Connivence sécuritaire entre l’Europe et le Maghreb - Crise des migrants ou crise de l'Occident

Les enjeux sécuritaires continuent de façonner les stratégies de l’Union européenne en matière de migration. Les Européens sont parvenus à impliquer leurs partenaires du sud de la Méditerranée dans la gestion des flux de migrants en provenance du Maghreb et au-delà. 

Désormais, la mise en œuvre des politiques migratoires européennes ne peut se passer de l’appui des gouvernements du Maghreb.

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Depuis quelques décennies, on assiste à un alignement des pays maghrébins sur les standards européens en matière de lutte contre l’immigration illégale (loi marocaine 02/03 de 2003 « relative à l’entrée et du séjour des étrangers au Royaume du Maroc, à l’émigration et l’immigration irrégulières » ; loi algérienne 08-11 du 25 juin 2008 « relative aux conditions d’entrée, de séjour et de circulation des étrangers en Algérie »). Des accords bilatéraux ont été signés entre les pays de l’arc latin (Espagne, France, Italie) et les gouvernements du Maghreb, avec comme horizon la conclusion des accords de réadmission avec l’Union européenne (UE). Chaque pays signataire réadmet sur son territoire sans formalité toute personne possédant sa nationalité en situation illégale dans l’autre pays ou qui a franchi ses frontières illégalement.

Logiques sécuritaires décomplexées

Les acteurs étatiques trouvent leur intérêt dans cette logique sécuritaire. Jouant sur les peurs et les fantasmes européens, les régimes du Maghreb font de la gestion des flux migratoires un moyen de pression et de négociation avec les pays de la rive nord de la Méditerranée. Ils misent sur cette « rente sécuritaire » pour ajourner leurs réformes politiques, se soustraire aux pressions européennes et bénéficier des possibilités qu’offre le système de coopération de l’UE. En contrepartie, la poussée vers l’externalisation des contrôles migratoires offre un triple avantage aux États membres de l’Union européenne : le poids moral de l’endiguement et du refoulement n’aura pas à être supporté principalement par les citoyens européens ; les coûts opérationnels pourront être limités et l’ensemble de ces mesures présenté comme une augmentation de l’aide au développement vers les pays africains1.

Décomplexée, la politique européenne obéit aux agendas électoraux en Europe et relègue au second plan le devoir de solidarité envers les peuples de la rive sud de la Méditerranée. En effet, l’externalisation de la gestion de flux migratoires vers des États qui ont encore d’énormes progrès à faire dans le domaine des droits humains en général et des droits des réfugiés en particulier ne peut que susciter de grandes réserves. Satisfaits de l’engagement des régimes maghrébins dans la mise en œuvre de cette politique, les Européens se contentent de conserver un ordre migratoire conforme à leurs intérêts.

L’immolation par le feu du jeune Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 en Tunisie, suivie par les vagues de contestation au Maghreb et dans le monde arabe, allait complètement bouleverser la donne migratoire. En l’espace de quelques mois, la décapitation de trois régimes politiques (Tunisie, Égypte et Libye) va mettre les Européens dans une posture inconfortable. Ils perdent en effet leurs alliés dans la région et se trouvent face à un nouveau contexte auquel ils ne s’attendaient pas. Les révolutions arabes vont montrer les limites d’une politique migratoire fondée sur l’appui aux gouvernements en place en contrepartie d’un durcissement de la politique sécuritaire au sud de la Méditerranée. Concrètement, les révolutions remettent en cause les logiques vicieuses de clientélisation des régimes politiques de la région. Dans les pays du printemps arabe, la fin des contrôles consécutive à l’anarchie post-révolutionnaire rend caducs les accords de réadmission passés avec la Tunisie et la Libye. Bref, c’est la fin d’un système.

« Un vaste Far West »

Déjà en panne de projet pour la Méditerranée, les Européens accueillent prudemment les révolutions et, très vite, on assiste au réveil des vieux démons. Désormais, les États membres de l’UE se trouvent confrontés aux vagues migratoires et à la montée en puissance des islamistes sur la rive sud de la Méditerranée. Tout le monde se rappelle les propos du président du conseil italien Silvio Berlusconi lorsqu’il évoquait à Tunis, le 5 avril 2011, un « tsunami humain ».

Politiquement, l’UE semble désarmée face aux multiples crises des pays arabes (Libye, Syrie, Yémen, Égypte). Hormis les sanctions et les interdictions imposées à certaines responsables, l’Europe s’est montrée incapable de mener des missions de conciliation ou de déployer des observateurs dans les zones d’instabilité. Économiquement, les sommes consacrées aux pays de la région dans le cadre du programme de soutien au partenariat, à la réforme et à la croissance inclusive (Spring)2, doté d’une enveloppe budgétaire de 350 millions d’euros, restent très insuffisantes.

Concernant la politique migratoire, les Européens continuent de raisonner en termes de sécurité. On ne propose rien de concret aux pays de la région directement concernés par la gestion des flux migratoires. Subissant les pressions européennes, le gouvernement tunisien signe le 5 avril 2011 un accord avec l’Italie visant le renforcement du contrôle des flux migratoires irréguliers et la réadmission des ressortissants tunisiens en situation irrégulière. En 2013, un partenariat pour la mobilité (PPM) est conclu avec le Maroc. Il sera suivi d’un autre accord du même type avec la Tunisie en 2014. Pratiquement, l’esprit du partenariat ne s’écarte pas des approches européennes antérieures, mettant l’accent sur un contrôle à distance de l’immigration illégale à travers une plus grande implication des deux pays au niveau de leurs frontières.

