Dorothée Schmid: «J'émets des doutes sur l'utilité de cette “Union”»

EurActiv.fr: Que peut-on attendre du Sommet de Paris qui va se dérouler ce week-end ?
Dorothée Schmid: Le Sommet de Paris est l’étape de socialisation autour du projet d’Union pour la Méditerranée (UPM). Cet évènement montrera donc s’il y a un minimum de mobilisation politique des pays sollicités. Apparemment le niveau de participation sera plutôt bon. On va tester une forme d’intérêt, mais il est probable que ce soit un intérêt politique et qu’il ne se passe pas grand-chose au Sommet en lui-même.
Les grandes décisions sur la structuration institutionnelle de l’UPM vont être remises à plus tard. De même que celles concernant le financement des projets, car je ne pense pas que nous aurons les plans de financement à cette échéance. Or aujourd’hui, personne ne sait comment les projets évoqués vont pouvoir être développés à cause des problèmes de financement.

Quels sont les projets qui existent déjà ?
Il a été assez difficile de sélectionner des projets qui soient à la fois nouveaux, fédérateurs et réalisables. Les domaines dans lesquels on peut pousser la coopération multilatérale en Méditerranée ne sont pas si nombreux.
La Commission a présenté une communication sur la dépollution de la Méditerranée il y a quelques mois. Les sites à dépolluer ont été identifiés, ainsi que le coût de l’opération : 2 milliards d’euros, ce qui est énorme. La principale question ici est celle du montage d’un consortium capable de prendre en charge financièrement un projet d’une telle ampleur.
La protection civile est à développer même si des coopérations bilatérales existent déjà entre certains Etats, plutôt au nord de la Méditerranée – je pense par exemple à la problématique de la lutte contre les incendies sur le littoral de l’Europe méridionale.
Des programmes d’échanges universitaires fonctionnent déjà et il est important de les renforcer, mais on bute ici immédiatement sur le problème des visas.
Le projet d’une agence de financement des PME dénote un réel pragmatisme mais il est évidemment moins ambitieux que la banque pour la Méditerranée qui avait été initialement évoquée.
Le projet des « autoroutes de la mer », destiné à mieux gérer le potentiel du cabotage maritime, a aussi été initialement porté par la Commission européenne.
L’idée d’un « plan solaire » méditerranéen semble de bon sens au vu des conditions climatiques régionales, et pourtant elle n’est pas si facile à mettre en pratique dans un cadre de coopération multilatérale qui valorise les compétences de différents partenaires – surtout au moment où la France met systématiquement en avant son savoir-faire dans le domaine du nucléaire.

Comment ces projets vont-ils être financés ?
Par la Commission, la Banque européenne d’investissement et des fonds privés, mais pour le moment, personne n’en sait guère plus. Le gouvernement français fait l’exercice à budget constant, et compte depuis le début capter une partie des fonds de la politique de voisinage de l’Union européenne, mais la Commission a déjà annoncé que l’on ne pourrait pas mobiliser plus de 10 % de cette enveloppe pour financer de nouveaux projets.
En outre, en ce qui concerne les fonds privés, nous ne savons pas encore qui va s’engager. Ce n’est pas évident de faire venir le secteur privé sur des projets de développement structurants à long terme, qui par nature mobilisent plutôt des fonds publics.

Les institutions de l’UPM vont-elles donner leur légitimité au projet ?
Cela va donner un aspect concret au projet. Créer des institutions est ce qui permet de laisser une trace. Et puis cela fait des années que l’on discute d’un rééquilibrage entre le nord et le sud dans les institutions de la Méditerranée. C’est une idée qui est largement partagée sur le fond, mais dont on sait qu’en pratique, elle est difficile à faire vivre.

Pourquoi ?
Tout d’abord parce que nous ne savons pas très bien comment cette coprésidence méditerranéenne va s’organiser juridiquement. La Commission insiste pour que cela soit une présidence européenne, et non pas une présidence élue dans le cadre de l’Union pour la Méditerranée spécifiquement.
Ensuite, nous ne savons pas ce qu’implique concrètement cette coprésidence, ni sur quoi elle va décider. Les réunions devront-elles se tenir dans les pays qui ont la coprésidence? Si c’est le cas, nous retomberons fatalement sur l’éternel problème de la présence simultanée d’Israël et de représentants arabes en terrain arabe.
Un secrétariat est en outre demandé par beaucoup d’acteurs d’Euromed depuis le début. Jusqu’ici la Commission gérait le tout avec un sous effectif flagrant. Le gouvernement français souhaiterait que ce secrétariat ait un rôle plus politique, mais la Commission souhaiterait le limiter à un rôle plus technique. Or apparemment ce débat n’est pas tranché et ne le sera pas le 13 juillet non plus.
Des questions restent également en suspens sur le « comité permanent euro-méditerranéen », qui serait basé à Bruxelles et composé de membres nommés par les Etats membres de l'UPM. Cet organe serait théoriquement chargé de préparer les sommets et les réunions ministérielles et d'assurer le suivi des décisions des organes politiques.
Selon Benita Ferrero-Waldner, il devrait « garantir un véritable partage de prise de décision grâce à l'intensification du dialogue ». Dans l'esprit de la Commission, il superviserait en fait de Bruxelles le travail du Secrétariat, qui serait chargé de la conception et de la réalisation des projets. Le fonctionnement d'un tel comité, à 43 ou 44 Etats, et étant donné le faible niveau de consensus entre eux sur certaines questions, risque d'être assez difficile. »

