À Rabat, où il présidait récemment la conférence de la Banque européenne d'investissement (BEI) dédiée à son action en faveur du climat dans le Bassin méditerranéen, le vice-président Román Escolano a accordé cet entretien exclusif à La Tribune.
Avec lui, nous faisons le tour d'horizon de l'engagement européen en faveur du sud méditerranéen, tant pour le climat que pour le développement de la région.
Román Escolano, vice-président de la Banque européenne d'investissement (BEI) (Crédits : DR) |
La Tribune - Vous présidez ici à Rabat la conférence internationale de la BEI sur l'action en faveur de la lutte climatique en Méditerranée, en coopération avec l'Union pour la Méditerranée. C'est notamment l'occasion de rappeler, ou de faire savoir, que la BEI est le premier financeur mondial en ce domaine. Comment s'explique cet engagement si important ?
Román ESCOLANO - Effectivement, la BEI est le premier bailleur de fonds international pour le climat avec un engagement de près de 100 milliards d'euros. Cet engagement s'explique par deux grandes raisons : d'abord, ce n'est pas très connu, mais nous disposons d'une force de frappe financière très importante de l'ordre de 80 milliards d'euros annuels, ce qui nous place au-dessus de toutes les institutions financières multilatérales.
La deuxième raison est que la banque a pris depuis longtemps un engagement très fort en matière climatique, ce qui correspond à l'action définie par l'Union en 2009 pour faire de l'Europe l'exemple de la prévention et de la lutte contre le changement climatique. Cela s'est accentué par notre nouvelle stratégie [1], adoptée en septembre 2015, dans la perspective de la tenue de la COP 21, à Paris. Cette stratégie est complexe, ambitieuse et horizontale, car elle affecte tous les secteurs d'activité de la banque, ainsi que le niveau des prises de risques que nous sommes prêts à prendre pour amorcer la transition vers la nouvelle économie décarbonnée. En outre, lors de cette COP 21, nous avons pris l'engagement fort de consacrer 35 % de nos activités, dans les pays en développement, à l'action en faveur du climat. Ainsi, ces 100 milliards d'euros de financement en faveur du climat sont la résultante du croisement de ces deux paramètres : notre taille et notre prise de responsabilité pour le climat.
Quelques exemples de projets soutenus par la BEI ?
Román ESCOLANO - Quelques exemples emblématiques... D'abord une réalisation en cours, réalisée en partenariat avec l'Union pour la Méditerranée (UpM) : l'usine de dessalement de Gaza [2]. C'est un projet très emblématique au regard de la situation que nous connaissons tous, et aussi parce que l'eau est devenue le premier problème environnemental et social à Gaza. Le fait que l'on soit capable d'intégrer cette préoccupation sociale, l'accès à l'eau, mais aussi le fait que l'usine de dessalement sera alimentée en partie par des énergies renouvelables font de ce projet un excellent exemple de la prise en compte tout à la fois des réalités sociales et environnementales locales, mais aussi d'un des grands enjeux de la région méditerranéenne.
Il y a aussi le complexe solaire de Ouarzazate [3], ici au Maroc, dont vous semblez particulièrement fier d'être le financeur de référence ?
Román ESCOLANO - C'est le deuxième exemple que je souhaite évoquer. Le complexe solaire de Ouarzazate représente la plus grande installation d'énergie solaire en Afrique et l'une des plus importantes au monde. Là aussi, la BEI a assumé un rôle de stimulateur et de financeur de référence. Cette réalisation phare est un bel exemple de notre capacité à savoir financer de grands projets démonstrateurs de la transition, car avec Ouarzazate, le Maroc se trouve d'emblée dans une position de leadership africain des énergies renouvelables.
