Insuffisamment structurée et financée, l’économie sociale et solidaire (ESS) est peu développée dans le Sud méditerranéen. Un rapport du Femise*, présenté à Marseille lors de la Semaine économique de la Méditerranée, propose des pistes pour la développer, car elle recèle un important gisement d’emplois.
« Rappelons-nous que les deux raisons essentielles qui ont conduit à la révolution tunisienne de janvier 2011 étaient le chômage massif des jeunes, particulièrement des diplômés, et les fortes inégalités territoriales.
Ce double processus de marginalisation n'était plus supportable », souligne Radhi Meddeb, X-Mines, entrepreneur tunisien et président de l'Institut de prospective économique de la Méditerranée (Ipemed, Paris).
Ce constat est d'autant plus largement partagé, des deux côtés de la Méditerranée que, près de quatre ans plus tard, la prégnance de la question de l'emploi reste préoccupante. Certes, si l'on prend en exemple la Tunisie, on ne peut que se féliciter de voir la « transition démocratique » en passe de réussir - le 23 octobre, l'élection de la nouvelle Assemblée nationale s'est déroulée d'une manière tout à fait satisfaisante au regard des « bonnes pratiques » démocratiques, et les Tunisiens s'apprêtent à élire leur nouveau président de la République, le 26 novembre.
Cependant, comme le relève Radhi Meddeb dans une contribution publiée sur Latribune.fr, « le soubassement politique de la deuxième République est enfin là, mais, entre-temps, les fondations économiques et sociales se sont largement lézardées », le chômage s'est aggravé, passant de 13 % avant la « révolution du jasmin » à 15,6 % officiellement aujourd'hui. « Un chiffre masqué en partie par des mesures sociales coûteuses et qui ont plombé les finances publiques », relève encore Radhi Meddeb.
L'essor de l'économie sociale et solidaire (ESS) pourrait-il contribuer significativement à la réduction du chômage ? Telle est la question qui a motivé l'élaboration d'un rapport commandité par la Banque européenne d'investissement (BEI) au Femise, et qui devait être rendu public samedi 9 novembre lors des Rendez-vous économiques de la Méditerranée, manifestation de clôture traditionnelle (coorganisée avec le Cercle des économistes) de la Semaine économique [annuelle] de la Méditerranée.
Intitulé « Économie sociale et solidaire : vecteur d'inclusivité et de création d'emplois dans les pays partenaires méditerranéens ? », ce rapport de quelque 90 pages, coécrit par des économistes des deux rives, questionne l'état des lieux avant d'explorer le potentiel de l'ESS, et de préconiser des pistes d'action pour la développer. Le sujet mérite largement que l'on s'y intéresse, car, selon les estimations, « la capacité de l'ESS en termes de création de valeur ajoutée paraît relativement faible, de 1 % à 2 % du PIB, mais le nombre d'emplois générés se révèle assez important, avec 4 % de la population active en emplois directs, et beaucoup plus si l'on compte les postes indirects qui en découlent ».
Le volontarisme de l'état, une exception marocaine
L'examen des pays étudiés (Égypte, Tunisie, Maroc) fait apparaître plusieurs points faibles communs : une grande diversité juridique, le manque de moyens et un déficit en ressources humaines qualifiées, les difficultés de financement, un intérêt plutôt faible de l'État, « parfois à cause d'une méconnaissance du potentiel du secteur ». Est relevée aussi la difficulté à déployer une action dans des pays où le processus de décentralisation en est à ses balbutiements, alors que l'ESS se fonde largement sur la prise d'initiative et l'ancrage territorial.
Cependant, dans ce tableau général assez morne, le Maroc se distingue par la mise en œuvre d'une forte action publique visant à développer l'ESS. Le Royaume s'est en effet doté d'un plan stratégique 2010-2020, porté par un ministère dédié, celui de l'Artisanat et de l'Économie sociale et solidaire - d'ailleurs dirigé par une femme, le Dr Fatima Marouan.
