C’est à Sidi Bouzid, dans le sud de la
Tunisie, que le Printemps arabe s’est pour la première fois manifesté. Depuis,
l’onde de choc a traversé tout le monde arabe au point de provoquer la chute ou
le départ de plusieurs chefs d’état et des guerres civiles dévastatrices en
Libye et en Syrie.
La
Turquie a, dès le départ, voulu jouer un rôle lors des bouleversements qui ont
touché récemment ces pays arabes, et qui secouent encore actuellement la Syrie
et l’Egypte. Elle s’est proposée comme exemple à suivre pour ces pays en
transformation. Berceau de grandes civilisations, la région méditerranéenne a
été le théâtre de grands bouleversements historiques. Elle constitue depuis
longtemps une région où s’exercent des sphères d’influences, et où se jouent
encore, de nos jours, de grands enjeux, qu'ils soient géopolitiques,
économiques (notamment pour l’accès aux ressources naturelles) et
socioculturels.
Les acteurs du monde
arabe
Depuis
quelques années, trois grandes puissances influencent les pays de la région :
les Etats-Unis, la Russie et l’Union européenne.
Des
pays tels que le Maroc, la Tunisie, l’Egypte, Israël et la Turquie comptent
parmi les alliés des Américains depuis de nombreuses années. La Libye et la
Syrie s’étant rangées du côté des Russes.
L’Union
européenne, quant à elle, même si elle reste l’alliée des Etats-Unis, essaie de
trouver « sa » voie, ce qui n’est pas du tout évident quand on connaît la
difficulté des 27 Etats membres de s’accorder sur la politique étrangère de
l’UE.
Pendant
les printemps arabes et jusqu’à maintenant, ces trois grandes puissances
restent très attentives aux diverses situations et évolutions en cours : les
bouleversements régionaux ont changé la donne, et ces grandes puissances
pourraient y perdre voire y gagner beaucoup, en termes d’influences et donc
d’intérêts géostratégiques, économiques… Leurs diplomaties sont toujours très
actives et gardent plus que jamais des contacts avec les nouveaux Représentants
au pouvoir.
Outre
le rôle des « grandes puissances », trois pays - que l’ont peut qualifier de «
puissances régionales » - tentent d’exercer et augmenter leur influence : la
Turquie, l’Egypte et l’Iran.
Les
autres pays de la région ont une influence plus négligeable, à l’exception des
monarchies du Golfe. Ces dernières – aussi appelées « pétromonarchies » en
raison de leurs grandes richesses en pétrole et en gaz naturel – peuvent
influer avec les sommes d’argent colossales qu’elles détiennent (les «
pétrodollars »). Cependant, leur pouvoir n’est pas nécessairement établi
durablement : il pourrait par exemple varier en fonction des fluctuations des
marchés. De plus, le pouvoir des familles princières n’est peut-être pas
éternel et pourrait vaciller…
Les modèles politiques
qui s’offrent au monde arabe
S’ajoutant
à ces sphères d’influence, nous pouvons présenter brièvement trois modèles
politiques, idéologiques qui prévaudraient dans le monde arabe : le modèle
saoudien, le modèle iranien et le modèle turc.
1. Le modèle saoudien peut être qualifié de théocratique (c’est-à-dire que
la religion règne sur l’Etat), non démocratique et fortement répressif par
rapport au peuple. La branche de l’Islam qui prédomine en Arabie Saoudite est
le wahhabisme (issu lui-même de la branche sunnite). Ce courant islamique a une
forte influence sur le salafisme dont la presse occidentale parle de plus en
plus.
Ce
modèle saoudien peut très bien influencer des franges des populations
méditerranéennes, notamment en Turquie où un certain salafisme est apparu
depuis une dizaine d’années.
2. Le modèle iranien est original en soi puisqu’il peut être qualifié de
théocratique et républicain (on parle d’ailleurs pour l’Iran de « république
islamique »), tout en étant répressif pour le peuple. Il s’agit d’un Islam
chiite.
Ce
modèle iranien a selon nous très peu de chances de percoler au sein des
populations des pays où se sont déroulés les printemps arabes, et ce pour
différentes raisons. D’une part, il s’agit d’un Islam chiite. Des chiites sont
bien présents dans d’autres pays que l’Iran mais ils y sont minoritaires,
excepté en Irak : ce dernier pays a la particularité d’avoir d’une part un
gouvernement totalement dominé par les chiites et d’autre part une région kurde
très autonome.
3. Le modèle turc :
Selon
ses défenseurs, le modèle turc excellerait car il allierait Islam (en tout cas
un certain courant de l’Islam : le sunnisme) et démocratie. Ce modèle est lié à
un fort dynamisme économique de type néolibéral (cela signifie que l’économie
est dominée par de grands groupes financiers ou industriels), et ce depuis une
trentaine d’années.
Vu
de l’Occident, la Turquie ne peut actuellement pas être qualifiée de
démocratie, mais bien d’un pays en voie de démocratisation [1].
Cette
idée d’unir l’Islam à la démocratie est intéressante pour la majorité des
populations qui ont mené les révolutions au cours des printemps arabes. C’est
d’ailleurs cette même idée qui agite à nouveau et en ce moment une grande
partie de la population égyptienne.
De
plus, le Gouvernement turc mène une certaine géostratégie pro-arabe
parallèlement à un refus « souple » de l’interventionnisme « occidental » (des
Etats-Unis et de l’Union européenne).
Le
modèle turc apparaît d’autant plus comme un modèle intéressant et attirant aux
yeux d’une grande partie des populations arabes ayant soutenu les printemps.
Des intérêts économiques existent aussi.