Il y a aussi d'autres projets importants réalisés au Maroc, d'ailleurs très connus, et auxquels la BEI est fière d'avoir contribué. C'est le cas de la ferme éolienne des hauts de Tanger, qui contribue à répondre à la demande d'énergie dans une région en forte croissance économique. Je citerai aussi l'installation du tramway de Casablanca, qui contribue très positivement à améliorer la mobilité dans la capitale économique du Royaume tout en réduisant la pollution et les émissions de gaz à effet de serre.... Gaza, Ouarzazate, Tanger, Casablanca, ce sont de bons exemples de la puissance de notre activité, mais la liste est loin d'être exhaustive !
Dans votre discours d'introduction à la conférence, vous avez évoqué l'idée d'accélérer l'action en faveur de la lutte climatique en Méditerranée. Comment envisagez-vous cette "accélération" ?
Román ESCOLANO - J'ai voulu souligner que nous avons pris l'engagement politique d'un effort plus important, ce qui implique que nos organes de gouvernance et nos équipes ont pris fermement en main le développement des projets et l'interface avec les gouvernements de la région. Nous avons ainsi affecté plus de ressources à la priorité climatique en Méditerranée. Par ailleurs, nous calibrons nos modalités d'intervention de façon à répondre au mieux aux besoins de nos clients du public comme du privé, afin de maximiser l'effet de nos financements pour la mobilisation d'investisseurs et de technologies privées en faveur de projets de développement durable tels que l'adaptation au changement climatique, le développement des énergies renouvelables, la transformation des mobilités urbaines, ou encore l'efficience énergétique.
Lors du dîner officiel précédant la conférence, Mme l'ambassadrice Laurence Tubiana a évoqué l'idée d'un plan Marshall pour le climat en Méditerranée. Qu'en pensez-vous?
Román ESCOLANO - Nous sommes déjà en train d'accomplir un effort très important, tant en volume avec les 100 milliards d'euros déjà évoqués, mais aussi d'un point de vue qualitatif... Il y a quelques mois, avec le secrétaire général de l'UpM, Fathallah Sijilmassi, j'ai eu l'occasion de participer à la cérémonie du vingtième anniversaire de la Déclaration de Barcelone [4] : depuis 1996, la BEI a investi 20 milliards d'euros dans la région méditerranéenne [5]. Si vous considérez la constance de notre investissement, malgré toutes les difficultés qui se sont abattues sur la région pendant cette période, et que vous projetez notre présence sur les vingt prochaines années, vous observerez que cette idée d'effort financier constant et spécifique est un atout considérable que l'Union européenne apporte à cette région.
Cette idée de plan Marshall a été aussi évoquée à maintes reprises pour la Tunisie... Trouvez-vous que l'Europe en fasse assez pour ce pays initiateur du "printemps arabe" qui semble en passe de réussir sa transition démocratique, mais qui souffre économiquement, et se trouve fragilisé par la proximité du chaos libyen ?
Román ESCOLANO - En ce qui concerne la Tunisie, l'un des partenaires historiques de la Banque en Méditerranée, nous avons déjà apporté une réponse qualitative aux besoins exprimés par la révolution de 2010 en soutenant des projets prioritaires comme le logement social, la microfinance en faveur des entreprises, le développement des fonds propres pour les PME et des investissements de désenclavement territorial comme la créations de routes dans le sud et l'amélioration du réseau routier dans le centre du pays. Enfin, nous nous sommes d'ores et déjà engagés à identifier de bons projets dans le contexte du Plan quinquennal que le gouvernement tunisien est en train d'amorcer.
La BEI est très active au Maroc, l'un des tout premiers récipiendaires de vos financements. Qu'est-ce qui explique la si forte attractivité du Royaume ?
Román ESCOLANO - Il me paraît important que les Marocains connaissent et mettent en valeur cette modernisation évidente que connaît le Royaume, notamment à travers les politiques d'équilibre territorial et de modernisation industrielle, que la BEI soutient depuis de nombreuses années. Quelques exemples : nous avons financé le développement du réseau routier, dont tous les Marocains profitent, ainsi que la réussite du port de Tanger Med et de sa zone industrielle dont les nouvelles implantations automobiles, qui stimulent le développement de toute la région. Remarquable aussi est le développement de l'énergie renouvelable, dont le Maroc devient un pays-phare, non seulement en Afrique mais dans le monde... Par ses financements, la BEI a été présente dans l'accomplissement de tous ces grands travaux emblématiques, notamment de la protection de l'environnement dans la région de l'Oriental et des villes côtières, la rénovation urbaine et les villes nouvelles, en particulier autour de Casablanca. Nous sommes fiers d'avoir été associés à ces développements structurels qui améliorent concrètement la qualité de vie de millions de Marocains.