La réponse aux flux migratoires ressemble ainsi à un vaste Far West, où les États les plus puissants font la loi par les règles qu’ils édictent en matière de droit à la mobilité, et n’acceptent pas que des normes mondiales s’imposent à l’exercice de leur souveraineté sur la gestion des flux migratoires. Les Européens vont jusqu’à profiter des bouleversements sur la rive sud pour justifier un retour au contrôle des frontières intérieures au sein de l’espace Schengen. Dans le même sens, une décision collective consistant à renforcer les frontières extérieures et à externaliser la prise en charge des migrants a été prise lors du Conseil européen du 11 et 12 avril 2011 à Bruxelles. L’opération Hermès 2011 allait élargir les missions de l’agence européenne de surveillance des frontières (Frontex)3 dans le sens d’un rapatriement immédiat des migrants vers le point de départ.

Les intérêts nationaux avant la solidarité européenne 

Hormis ce volet sécuritaire faisant l’objet de consensus, l’Europe est plus que jamais divisée sur les autres aspects de la politique migratoire à mener. Désormais, les Européens ne parlent plus d’une seule voix et la gestion de la crise migratoire révèle de profondes divergences entre les États du Vieux Continent. Partout les égoïsmes se manifestent. Ainsi, les clauses de solidarité et de partage des responsabilités, prévues par les articles 78 et 80 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), aussi appelé Traité de Rome4 n’ont jamais bien fonctionné.

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En matière d’asile, les efforts de relocalisation d’urgence de 160 000 demandeurs d’asile se heurtent aux intérêts nationaux considérés comme supérieurs au devoir de solidarité européenne prévue par l’article 78 du TFUE. Malgré les incitations de la Commission européenne, le mécanisme de relocalisation d’urgence des réfugiés n’a pas bien fonctionné. Hormis le Danemark bénéficiant d’une clause d’exemption, l’Irlande et le Royaume-Uni ont recouru à l’option de retrait en matière de politique communautaire d’immigration et d’asile pour ne pas participer à cet effort de solidarité.

Concernant le reste des pays de l’UE, le taux de réalisation des engagements reste très faible par rapport aux objectifs de l’Agenda européen en matière de migration adopté en mai 2015 — notamment le triplement des capacités et des ressources disponibles en 2015 et 2016 — pour les opérations conjointes Triton et Poséidon de Frontex ; une meilleure répartition des demandeurs d’asile en Europe ; la mobilisation de 60 millions d’euros supplémentaires au titre du financement d’urgence pour les États membres situés en première ligne ; une allocation de 50 millions d’euros au programme de réinstallation. En Europe de l’Est, l’accueil de demandeurs d’asile semble problématique. Les pays ayant rejoint l’Union européenne en 2004 refusent les quotas imposés par Bruxelles et rejettent l’obligation de répartition des réfugiés. Pire encore, le gouvernement hongrois a construit un mur anti-migrants à sa frontière avec la Croatie. Concernant les autres pays de transit (Serbie, Macédoine), candidats d’adhésion à l’UE, ils pratiquent une politique sécuritaire violant les droits fondamentaux des réfugiés.

S’agissant de la Turquie, le gouvernement d’Ankara a saisi le moment pour se montrer incontournable dans la gestion de la crise migratoire et relancer l’éternelle candidature d’adhésion à l’Europe. Dans l’attente d’une reprise des négociations, les Turcs avaient exigé 6 milliards d’euros et une libéralisation des visas pour les citoyens turcs en échange de l’endiguement du flux des réfugiés5.

L’actuelle crise migratoire n’est que la conséquence directe des politiques méditerranéennes antérieures de l’Europe. Bien avant le printemps arabe, les pays européens se sont montrés moins solidaires avec leurs voisins du sud et de l’est de la Méditerranée. Durant des décennies, ils s’étaient engagés sur une fausse piste en optant pour une approche sécuritaire et en misant sur les régimes autoritaires pour les mettre en œuvre. En reconduisant pratiquement les mêmes politiques, ils risquent d’obtenir les mêmes résultats.

Par Smail Kouttroub (Professeur à l’université de Rabat) - Source de l'article l'OrientXXI


1  Aurélia Kabwi-Segatti, « Dimension extérieure de la politique d’immigration de l’Union européenne, Quelles conséquences pour l’Afrique ? », Hommes et Migrations n° 1279, 2009 ; p. 152.

2 Le programme Spring visait en 2011 la consolidation des réformes démocratiques et des institutions, ainsi qu’une croissance et un développement économiques durables et inclusifs dans les pays du sud de la Méditerranée.

3 L’agence Frontex, créée en 2004, a pour mission de coordonner la coopération opérationnelle des États membres aux frontières extérieures de l’Union européenne en matière de lutte contre l’immigration clandestine.

4 L’Union européenne repose sur deux traités fondamentaux : le traité sur l’Union européenne (TUE, connue sous le nom de traité de Maastricht) et le TFUE). Le Traité sur l’Union européenne a été modifié par le Traité de Lisbonne en 2009.

5 « Déclaration UE-Turquie, 18 mars 2016 », Conseil de l’Union européenne

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