Qui, en Méditerranée, et plus encore sur sa rive sud, pourrait ne pas souhaiter un rapprochement entre ses deux rives ? L'arrimage de celles-ci pourrait devenir l'événement le plus important depuis les indépendances.
Mais l'Union pour la Méditerranée (UPM) risque de reproduire la déception de Barcelone en la creusant. Au-delà du flou qui continue à entourer le projet, il reste marqué du péché originel du lieu de son annonce : le discours de Nicolas Sarkozy à Toulon, le 7 février 2007. Ce discours, matrice du projet, est aussi le plus musclé du candidat à destination de la frange la plus extrémiste de son électorat. Il a balisé l'annonce du projet par des déclarations hantées par l'obsession de contenir le Sud plutôt que s'ouvrir à lui.
C'est dans ce discours qu'il a développé une réhabilitation de la colonisation qui ne "ne fut pas tant un rêve de conquête qu'un rêve de civilisation". Comment envisager des rapports apaisés avec la rive sud dont quasiment tous les pays ont été colonisés et le plus souvent par la France ? C'est dans le même discours qu'allant à l'encontre des décisions de l'Union européenne, il a fermé les portes de cette dernière à la Turquie pour lui offrir l'adhésion à l'UPM comme un succédané à son exclusion. Comment ne pas en conclure que la conception de la Méditerranée est celle d'une banlieue de l'Europe dont la gestion est livrée à un partenariat inégal, que cette union ne peut être qu'un sous-produit du projet européen et que les frontières de l'Europe se définissent de plus en plus sur une base confessionnelle qui ne peut que raviver les crispations en Méditerranée ?
Mais c'est surtout dans ce discours que l'inversion des priorités, par rapport aux déclarations d'intention de Barcelone, a été opérée : la question migratoire devenait première et se substituait au développement alors que la question de la convergence sur les droits humains était complètement évacuée, marquant un recul grave par rapport au processus de Barcelone que le projet se proposait pourtant de dépasser.
L'intérêt de ce processus était d'avoir fait le lien entre développement économique, lutte contre la pauvreté et sécurité de l'Europe, reprenant une vieille revendication des pays du Sud selon laquelle il n'y a pas de sécurité sans développement. Son échec tient à ce qu'il ne s'est pas donné les moyens de cette ambition, ce qui explique l'insuccès de tout le processus et l'amertume des pays du Sud : l'UE y a investi 30 fois moins par tête d'habitant que dans les pays de l'est de l'Europe.
Et malgré le consensus sur le constat de l'importance de ce décalage et de ses effets négatifs, il se perpétue : tous les pays méditerranéens réunis vont recevoir, dans les cinq ans qui viennent, 6 fois moins que la seule Pologne (60 milliards d'euros contre 11 dont la moitié sous forme de dettes). Cette situation n'est pas seulement préjudiciable à la rive sud. Elle l'est tout autant pour l'Europe. C'est aussi la région qui connaît, et de loin, le plus bas niveau d'intégration. Alors que l'Europe échange et investit peu dans ses périphéries sud, où la part de ses investissements directs à l'étranger est inférieure à 1 %, les Etats-Unis en consacrent à l'Amérique latine 18 % et le Japon consacre le même taux à ses "périphéries" (Chine et "dragons" du Sud-Est asiatique) où il a relocalisé son appareil de production. Résultat, la Méditerranée est la région où les écarts entre le Nord et le Sud sont les plus importants, mais c'est aussi la seule région où ces écarts s'accroissent.
C'est là que se situe la seule et véritable opposition entre les deux rives et non pas dans une prétendue fracture culturelle que d'aucuns voudraient essentialiser et "naturaliser". Au contraire, proximité géographique et historique ont produit une exceptionnelle proximité culturelle et humaine et une interpénétration entre les sociétés des deux rives d'une rare densité et plus forte qu'entre beaucoup de sociétés européennes. C'est ce tissu humain très dense que les politiques migratoires, au lieu de le valoriser, malmènent, hypothéquant le développement de chacune des deux rives.
En faisant de la question du contrôle de l'immigration le premier pilier légitimant sa nécessité, le projet d'UPM creuse encore plus le divorce consacré par le processus de Barcelone entre espace économique et espace humain et qui fut la raison première de son échec. En réduisant la thématique de la circulation aux formes contraintes aux voies irrégulières qui sont stigmatisées et criminalisées ("l'immigration clandestine"), en refusant de s'interroger sur ses ressorts et ses mobiles et en la dramatisant ("une catastrophe", ainsi que l'a qualifiée le candidat Nicolas Sarkozy dans son discours), en persistant à solliciter les pays méditerranéens comme auxiliaires de politique antimigratoire, le projet évacue la question humaine. Il la transforme en problème et élude le besoin premier, qui est de gérer la Méditerranée comme un espace humain commun comme le fut l'Europe.
Or la fuite en avant dans une fermeture toujours plus grande des frontières continue à accentuer ses effets pervers. Elle a transformé la nature des migrations, les poussant plus vers l'installation que la circulation. Elle a suscité et dopé les migrations irrégulières. Elle a repoussé les frontières migratoires et décuplé la dangerosité des itinéraires et le nombre de morts.
Mais elle a surtout ferré l'opinion publique et les politiques eux-mêmes en faisant de la question des mobilités un sujet tabou. Ce processus rend malaisée l'inversion du discours : l'immigration revient comme une nécessité dans les analyses de scientifiques et dans les propos des responsables politiques qui butent sur le conditionnement de l'opinion publique et ne parviennent pas à concevoir le phénomène migratoire autrement qu'en termes d'invasion fantasmée.
Et avant même que l'Union soit scellée, elle hérite d'un enfant illégitime : "la directive retour", rebaptisée par les opinions "directive de la honte", qui humilie citoyens et dirigeants du Sud, en criminalisant plus que jamais la mobilité des premiers et en contraignant les seconds à être les geôliers de leurs citoyens assujettis à un interdit de mobilité.
Ali Bensaad est maître de conférences à l'université de Provence, CNRS (Institut de recherche et d'étude sur le monde arabe et musulman).
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