Que vont devenir les institutions de l’Euromed comme l’assemblée parlementaire ?
Cette assemblée sert à des échanges de vue politiques ponctuels, essentiellement car l’asymétrie institutionnelle est très forte entre les différents pays du partenariat Euromed. Les pays du sud de la Méditerranée n’ont pas tous des régimes parlementaires. C’est même plutôt l’exception. Rassembler des députés qui n’ont pas du tout la même compétence juridique, ni la même liberté d’expression politique, fausse d’emblée le dialogue.

Les Turcs ont longtemps laissé planer l'incertitude sur leur venue. Sont-ils opposés à l’UPM ou les relations avec la France sont-elles trop mauvaises ?
Les deux arguments sont valables. Les Turcs ne s’intéressent pas vraiment à la question méditerranéenne et n’ont pas fondamentalement envie d’être inclus dans ce périmètre méditerranéen. Ils ont toujours dans l’idée que ce projet leur a été présenté au départ comme une alternative à l’UE. Et puis les relations bilatérales franco-turques sont mauvaises. Donc les Turcs n’ont pas vraiment intérêt à faire des cadeaux aux Français.
Et puis ils ont bien conscience que les Français essayent d’effacer le mot adhésion de pratiquement tous les documents officiels et de rendre la perspective de l’adhésion de plus en plus floue. Le projet ne les intéresse qu’à partir du moment où il redevient européen.

Mais c’est le cas…
C’est effectivement devenu officiellement le cas depuis mars dernier. Même si le premier ministre turc a confirmé sa venue, il ne faut pas perdre de vue que les questions intérieures turques sont plus importantes pour Erdogan (ndlr, le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan) que l’UPM en ce moment.
Rappelons que bon nombre de partenaires ont hésité jusqu’au dernier moment sur leur participation et leur niveau de représentation (je pense à l’Algérie ou à la Jordanie).

La présence des Libanais et des Syriens montre-t-elle leur adhésion au projet ?
Je pense que la configuration somme toute assez exceptionnelle que l’on aura sous les yeux à Paris – les dirigeants israéliens, libanais, syriens et palestiniens réunis – tient surtout à une amélioration subite de la conjoncture politique régionale. La France s’est réconciliée avec les Syriens depuis que la situation au Liban s’est débloquée. Nicolas Sarkozy, qui s’est rendu tout récemment en Israël, rêve également de parrainer une poignée de main Olmert-Assad.
Les Syriens, tout comme les Israéliens, ont finalement une vision très tactique du projet. L’Union pour la Méditerranée est instrumentalisée politiquement par l’ensemble des partenaires. Les Israéliens voient que c’est un moyen de rentrer dans une communauté dont ils sont exclus en général et les Syriens considèrent que leur présence à Paris le 12, le 13 et peut-être le 14 juillet est un gage de reconnaissance politique important.

Nous sommes loins de l’Union pour la Méditerranée ?
Le problème est là. Si nous voulons avoir un projet de coopération à l’échelle méditerranéenne, nous ne pouvons pas faire l’impasse sur l’ensemble de ces équilibres politiques très fragiles. Le grand défaut de l’ensemble du projet depuis le départ a été de croire que nous pourrions parvenir à lancer la dynamique de coopération en Méditerranée alors que nous connaissions probablement les plus mauvaises circonstances politiques de ces 15 dernières années.
En 1995 nous étions quand même sur l’élan d’Oslo, sur l’idée que le processus de paix allait aboutir. Aujourd’hui la conflictualité en Méditerranée est relancée. La relation algéro-marocaine a plutôt tendance à se dégrader. Le problème de Chypre est devenu encore plus difficile à régler depuis l’adhésion d’une partie de l’île à l’Union européenne ; pour les Turcs, c’est devenu un dossier stratégique de premier plan dans leurs négociations avec les Européens. Nous sortons à peine de la crise libanaise et faisons face à la décomposition politique accélérée des territoires palestiniens. Enfin le niveau de coopération multilatérale dans la région est proche de zéro.

