L’Institut du Monde Arabe de Paris organise une manifestation grandiose sous l’intitulé «Le Maroc contemporain» avec comme slogan « Un événement exceptionnel pour un pays exceptionnel». Il s’agit –semble-t-il- de la plus grande manifestation jamais consacrée à un pays étranger en France.
Elle comprend une grande exposition sur l’art marocain contemporain réunissant 80 peintres de diverses générations. L’exposition, qui se tiendra jusqu’au 20 janvier, a été aménagée sur près de 2 500 mètres carrés sous forme de voyage féérique dans la modernité de la culture marocaine contemporaine. Une modernité qui provient des racines ethniques et culturelles multiples au Maroc : amazighe, arabe, musulmane, juive, africaine…
La manifestation a été inaugurée avec une installation impressionnante : une tente sahraouie géante de plus de 500 mètres faite de poils de chameaux. Elle abrite des échoppes exposant des produits de l’artisanat marocain ainsi qu’un souk proposant toutes sortes de mets, de poteries, de vêtements et de joaillerie traditionnelle dans une ambiance animée par des troupes jouant des pièces du répertoire folklorique marocain.
A part les arts visuels, auxquels revenait la part du lion, la manifestation propose aussi une programmation qui convoque la danse, la littérature, une série de colloques sur la culture, l’économie et l’archéologie. Y sont présents des pionniers tels Mohamed Melihi, Abdel Kébir Rabi’, Khelil Gharib et ceux appartenant à deux générations comme Mahi Benbine, Mohamed Zaouzef et autres. Sans parler d’une nouvelle génération de jeunes peintres moins connus, choisis par Moulim El Aroussi et Hubert Martin, commissaires associés de l’exposition. Le cinéma marocain se fraye également une place importante dans la manifestation. Il s’agit de donner une idée de la richesse de cette production, d’autant que le Maroc dispose d’un fonds destiné au cinéma, un atout rare en Afrique et dans le Monde arabe. Des cinéastes connus tels que Nabil Ayouch, Nourredine Khamari, Faouzi Ben Saadi, Leila Kilani et Narjès Najar participent donc avec leurs films.
Polémiques
Malgré ses fastes, la manifestation a suscité de nombreuses polémiques au Maroc. Ainsi le traitement réservé à la littérature marocaine contemporaine a entraîné de nombreuses réactions. Les observateurs n’ont pas manqué de s’interroger sur la part restreinte accordée à la littérature malgré le grand dynamisme qui la caractérise depuis plus de vingt ans. Si les commissaires chargés du choix des plasticiens ont arpenté le pays de long en large en quête de jeunes talents, les curateurs de la section littéraire -El Mouaati et Mohamed Matalassi- se sont contentés des voix marocaines « amies » régulièrement invitées à l’Institut du Monde arabe. Le volet "littérature" comprend un hommage à Abdelatif Laâbi et à Mohamed Barada, des lectures auxquelles ont pris part Hassan Najmi, Salah Wadi’ et Ahmed Assida, ainsi qu’un colloque sur le plurilinguisme.
Cependant, cette programmation a omis les grands noms associés à la modernisation du discours littéraire et intellectuel marocain, négligeant aussi le foisonnement de la littérature arabophone qui connaît un grand renouveau tant au niveau de la poésie, de la nouvelle que du roman.Nombreux sont ceux qui n’ont pas compris l’absence de figures majeures de la culture marocaine contemporaine, comme celles de Mohamed Bennis, du penseur Abdallah Laroui, ou encore des romanciers Ahmed Bouzafour, Idriss Al Khouri, Mohamed Ben Talha et Ahmed Belbadoui.
Les commentaires se sont aussi multipliés sur les réseaux sociaux contre la tente géante dressée sur le parvis de l’IMA. Certains l’ont qualifiée de «représentation folklorique » qu’il fallait éviter d’autant que la manifestation porte sur le Maroc contemporain. D’autres l’ont considéré comme une image vivante du néocolonialisme encore en vigueur dans le regard porté par la France sur le Maroc et sur les Marocains.