À neuf ans d'écart, deux discours royaux donnent la mesure de l'engagement du Maroc dans cette voie. « Si nous avons opté pour l'économie de marché, cela ne signifie pas que nous cherchons à établir une société de marché, mais une économie sociale où se conjuguent efficacité économique et solidarité sociale », déclarait le roi Mohammed VI le 30 juillet 2000. Puis, le 30 juillet 2009 [le 30 juillet est la date anniversaire de son couronnement, en 1999] le souverain alaouite relevait « l'impératif de se focaliser sur les microprojets, générateurs d'emplois et de revenus stables, surtout dans le contexte économique difficile actuel ».
Ainsi, le secteur coopératif marocain a-t-il fortement crû ces dernières années : il compte désormais 12 646 coopératives à fin avril 2014 - soit 2,5 fois plus qu'il y a dix ans -, regroupant plus de 448 000 adhérents. Mais le Royaume veut aller encore plus loin. Comme les autres plans marocains déployés depuis une dizaine d'années (Maroc vert pour l'agriculture, Azur pour le tourisme, Solaire et énergies renouvelables... dont l'ensemble constitue le plan global Émergence), celui dédié à l'ESS comporte des objectifs chiffrés : « Nous ciblons la création de 10 000 coopératives supplémentaires à l'horizon 2020, avec 100 000 nouveaux emplois directs, en statut d'auto-emploi ou de salarié. Selon notre objectif, 175 000 personnes relèveront des coopératives, contre 53 000 actuellement. Ils représenteront 7,5 % de la population active, contre 3,8 % en 2013. Et la contribution du secteur au PIB, autour de 3,9 %, aura doublé », précise Mohamed Chafiki, directeur des études et des prévisions financières au ministère de l'Économie et des Finances.
L'ESS est donc perçue au Maroc comme recelant des gisements d'activités et d'emplois. Selon les estimations de l'Office de Développement de la Coopération (Odco, chargé de la mise en œuvre de l'action gouvernementale en faveur de l'ESS), c'est dans le secteur agricole que l'on trouve logiquement le plus grand nombre de coopératives (66 %), suivies de celui de l'artisanat (15 %) et de l'habitat (9 %). « Les secteurs ciblés par la stratégie 2010-2020 sont ceux susceptibles de générer plus de richesses et d'emplois, et susceptibles d'aider les couches sociales pauvres ou vulnérables, notamment le secteur agricole, les produits de terroir, l'artisanat et l'économie verte », précise encore Mohamed Chafiki, illustrant la vocation sociale de la politique marocaine de développement de l'ESS.
Un nécessaire changement de mentalité
Autre pays étudié dans le rapport, la Tunisie présente des caractéristiques très différentes. Certes, par l'effet du dynamisme social de la « révolution du jasmin », le développement de la part associative de l'ESS y a été important entre 2010 et 2012, passant de 9 500 à 14 000 associations. Mais, relèvent les auteurs, « dans le contexte actuel, on constate un manque de soutien aux initiatives d'ESS. Cela contribue à accentuer davantage le décalage entre les formes traditionnelles de solidarité et l'émergence d'un secteur de l'entreprenariat social ». Cela dit, maintenant que la transition démocratique du pays est proche d'arriver à sa vraisemblable bonne fin, les futurs responsables tunisiens - qui pourront inscrire leur action dans la durée - se préoccuperont sans doute aussi de développer l'ESS.
