Installée à Londres, Wahida Belkacem, d'origine algérienne, est actuellement directrice d'investissement et du suivi de grands projets, chargée du Moyen-Orient.
Dans cette interview, elle revient sur les raisons et conséquences du divorce désormais confirmé entre le Royaume-Uni et l'Union européenne, sur le devenir de la City, plaque tournante de la finance mondiale et sur l'impact de ce Brexit sur les pays africains et maghrébins et surtout l'Algérie.
L'Expression: Certains ob-servateurs de la scène européenne trouvent le fait que les Britanniques quittent l'UE n'a pas été une surprise puisque le Royaume-Uni a toujours été réticent à ce projet de l'UE. Qu'en pensez-vous?
Wahida Belkacem: On pourrait dire en caricaturant un peu les choses quoique le Royaume-Uni ne soit entré dans la Communauté européenne que pour en empêcher le développement vers une union politique. Il suffit pour s'en convaincre dêtre attentif au discours des leaders du Brexit; ils veulent l'accès au marché unique, un ensemble qui obéit à des règles communes, mais qu'ils confondent avec une zone de libre-échange sans règles communes en fait, et c'est tout. La Grande-Bretagne ne figure pas parmi les membres fondateurs de la Communauté devenue Union, pour des raisons diverses: parce qu'historiquement, dans, le Royaume-Uni «pays de boutiquiers» (De Gaulle) ne voit dans le «continent» qu'une zone où il faut intervenir quand ses intérêts commerciaux sont en jeu; et parce qu'aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, son alliance privilégiée avec les Etats-Unis lui suffisait. Elle était donc à la fois étrangère au projet de Communauté européenne de 1958, mais aussi réticente à ce qui allait bien au-delà d'une simple zone de libre-échange de biens et de services. Elle créa ailleurs en 1960, en réaction, ce que l'on nomma la «petite Europe», l'Association européenne de libre-échange (Aele) avec les principaux autres pays de l'Europe occidentale restés en dehors. Sauf que l'Aele a rapidement montré ses limites comparées au dynamisme de la Communauté, alors même que celle-ci n'en était qu'à ses débuts. Le RU demanda son adhésion dès 1961, un an après la création de l'Aele, demande refusée par De Gaulle qui finalement avait lui aussi une lecture historique du temps long mais inversée - à savoir que l'Angleterre était une île opposée au «continent» et soucieuse de le diviser pour mieux y régner. La crise du début des années 1970, très dure dans un Royaume-Uni jamais complètement remis des conséquences de la Seconde Guerre mondiale (coût économique, perte de l'Empire, etc.) lui fit réintroduire une demande, cette fois avec trois autres pays de l'Aele: la Norvège, l'Irlande, le Danemark. La Norvège finalement refusa par référendum. L'Europe s'élargit à 9 en 1974. Avec l'arrivée 5 ans plus tard de Margaret Thatcher au pouvoir, et il faut bien l'avouer avec une politique plus ambitieuse pour sortir le Royaume-Uni de sa crise (quoi que l'on pense de son contenu), le Royaume-Uni a commencé à réaffirmer ses positions. D'abord, sur un plan économique en faisant diminuer sa contribution au budget de l'Union, sur un plan commercial en ayant une influence non négligeable quant à la manière dont le grand marché unique a été créé en 1992, et sur un plan politique en poussant à l'élargissement vers d'anciens membres de l'Aele (les pays nordiques), puis de l'Europe de l'Est après la chute du mur, avec l'idée «a wider Europe will lead to a loser Europe», qu'une Europe élargie en compliquerait l'unité politique et le renforcement, et la laisserait au stade d'une simple union commerciale finalement. L'Aele en plus ambitieux, mais pas plus. Donc oui, cette affirmation n'est pas fausse du tout. Sous des modalités différentes: les poings sur la table où elle était assise en bout avec Mme Thatcher, refusant la monnaie unique, ou en y investissant et en tentant d'y occuper une place prépondérante avec Tony Blair et Gordon Brown.
Quel sera l'impact de ce Brexit sur les pays africains et maghrébins et particulièrement l'Algérie?
