La rente contre le développement

Ne nous berçons pas d'illusions. Malgré les apparences et les discours, la Méditerranée est aujourd'hui avant tout une frontière impitoyable entre deux rives divergentes. Au Sud, le niveau de vie par habitant est 12 fois plus faible qu'au Nord. Plus préoccupant encore est la dégradation incessante des indicateurs de développement humain de la région. Sur les 153 pays recensés par le PNUD, la Tunisie arrive au 91e rang, l'Algérie au 104e, la Syrie au 108e, l'Egypte au 112e et le Maroc au 126e.
La Méditerranée est sur sa rive sud le sas d'une Afrique subsaharienne encore plus mal lotie.
Au regard de cette situation, le projet d'Union pour la Méditerranée, dont le pilotage sera en fait assuré du côté européen par Bruxelles, présente trois avantages. Il propose de se concentrer sur des projets concrets plutôt que sur des stratégies trop globales. Il laisse de côté des questions politiques insolubles et qui, de toute façon, n'ont jamais été traitées dans un cadre méditerranéen.
Enfin, ce projet laisse ouverte la question des financements, ce qui est à la fois paradoxal mais judicieux. Paradoxal car sans financement, rien ne se fera.
Judicieux car, contrairement à des idées reçues, le mal-développement de la rive sud ne tient pas à l'absence de ressources mais à la mauvaise allocation de celles-ci. Cette mauvaise allocation résulte de nombreux facteurs. Mais le plus fondamental se situe dans la défaillance de gouvernance économique et politique de ces pays.
Car loin d'être le produit d'une sous-administration ou d'un déficit des compétences locales, cette mauvaise gouvernance est la marque de fabrique de régimes rentiers dont il n'est pas acquis que le développement soit le souci prioritaire.

Certes la notion de régime rentier renvoie à des réalités différentes et contrastées. Mais elle se résume généralement à une stratégie visant à accumuler des ressources provenant du sous-sol (énergie) ou de l'étranger (revenus des immigrés, aide extérieure, recettes touristiques) sans chercher à créer à partir de ces ressources de la valeur ajoutée locale ou nationale. Autrement dit, les régimes rentiers ont de l'argent.
Mais ils veillent à ce que cet argent reste sous leur contrôle et ne génère aucune création de richesse locale autonome qui pourrait leur échapper.
Ces régimes ont donc pour souci prioritaire de maintenir le statu quo social et surtout d'éviter toute autonomisation de la société par rapport à eux. D'où la quasi-impossibilité pour eux d'être démocratiques dans la mesure où c'est la canalisation et le contrôle de l'expression de la société qui pérennise leur maintien au pouvoir. Dans un pays comme l'Egypte par exemple, la quasi-totalité de ses ressources ont un caractère rentier (aide américaine, tourisme, revenus des immigrés, redevances du canal de Suez).
L'Etat qui gère et monopolise la rente a donc tout intérêt à ce que la population bénéficie des retombées de cette rente sans qu'elle puisse se l'approprier. L'Etat « offre » magnanimement des ressources à des citoyens qui sont en échange sommés d'accepter sa tutelle.
On ne voit pas par quel miracle un tel régime se doterait d'un plan de développement qui pourrait immédiatement entraîner sa chute. Le schéma n'est guère différent dans un pays pétrolier comme l'Algérie. Malgré l'accroissement phénoménal de ses ressources, le pays s'enfonce dans une crise sociale de très grande ampleur. Là encore, cette réalité peut paraître économiquement paradoxale.
Mais politiquement, elle fait sens. La rente n'est pas là pour amorcer une stratégie de développement mais pour pérenniser le contrôle politique de la société. C'est la raison pour laquelle l'Algérie fait massivement appel aux Chinois pour construire routes et aéroports, alors que le chômage de la population atteint des niveaux exceptionnellement élevés.
Là encore mieux vaut offrir un logement à un chômeur que de créer des emplois pour une population qui, ayant acquis un emploi, serait amenée à revendiquer des droits sociaux ou des droits politiques. Naturellement ces régimes nient cette réalité en bloc, qu'ils accompagnent d'une rhétorique anti-occidentale fort convenue. Il n'est par exemple pas rare d'entendre des responsables politiques de haut rang de ces pays affirmer le plus sereinement du monde que l'Europe ne veut pas leur développement. Personne, naturellement, n'est dupe de ce discours. Mais il permet de gagner du temps.
Il y a naturellement peu de chances que l'Union pour la Méditerranée modifie cette réalité politique complexe, car le changement ne pourra venir que de l'intérieur. Malgré tout, il importe de tout essayer. Si cette « union » n'aboutit pas à financer des « éléphants blancs » et permet d'impliquer un peu plus dans le développement les sociétés civiles, cela ne sera déjà pas si mal.
Par ZAKI LAIDI directeur de recherche à Sciences po.- Journal Les Echos - le 10 juillet 2008

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