Ces dernières années, l'Algérie a maintes fois refusé les offres de service de la BEI. Sa posture change-t-elle, maintenant qu'elle voit s'effondrer ses recettes issues de l'exportation d'hydrocarbures ?
Román ESCOLANO - Notre coopération avec l'Algérie a été un certain temps importante, mais elle a connu un brusque ralentissement au milieu des années 2000. La situation a été de même pour les autres institutions financières internationales, la Banque mondiale par exemple.
Nous sommes prêts à engager à tout moment des pourparlers avec les autorités algériennes afin de reprendre avec ce pays une coopération renouvelée et élargie au secteur privé... Dans cet esprit, nous avons participé récemment aux Rencontres Algérie/UE dédiées aux stratégies énergétiques. Je pense que les Algériens ont apprécié que la banque soit intéressée, et je tiens à réaffirmer notre disponibilité à coopérer avec l'Algérie, tant dans le secteur traditionnel que dans de nouvelles activités du secteur privé.
Venons-en à la COP 22. En quelle manière envisagez-vous d'être présent à Marrakech ?
Román ESCOLANO - La BEI s'est fortement impliquée dans l'événement de la COP 21, et nous serons aussi très présents lors de la COP 22, début novembre à Marrakech. Nous aurons à cœur de faire connaître la fermeté de notre engagement, tant à nos collègues des institutions financières internationales qu'aux gouvernements méditerranéens. Outre notre action financière, notre objectif est particulièrement d'accélérer le transfert vers les pays du Sud des savoirs et des expériences que nous avons développés en tant que premier financeur de l'action climat dans le monde.
Une question maintenant au Méditerranéen d'Espagne, au Saragossien que vous êtes... Croyez-vous, comme l'a affirmé Mme la ministre Hakima el Haité lors du dîner officiel de pré-conférence, que la Méditerranée est capable de redevenir l'économie-monde et le centre civilisationnel qu'elle a été pendant de très nombreux siècles ?
Román ESCOLANO - Du point de vue historique et global, je partage cette espérance. Cela dit, je crois qu'il nous faut... travailler ! Travailler pour aboutir à des réalisations concrètes. Comme vous l'avez évoqué, je suis Espagnol, et donc peut-être dans une position qui me permet d'appréhender combien les liens historiques entre les deux rives de la Méditerranée sont étroits. L'histoire, les paysages, les monuments... quand j'ai l'occasion de voyager au Maroc, je vois bien des endroits qui me rappellent mon Espagne natale!
Donc, du point de vue physique et historique, les liens sont là! Mais je pense que l'on doit travailler à des réalisations concrètes inscrites dans une vision globale : quand on pense par exemple à Ouarzazate, ou à la région de Tanger, si proche de l'Espagne, et dont le développement rapide est désormais évident, on prend la mesure des effets positifs de l'action de la banque.
Mais nous devons - et pouvons, avec l'appui de nos pays partenaires - diversifier et densifier notre action. Par exemple, ici au Maroc, nous sommes prêts à relever un nouveau double défi : celui du financement en monnaie locale, et de plus d'engagement avec les banques marocaines ; elles ont atteint un bon niveau de maturité, tout comme le marché des capitaux locaux. On peut faire ici plus de choses, et nous y sommes prêts.
Je pense aussi que l'Europe restera toujours pour le Maroc son plus grand marché d'exportation. Ainsi, accroître le développement du secteur privé, faciliter l'industrialisation du pays et son potentiel d'exportation vers l'Europe, c'est pour nous aussi un chantier très important. Vous voyez, il y a beaucoup de choses à faire ! Et pour moi, avoir cette chance professionnelle de diriger des équipes qui œuvrent à développer la coopération concrète en Méditerranée, c'est un bonheur dont je me réjouis chaque jour.