Coauteur et coordinateur du livre-programme Ensemble, construisons la Tunisie de demain (2 012), Radhi Meddeb y aborde positivement cette thématique. « L'ESS peut se révéler extrêmement féconde en termes d'engagement citoyen et de création d'emplois, particulièrement pour normaliser le secteur informel. Mais, dit-il à La Tribune, ce chantier est difficile, car il suppose un changement radical des mentalités - cela prend du temps - et une réhabilitation de concepts écornés par des approches bureaucratiques éculées. Or, en Tunisie, nous sommes confrontés à l'urgence d'un chômage exponentiel des jeunes diplômés : il en arrive 90 000 par an sur un marché du travail qui ne peut en absorber que 70 000. » De son côté, l'économiste Constantin Tsakas, coauteur du rapport du Femise et délégué général de l'Institut de la Méditerranée (Marseille) considère lui aussi que « l'ESS requiert un engagement de long terme et un changement de mentalité fondamental dans la manière dont la société mobilise des ressources pour relever les défis sociaux ». Alors, comment faire pour avancer ?
Des propositions d'actions structurantes
Le rapport du Femise propose plusieurs pistes pour que l'ESS devienne un accélérateur d'emploi pour les pays du Sud. L'une des plus marquantes est la création dans chaque pays d'une banque éthique. Celle-ci, selon Fédération européenne de finances et banques éthiques et alternatives (Febea) se distingue des banques ordinaires par le fait qu'« au moins 90 % des financements distribués répondent à la fois à des critères économiques etsociaux-environnementaux ».
La deuxième préconisation d'importance précise diverses mesures toutes relatives à l'action ancrée dans les territoires : former des acteurs intermédiaires pour assurer les différentes missions d'accompagnement des organisations de l'ESS ; créer des outils de pilotage, comme des observatoires territoriaux ; mettre en œuvre des plans régionaux de développement... « Au Femise, nous pensons que le développement de l'ESS nécessite une intervention à l'échelon national, mais surtout au niveau des régions, les problèmes économiques nécessitant des actions de proximité », souligne le professeur Jean-Louis Reiffers, président du comité scientifique du Femise et de l'Institut de la Méditerranée, superviseur du rapport. « C'est ainsi que l'ESS peut devenir un élément important dans la politique de développement économique. Elle permet d'inclure les groupes exclus, notamment les jeunes, et présente des caractéristiques propres à devenir l'un des outils de l'innovation socio-économique réclamée dans les pays méditerranéens », nous dit encore le Pr Jean-Louis Reiffers.
« Je crois beaucoup au potentiel de développement de cette économie, affirme à son tour l'ambassadrice Delphine Borione, secrétaire générale adjointe de l'Union pour la Méditerranée (UPM, Barcelone) chargée des Affaires sociales et civiles. Le secrétariat de l'UPM, en tant qu'organisation de coopération régionale, a mis au cœur de son action la promotion d'un développement socio-économique durable et inclusif, avec une priorité donnée aux actions visant les jeunes, les femmes, l'emploi. Selon plusieurs études concordantes, les femmes représentent une part importante de l'emploi dans l'ESS, à travers notamment les coopératives et associations locales. Plusieurs projets que nous promouvons relèvent ainsi de l'ESS. Nous soutenons par exemple l'association MedEss qui cherche à mettre en place de pôles territoriaux interconnectés entre eux, ou en développant des formations pour des entrepreneurs de l'ESS. » L'importance reconnue à la dimension régionale du développement de l'ESS réjouit aussi l'ancien délégué général de la Datar et délégué général fondateur de l'Ipemed, Jean-Louis Guigou. « La reconnaissance et le soutien à l'ESS gagneraient à aller de pair avec une dynamique de décentralisation politique, où l'échelon régional aurait un rôle de pivot et de levier. En effet, l'ESS s'inscrit dans la logique annoncée de retour des territoires... La proximité et les territoires sont les ingrédients indispensables à la réindustrialisation de notre économie », conclut-il, en se référant cette fois à la France. Et, pour le coup, on réalise une fois de plus qu'au nord comme au sud de la Méditerranée, les défis de l'avenir sont largement les mêmes. Et le temps est venu de les affronter ensemble. ν
*Femise : Forum euroméditerranéen des instituts de sciences économiques (plus de 50 entités)
Par Alfred Mignot - Source de l'article La Tribune