Le Brexit aura peu d'impact sur les relations entre l'Union et le Maghreb, le Royaume-Uni n'étant pas un partenaire historique et privilégié de celui-ci. Pour les pays d'Afrique anglophones, je ne le pense pas non plus: si historiquement la politique de coopération et développement avec l'Afrique se fondait sur l'héritage colonial, l'élargissement de l'Union à des États sans passé colonial a cassé ce lien. À noter d'ailleurs que le Commonwealth n'est guère dynamique, le Royaume-Uni ayant coupé dans ses budgets dédiés. Globalement donc, à part une répercussion budgétaire sur les programmes de l'Union du fait de la fin de la contribution financière britannique, il ne devrait y avoir aucun impact négatif. Au contraire, certains pourraient même arguer que cela renforce les pays du sud de l'Europe au sein de l'Union avec deux des principaux États membres (France, Italie) sur les trois (Allemagne), donc la politique méditerranéenne de l'Union. Cela étant, il est clair que le Royaume-Uni, s'il sort, devra rebâtir et développer ses relations économiques et commerciales avec d'autres États, à tout le moins le temps que sa future relation avec l'Union soit clarifiée. Cela ne peut offrir que de nouvelles possibilités aux pays méditerranéens et africains, et ma foi pourquoi s'en plaindre?
L'Union européenne fait face à la plus grande menace depuis sa création, les voies dissidentes prennent de plus en plus de poids et la fragmentation se profile comme un danger imminent. Vous ne pensez pas que l'Europe risque de connaître l'effet boule de neige après le Brexit?
Il est clair que la situation est grave, mais ce n'est qu'un élément en plus, qui s'ajoute à des erreurs préalables. Un marché unique qui a fait l'impasse sur la cohésion sociale (et l'on peut «remercier» le Royaume-Uni pour cela), une monnaie unique et une zone euro mal conçues et surtout pêchant par manque de démocratie et d'unité politique - échec que l'on doit en partie au Royaume-Uni justement; une gestion désastreuse de la crise financière avec des politiques trop restrictives, le cas symbolique de la Grèce où tant dans la forme que sur le fonds on aurait pu agir autrement, la crise des migrants combinée aux attentats à Paris et à Bruxelles, tout ça fait beaucoup. Pour répondre à votre question, je vous dirai simplement que l'Union est bien plus résiliente qu'on ne le pense. Ce n'est pas une condition suffisante, mais nécessaire de sortie de crise, car le temps de réponse sera long - on est à 27, et la sortie du Royaume-Uni prendra deux ans, si pas plus. Reste ensuite à voir si les chefs d'Etat et de gouvernement seront à la hauteur de l'événement.
Deux lectures de cette crise sont possibles selon moi - c'est une analyse toute personnelle:
1/ l'une mettant l'accent sur la souveraineté au sens étroit du terme (nationalisme), mais qui n'offrira aucune sortie valable dans le temps. On pourra faire de l'agitation et du vent - discours musclés, restrictions à la liberté de circulation, etc. - mais on ne s'attaquera pas au coeur du problème, à savoir les fragmentations sociales induites par le grand marché dans un contexte de mondialisation et d'accélération du temps par les nouvelles technologies, l'absence de cohésion sociale et de solidarité entre les citoyens européens. La crise continuera avant de trouver une nouvelle occasion d'exploser - peut-être en France.
2/ une autre approche tendant à remettre les citoyens au coeur du projet européen, à le leur rendre à eux pour que eux décident quoi en faire. C'est même cela la vraie définition de la souveraineté finalement. Or que veulent les gens? Ne vous fiez pas qu'aux apparences, surtout à ce qui s'est passé au Royaume-Uni: les gens veulent récupérer la maîtrise de leur destin, lequel peut être distinct ou commun, c'est à eux d'en décider. Cela implique de sacrés changements institutionnels - mettre le Parlement européen au coeur du processus, à l'initiative de tout, et les Etats à la marge, comme un Sénat, et de changements politiques: il faut faire revenir dans la délibération citoyenne des sujets qui sont figés par les traités, par exemple les politiques budgétaires et monétaires. Cela, ça peut marcher, mais cela impose un «saut fédéral» ouvert, transparent et non «furtif» et a-démocratique comme c'est actuellement le cas, et donc une plus grande solidarité entre peuples européens.