Par Alfred Mignot - Source de l'article La Tribune
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1 - Conformément aux directives de l'Union européenne, la BEI s'est en effet dotée d'une doctrine en matière de lutte climatique. À la suite d'une consultation publique officielle lancée en janvier de l'année dernière, elle a adopté le 22 septembre 2015 le document « Stratégie de la BEI en matière d'action pour le climat », qui précise les différents axes de l'action qu'elle entend déployer : mise à disposition d'instruments financiers innovants visant à pallier les lacunes du marché, mais aussi conseil à la définition des projets, élaboration de normes ad hoc, critères et liste des secteurs éligibles (efficience énergétique, énergies renouvelables, transports, mobilités urbaines, villes intelligentes...), présence sur les marchés financiers en tant qu'émetteur d'« obligations vertes », etc. Avec cette stratégie, la BEI s'engage à porter de 25 % à 35% de ses activités la part de la finance climat et estime à plus de 50 milliards d'euros ses investissements en faveur du climat au cours des cinq prochaines années ;
2 - Une fois le projet achevé, l'usine de dessalement de Gaza devrait produire 12 000 mètres cubes d'eau potable par jour, de quoi satisfaire les besoins de 1,8 million de Palestiniens.
3 - Le complexe solaire de Ouarzazate - La BEI a contribué à financer le premier ouvrage du Plan solaire marocain (2 000 MW de capacité d'ici à 2020), le complexe solaire de Ouarzazate, conçu pour atteindre une puissance potentielle de 500 MW, soit l'équivalent de l'alimentation en électricité d'une ville de 1,5 million d'habitants. Une fois intégralement réalisé, ce complexe sera l'un des plus grands au monde.
La BEI a accordé des financements de 250 millions d'euros aux trois phases du projet - une centrale héliothermique, une centrale solaire à concentration (CSC) et à capteurs cylindro-paraboliques, et des tours solaires à capteurs cylindro-paraboliques. Outre son énorme potentiel de production, le site devrait contribuer à réduire de 240 000 tonnes les émissions annuelles de dioxyde de carbone.
Inaugurée par S.M. le roi du Maroc, la centrale héliothermique a une capacité de production comprise entre 125 et 160 MW. Ce projet permettra d'éviter l'émission de 110 000 tonnes de dioxyde de carbone par an et de mettre en place une source d'énergie renouvelable tout en augmentant la sécurité énergétique du Maroc.
4 - Réunie à Barcelone les 27 et 28 novembre 1995, la conférence ministérielle euro-méditerranéenne adopte la Déclaration commune qui fixe les objectifs et les modalités du partenariat euro-méditerranéen. Cette déclaration est considérée comme l'acte fondateur d'un partenariat global entre l'Union européenne (UE) et 12 pays du Sud de la Méditerranée. Ce partenariat vise à faire de la Méditerranée un espace commun de paix, de stabilité et de prospérité, grâce au renforcement du dialogue politique et de sécurité, de la coopération économique, financière, sociale et culturelle. En 2008, la création de l'Union pour la Méditerranée (UpM) avait pour objectif de prolonger et d'amplifier concrètement les principes de partenariat affirmés dans la Déclaration de Barcelone.
5 - Dans la nomenclature BEI, la « région méditerranéenne » renvoie aux « pays Femip », les dix pays pouvant bénéficier de la Facilité euro-méditerranéenne d'investissement et de partenariat : Algérie, Égypte, Israël, Jordanie, Liban, Libye (la BEI démarrera ses activités lorsqu'un accord-cadre aura pu être établi), Maroc, Palestine, Syrie (À la suite des sanctions prises par l'UE en novembre 2011, la BEI a suspendu tous les décaissements et les contrats de conseil technique relatifs aux projets en Syrie) et Tunisie.
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