semaines d’exploitation d’un projet théâtral, l’idée finale étant de mettre en valeur un art moins apprécié en Tunisie, l’art des marionnettes.
Pour Lassaad Jamoussi, ce premier voyage en République tchèque a été l’occasion de découvrir à la fois le pays et la programmation du festival de théâtre de Hradec :
« J’ai trouvé que la programmation et la sélection du festival étaient vraiment excellentes. Je suis enchanté par ce bain de théâtre avec des tonalités que je ne connaissais pas bien, celles de la langue tchèque, d’une certaine esthétique, notamment du théâtre Drak, et de ce qu’ils ont créé, cette esthétique de la marionnette, de la marotte et du théâtre d’objet. C’est vraiment une tradition très ancienne en Tchéquie et en Europe centrale plus généralement. Et puis, je le mentionne plus que les autres parce que Drak est également un théâtre très réputé dont on a toujours entendu parler. Cela a été un bonheur pour moi de le découvrir en grandeur nature. »
La découverte par Lassaad Jamoussi du festival de Hradec Králové pourrait donc bien avoir une certaine influence sur la programmation des prochaines éditions des Journées théâtrales de Carthage, avec une plus grande attention portée sur toute la région de l’Europe centrale :
« C’est une nouvelle région, une nouvelle contrée qui nous ressemble et avec laquelle nous pouvons avoir de très belles relations. Elle nous ressemble au niveau du nombre d’habitants, au niveau aussi du Printemps. Vous avez cultivé le Printemps de Prague en 1968. Moi, j’étais étudiant, et pour nous, c’était quelque chose d’extrêmement émouvant. En Tunisie, nous avons initié le Printemps arabe. Et l’année dernière, au Festival international lycéen des arts scéniques et des droits de l’homme, il y a eu un hommage spécial à la République tchèque et à la transition démocratique que vous avez expérimentée depuis une bonne vingtaine d’années. »
S’interrogeant sur les facteurs en action lors d’une transition démocratique, Lassaad Jamoussi souligne l’importance de la culture :
« Contrairement à la plupart des politiciens qui pensent que la culture est quelque chose qui vient avec, la cinquième roue du carrosse, je suis de ceux qui pensent que la culture est fondatrice du changement. Parce que sans atteindre les mentalités, on ne peut pas faire évoluer les comportements. Ce n’est pas en promulguant des lois que l’on va changer la société. »
Outre sa carrière de professeur dans une université où il a longtemps été le chef des syndicats, Lassaad Jamoussi est aussi l’auteur de nombreuses publications, notamment « Les chemins croisés de l'art abstrait, Orient-Occident ». Frappé par une interdiction de travailler dans le domaine du théâtre sous le régime de Ben Ali, Lassaad Jamoussi a été pendant dix ans le président de la LTDH. Toujours engagé et militant, il appelle aujourd’hui à la réintégration des artistes compromis par la collaboration avec l’ancien régime si ceux-ci demandent pardon :
« Je crois que c’est là le rôle de l’agitateur culturel. Je pense que notre plaisir de vivre est de lire, d’écrire, de proposer, de nouer des contacts, d’organiser et de faire en sorte à ce que notre environnement, du plus local au plus général, s’améliore. »