Malgré
tout, nous pensons que ce modèle ne se transposera pas si facilement aux autres
pays qui le souhaiteraient, étant donné les conditions locales différentes de
la Tunisie, de l’Egypte, de la Libye, etc., par rapport à la Turquie.
La diplomatie turque
La
politique « Zéro problème » de proximité prônée et en tout cas fortement
souhaitée par le Gouvernement turc ne s’est pas – c’est le moins que l’on
puisse dire – réalisée comme prévu. Les printemps arabes ont donné et donnent
encore beaucoup de fil à retordre à la Diplomatie turque qui s’était donné
comme objectif de ces dix dernières années de s’approcher très progressivement
des pays arabes, tout comme d’Israël et de l’Iran. On pourrait résumer la
situation par la boutade : la politique de « zéro problème » s’est transformée
en « de nombreux problèmes » avec les pays concernés !
Le
Gouvernement d’Ankara entretenait en effet de très bonnes relations avec les
dirigeants peu démocrates des différents pays (Tunisie, Egypte, Libye, Bahreïn,
Yémen, Syrie) avant que s’y déroulent les printemps arabes. Au départ
embarrassé, le Gouvernement turc – soucieux de maintenir ses bonnes relations
en vue de ses intérêts économiques et géostratégiques dans la région - a
réussi, au fur et à mesure que les manifestations s’amplifiaient, à infléchir
sa position pour finalement nouer des relations avec les nouveaux régimes qui
se mettaient en place. Les groupes financiers et industriels turcs ont
d’ailleurs été, avant les révoltes, et sont encore après les révoltes, fort
actifs dans ces pays (« realpolitik » oblige : les divers chantiers en cours
ont « bien dû » être achevés et ont été repris par les nouveaux gouvernements).
Par
ailleurs, suite à la guerre civile qui se déroule encore actuellement en Syrie,
un autre problème, récurrent celui-là, revient à l’avant-plan pour le
Gouvernement turc : la question kurde.
Les
Gouvernements turcs étaient favorables au régime fort syrien de la famille
Assad, ce régime fort garantissait en quelque sorte la stabilité de la
frontière entre les deux pays.
Mais
les populations kurdes - réparties sur quatre pays : la Turquie, la Syrie,
l’Irak et l’Iran - n’ont jamais caressé de si près l’éventualité, l’espoir de
pouvoir se fédérer un jour. La population kurde d’Irak a obtenu il y a quelques
années une large autonomie territoriale, avec son propre gouvernement, ses
représentants parlementaires, etc. Il s’agit d’un quasi indépendance. Avec la
guerre qui sévit et perdure en Syrie, la potentialité de voir la population
kurde de Syrie obtenir finalement une certaine autonomie, est assez importante.
On imagine dès lors aisément les Kurdes de Turquie de l’est souhaiter également
une plus forte émancipation, voire une certaine autonomie[2].
Multiples intérêts, multiples alliances
La
Turquie est située à un carrefour géostratégique, politique et socioculturel
très important : entre l’Europe et l’Asie, entre l’Occident et le Proche
Orient, entre le monde judéo-chrétien et le monde musulman… Elle permet aussi
l’approvisionnement, par le passage sur son territoire, de pays européens et
asiatiques en diverses ressources naturelles.
Elle
fait partie de l’OTAN [3], fortement influencée par les Etats-Unis, et
souhaiterait devenir membre à part entière de l’Union européenne dans quelques
années.
Les
printemps arabes sont venus – sans avertir ! – modifier des équilibres et des
influences que la Turquie tentait de maintenir, en fonction de ses intérêts
multiples. Ces changements récents ont déjà eu et continuent d’avoir des
répercussions internationales, régionales mais aussi nationales. La Turquie,
par sa Diplomatie, se trouve devant de grands enjeux : elle pourrait y perdre
beaucoup, mais pourrait encore davantage y gagner…par exemple en s’ouvrant
aussi à ses propres minorités, en laissant croître encore sa démocratisation.
Depuis
plusieurs jours, de nouvelles grandes manifestations ont lieu dans diverses
villes d’Egypte, et nous assistons encore, par l’intermédiaire des médias
internationaux, à des images de la Place Tahir noire de monde : une partie du
peuple monte à nouveau au créneau pour clamer sa désapprobation de la politique
du nouveau Président de la République égyptienne, Mohamed Morsi. Assiste-t-on
dans ce pays à un nouveau « printemps » ? L’onde de choc créée à Sidi Bouzid ne
cesse de créer de nouveaux remous.
Par
la Commission "Europe : cultures et élargissement" Pax Christi Wallonie-Bruxelles
Source
de l’article Pax Christi Wallonie-Bruxelles
Bibliographie
« L’Iran et la Turquie face au « printemps arabe » - Vers
une nouvelle rivalité stratégique au Moyen-Orient ? », Mohammad-Reza Djalili et
Thierry Kellner – E
[1] En effet, l’adhésion éventuelle de la Turquie à l’Union
européenne reste toujours envisagé, même si le travail en vue pour atteindre
cet objectif avance très lentement, voire fait du « sur place » : même si
certains gouvernements européens sont réticents à cette adhésion, le
Gouvernement turc tarde de son côté à
avancer dans certains domaines fondamentaux aux yeux de l’Union tels que les
droits de l’Homme, le respect des minorités, etc.
[2] A ce propos, voir l’analyse « La Turquie face à la
déstabilisation de la Syrie » de la Commission « Europe : cultures et
élargissement » de Pax Christi Wallonie-Bruxelles
[3] OTAN : Organisation du Traité de l’Atlantique Nord.
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