Etes-vous d'accord sur le fait que les petites nations qui font partie de l'Union squattent l'espace pour éponger leurs dettes et quitteront le navire dès que ce que leur demanderont des pays de l'Europe sera supérieur à ce qu'elles en reçoivent...
Non, je ne le crois pas. J'avoue même ne pas en voir le fondement. Si tel était le cas, la Grèce serait sortie en faisant défaut sur sa dette - ce qui est une manière de l'éponger. Par ailleurs, il ne faut pas faire l'erreur - britannique et souverainiste - de comparer le retour direct, c'est-à-dire «combien je paye moins combien je touche en subventions et autres de l'Union». Il faut regarder les retours à plus long terme et indirects. Par exemple, les bénéfices tirés par les acteurs économiques du marché commun, qui leur offre plus de débouchés, donc plus de revenus, etc. On pourrait sourire vu la crise actuelle, mais c'est une vérité assez banale. Et d'ailleurs regardez l'insistance du Royaume-Uni à conserver son accès au marché commun...
Un autre exemple, celui de la recherche et de l'innovation, qui est mon domaine: dans celui-ci, le Royaume-Uni est un bénéficiaire net en termes de subvention. Certains répondent que ce n'est pas grave, une fois le Royaume Uni «libéré», certes cet avantage sera perdu, mais les pertes dans d'autres secteurs seront-elles aussi annulées et que c'est donc un jeu à somme nulle, le gouvernement pouvant en plus redistribuer sa contribution à l'Union au profit de ceux qui y gagnaient. Sauf que c'est oublier l'impact indirect: contributeurs nets dans la recherche, cela signifie qu'en plus, les organismes de recherche et les chercheurs du Royaume-Uni sont très présents dans les projets financés par l'Union, sont initiateurs de nombre d'entre eux, développent leurs connaissances, leurs réseaux et leurs partenariats croisés, mais aussi enrichissent leurs portefeuilles de propriété intellectuelle et donc se donnent des perspectives industrielles et commerciales. Tout cela ce sont des milliards et des milliards d'euros au final. Demain, sous réserve d'un accord, en étant en dehors de l'Union, c'est aussi cela que le Royaume-Uni perdra, et sans que les coopérations qu'il pourrait initier par ailleurs et avec d'autres ne remplacent le dynamisme de la politique de recherche du Royaume-Uni. Et de fait, lors des questions à la Chambre des communes, un député du Parti conservateur a interpellé le Premier ministre sur l'importance de préserver ce secteur des conséquences du Brexit...ce qui va être compliqué comme tout le reste.
On prévoit de mauvais jours pour la City. Londres risque sa place de première place financière mondiale, après le Brexit? Berlin, Paris se frottent les mains...
Bien sûr que le plus fervent défenseur du parti Remain durant la campagne était le monde de la City (plate-forme financière de Londres). Ce monde des affaires rentabilise ses affaires, tire un profit énorme de la mondialisation. Le marché européen était une aubaine sans égale. Londres se présentait face à ses concurrents comme le tremplin de l'Europe, il se présentait même comme le cœur de la finance en Europe, ça ne sera plus le cas. Devant des investisseurs chinois, ou à Singapour, Londres se présenta comme la clé de l'ouverture sur L'Europe il ne pourra plus jouir de ce prestige. On observe déjà le groupe HSBC qui entreprend de relocaliser plus de mille postes sur le continent européen, à Berlin et Paris. Ces décisions seront bien entendu émulées par d'autres groupes financiers très rapidement.
Le cours de la livre sterling a connu une chute, incomparable depuis une trentaine d'années. Les actions perdent de leurs valeurs depuis la victoire du Brexit, le phénomène semble continuer. Paris et Berlin deviendront fort certainement les bénéficiaires de la désertion de Londres. Le malheur des uns fait le bonheur des autres.
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