Les relations commerciales dans la région sont quasiment nulles, comment l’UPM va-t-elle pouvoir changer la situation ?
Depuis un an, j’émets des doutes sur l’utilité de cette « Union », qui a déjà changé plusieurs fois d’appellation et de contenu. Ce positionnement critique s’appuie sur des éléments qui n’ont pas bougé depuis 10 ans.
Il y deux niveaux de critiques. Tout d’abord, je pense que ce n’est pas le bon moment pour relancer une initiative de coopération multilatérale majeure en Méditerranée : au-delà de l’aspect rhétorique du projet, les conditions de base pour monter en puissance ne sont pas réunies. Ensuite, nous nous y sommes mal pris; la diplomatie française a ramé à contre-courant pendant des mois sur le sujet.
Nous avons fonctionné sur fond de désaccord franco-français assez important. Il y avait d’un côté l’Elysée qui continuait à porter ce projet avec sa dimension très idéaliste, mais aussi irréaliste. Et de l’autre, le Quai d’Orsay, qui devait assurer l’ingénierie du projet et qui a finalement défendu la ligne européenne. L’équipe française qui a travaillé pour rendre viable l’UPM n’était pas forcément rompue au départ aux arcanes de la coopération méditerranéenne. Il a fallu fournir un énorme effort diplomatique pour re-socialiser l’ensemble des partenaires. Au bout du compte, il restait peu de temps pour travailler sur les projets concrets, qui tiennent tant à cœur au président.
Aujourd’hui, après des mois de tractations intra-européennes, j’ai le sentiment que les Français n’ont pas encore tranché sur le fait d’intégrer ce projet dans un cadre européen où pas. L’administration française continue d’envoyer des messages contradictoires. Bernard Kouchner déclarait encore fin mai en Algérie que « le projet d'Union pour la Méditerranée doit être différent et sera différent de ce qu'on a appelé le processus de Barcelone », alors qu’il a été précisément acté que le projet s’appelait "Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée". Tout ceci me semble ambigu, à tout le moins pas très clair. Henri Guaino, le conseiller principal du président Sarkozy, continue aussi de défendre une ligne très nationale et très critique vis-à-vis de Barcelone.

La méthode n’était pas la bonne ?
Nous avons commencé par régler les conflits, que nous avions nous-mêmes suscités, avec l’ensemble des partenaires. Il a fallu ensuite essayer de faire émerger très rapidement de nouveaux projets, ce qui n’est pas évident car beaucoup de choses se font déjà en Méditerranée, sans réelle coordination. La sélection des projets n’est donc pas terminée.
Il semble que le bras de fer se poursuive aujourd’hui entre les institutions européennes et l’administration française. En novembre dernier l’équipe en charge du projet au Quai d’Orsay nous avait dit qu’il s’agissait d’un faux problème car la Commission serait pleinement intégrée dans le processus, et que le projet serait donc européen. A l’époque nous lui avions répondu qu’il fallait prendre en compte les contraintes de l’Union politique. Et comme nous l’avions imaginé, les Espagnols, les Italiens et les Allemands ont réagi.
Début 2008, Espagnols et Italiens ont laissé la main aux Allemands pour « recadrer » le projet français. Puis les Allemands ont passé le relais à la Commission, qui a travaillé sur le fond, et donc ralenti le débat, pour finalement suggérer que l’ensemble des décisions institutionnelles soient prises à l’automne.Dans le dialogue tactique qui l’oppose aux institutions européennes, la France compte probablement aujourd’hui sur la marge de manœuvre politique que va lui donner le nombre de participants au sommet du 13 juillet.
Si l’Elysée parvient à faire venir à Paris un nombre suffisant de chefs d’Etat arabes après des mois de tergiversations et de menaces d’absence, cela voudra dire que la France compte, qu’elle peut faire la différence sur la Méditerranée et qu’il faut donc l’écouter. Mon sentiment reste cependant que la présence de tous ces chefs d’Etat repose sur un bricolage diplomatique à court terme – certes brillant - et que cela ne signifie pas grand-chose en termes de projet collectif.
Le vrai problème qui n’a pas été élucidé est la question de l’articulation juridique entre l’Union pour la Méditerranée et l’Union européenne. Comment l’UPM va-t-elle s’insérer dans les structures de l’Union européenne si ce projet devient véritablement européen? Personne ne le sait. Le fonctionnement des futures institutions de l’UPM est encore assez mystérieux. Personne n’a encore exploré si les coopérations renforcées peuvent s’appliquer dans ce cadre là.
Il faudra ensuite voir si l’agenda méditerranéen peut réellement s’insérer dans les priorités politiques de la présidence française de l’UE, et à plus long terme si un consensus émerge entre partenaires européens sur une nouvelle méthode de travail. Sinon on continuera à fonctionner sur les principes du processus de Barcelone tel qu’il existait avant avec quelques innovations de projets locaux ou régionaux.

Entretien avec Dorothée Schmid, chercheuse sur la Méditerranée et le Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (IFRI) pour Euractiv.fr - le 11 juillet 2008

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