Concernant les arts visuels, la programmation a suscité de fortes réactions chez les plasticiens marocains dont le syndicat a rendu public un communiqué considérant que « cette manifestation a dévié de son objectif initial puisqu’elle a confié la mission de choisir les participants à deux personnes : un Français et un Marocain, qui ne sont pas critiques d’art mais chercheurs en esthétique ne suivant pas tous les développements ni toutes les mutations de la création plastique contemporaine au Maroc… »
Le célèbre artiste Fouad Bellamine a lui aussi critiqué la manifestation : « ce qui a suscité la colère et les réactions indignées est du à mon avis à un manque de concertation et de professionnalisme, a-t-il déclaré. Le commissariat de l’exposition s’est posé en découvreur de talents et a choisi un nombre impressionnant d’artistes de second ordre, inconnus des Marocains, adoptant pour leur sélection des critères pour le moins incertains. »
Ces critiques acerbes ne se sont pas limitées au choix des plasticiens. Nabyl Lahlou, metteur en scène, a lui aussi déclenché une polémique reprise dans les médias, et sur les réseaux sociaux. Malgré sa personnalité controversée, ce dernier a une réputation d’intégrité intellectuelle lui permettant de rendre publique ses positions critiques. Dans une lettre adressé à Jack Lang, Président de l’IMA, il incrimine la programmation cinéma de l’exposition: «Monsieur Jack Lang, écrit-il, vous pouvez croire que je suis plus que scandalisé et dégoûté d’apprendre que c’est FIEVRE, un film français, un petit film français à tous les niveaux, qui va refléter le miroir de notre cinéma marocain...Car ce choix franco-français, qui est une farce et une facétie, montre combien j’ai eu raison de vous écrire, dans ma lettre du 2 août 2014 que je ne peux imaginer la grande manifestation culturelle Le Maroc contemporain ...ressembler comme deux gouttes d’eau à L’année du Maroc en France (janvier 1999-janvier 2000), où seuls les copains et les coquins, les proches et les amis ainsi que les privilégiés du Service Culturel, relevant de l’Ambassade de France à Rabat, furent choisis et invités à présenter leurs travaux, se partageant ainsi le butin, en toute quiétude et insouciance.»
Nabyl Lahlou ajoute : « Ces tristes temps ne semblent pas vouloir quitter les mentalités et les manies des hommes et des femmes qui président aux destinées de ces manifestations culturelles, car, aussi bien pour L’année du Maroc en France que pour Le Maroc contemporain, c’est le produit francophone d’un Maroc francophone que les paternalistes et autres nostalgiques de la France coloniale aiment montrer et exhiber à l’étranger et aux étrangers, en érigeant ce produit comme le fer de lance de la création artistique et créative au Maroc.»
Pour l’élite francophone, qui d’habitude n’ose pas s’en prendre au pays de Molière, ces critiques âpres sont un fait nouveau.
Cette idée de mandat francophone, n’a pas été invoquée uniquement par Nabyl Lahlou. D’autres l’ont fait et de manière encore plus virulente. Dans son dernier numéro, la revue française « Dossiers archéologiques » a publié un numéro spécial consacré au Maroc médiéval. Exception faite d’Idriss Dakhissi, les plus grands spécialistes marocains ont été écartés de ce dossier. Ce numéro qui porte un regard condescendant sur le Maroc, parvient à la conclusion que ce pays n’a pas encore atteint le professionnalisme requis en matière d’archéologie pour pouvoir conserver son patrimoine. C’est pourquoi les Français organiseront prochainement une exposition portant sur l’époque médiévale de ce pays au Maroc même, "comme si les Marocains n’avaient pas les compétences, ni les connaissances, ni les techniques nécessaires pour le faire par eux-mêmes", souligne un spécialiste marocain.
Les critiques suscitées par « Le Maroc Contemporain » chez les créateurs marocains, toutes générations confondues, sont la preuve que les Marocains ambitionnent de donner une image plus « vraie » de la pluralité culturelle de leur pays. Une image en rupture avec la culture locale axée sur le clientélisme, et contrastant avec les images « orientalistes » stéréotypées que la France plaque sur ses anciennes colonies dont elle ne perçoit que la dimension francophone.
Par Jalal El Hakmaoui - Source de l'article Babelmed
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