Créatrice à 24 ans de sa propre entreprise, « patronne des patrons » tunisiens depuis mai 2011, Ouided Bouchamaoui est la première femme à accéder à cette fonction, démontrant qu'au sud de la Méditerranée aussi, le fameux « plafond de verre » s'effrite. Elle nous livre ici sa vision des réformes nécessaires pour relancer son pays.
Ouided Bouchamaoui, présidente de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (UTICA), |
LA TRIBUNE - Maintenant que la transition démocratique semble arrivée à terme, quelles sont les réformes économiques prioritaires que vous souhaiteriez voir mises en œuvre ?
OUIDED BOUCHAMAOUI - Il est largement temps que le prochain gouvernement mette les réformes économiques au cœur de son projet et l'entreprise au centre de ses préoccupations. Les véritables raisons qui étaient derrière la révolution en Tunisie étaient essentiellement économiques et sociales. Au premier plan de ces exigences non satisfaites, il y avait et il y a toujours l'emploi mais aussi de meilleures conditions sociales. Près de quatre ans après le 14 janvier
2011, non seulement les réformes économiques n'ont toujours pas été engagées, mais la situation s'est encore plus dégradée. Nous en avons conscience à l'Utica et avons organisé dès le 10 mai 2013 les états généraux de l'économie pour alerter les pouvoirs publics, la classe politique, les opérateurs économiques mais aussi nos partenaires sociaux sur la dégradation de la situation et la nécessaire relance économique.
Aujourd'hui, il est urgent de mettre en oeuvre la réforme du secteur financier, l'adoption d'un nouveau code des investissements, l'adoption de la loi sur le partenariat publicprivé, la simplification des procédures administratives, la lutte contre l'économie informelle et contre la contrebande, la réforme des caisses de sécurité sociale, de retraites et de prévoyance, la réforme de la caisse générale de compensation afin de redonner à l'État de la marge pour investir dans les infrastructures et dans les régions intérieures. Il faut aussi améliorer le climat des affaires, seul garant de la relance économique, de l'investissement et de la création de richesses et d'emplois.
LT - On sait que les banques tunisiennes financent peu les PME, on parle de 20 % des besoins satisfaits. Comment faire pour changer la donne, selon vous ?
OB - Résorber le chômage est le vrai défi de la transition économique et de la transition politique. Les jeunes qui ont porté la révolution ont d'abord exprimé leur exigence pour de meilleures conditions sociales mais également et surtout pour trouver des emplois chez eux en Tunisie. L'État ne peut plus et ne devrait plus être l'employeur n° 1 du pays. Le développement de la Tunisie passe par la création d'entreprises par des jeunes, qui ont besoin de financements, mais aussi d'un accompagnement dans la phase d'amorçage. Or, aujourd'hui, les entités chargées de garantir les prêts aux PME ne sont pas structurées et n'ont toujours pas changé de logiciels. Il faut dans le cadre d'un partenariat intelligent État-banques et bailleurs de fonds internationaux (BEI, BAD, BM...) mettre en place un ou des fonds destinés à la création d'entreprises.
L'idée serait de sonder l'opportunité de développer des « Fonds Cluster », réunissant des capitaux publics et privés et rassemblant les compétences stratégiques et l'ingénierie nécessaires pour aider à la création et à l'installation de PME. Devenant des outils de la politique industrielle, ces fonds devraient associer des représentants du gouvernement, des banques nationales et des bailleurs de fonds européens pour faciliter l'accès au financement des investissements et développer les capacités des PME. Les PME visées par ce dispositif seraient celles qui sont en expansion, quel que soit leur secteur d'activité. Plusieurs types de garanties pourraient y être prévus : partielles de portefeuille pour les institutions financières qui augmentent leurs crédits d'investissement pour les PME ; institutionnelles sous la forme de lignes de crédit en faveur d'institutions de microfinance ; achat d'obligations par des investisseurs institutionnels ; ou une combinaison de garanties institutionnelles pour aider les banques à mobiliser du capital à long terme destiné aux PME.
LT - Quelle est la position de l'Utica sur la question de la maîtrise de l'inflation, qui tourne autour de 6 % ?
OB - L'inflation est un grand défi pour notre économie. L'augmentation des prix appelle une demande d'augmentation des salaires qui elle-même génère une augmentation des charges des entreprises et nous voilà installés dans une spirale infernale qui a pour conséquence inéluctable la dévaluation rampante du dinar, le renchérissement de nos importations et de nos emprunts extérieurs, la perte de compétitivité de nos entreprises et, en conséquence de tout cela, l'appauvrissement de la collectivité.
LT - Pensez-vous que la Tunisie puisse atteindre des taux de croissance de 5 à 7 %, comme certaines personnalités l'affirment ?
OB - Il faudrait faire la part de ce qui est souhaitable de ce qui est possible. Tout le monde sait que nous avons besoin d'une croissance de 7 ou 8 % l'an pour répondre à la demande additionnelle d'emplois et commencer à réduire le nombre de chômeurs, aujourd'hui estimés à plus de 600 000.
Mais cela ne sera pas possible sans l'engagement de toutes les réformes dont j'ai esquissé certaines au début de notre entretien. Toutes les études montrent que sans ces réformes la Tunisie ne fera jamais mieux que ce qu'elle faisait déjà avant la révolution, c'est-à-dire, à terme, 4 à 5 % de croissance par an. Certes, cela ne serait pas négligeable, mais cela ne suffira pas pour redonner de l'espoir à nos jeunes et des perspectives à nos entreprises.
En Tunisie comme dans plusieurs pays d'Europe, dont la France, on observe le même débat sur la nécessité de libérer l'économie des lourdeurs administratives...
Notre problème en Tunisie est à la fois plus complexe et plus simple qu'ailleurs. Nous avons besoin d'alléger notre administration en nombre tout en la renforçant en qualité. L'administration a été alourdie ces dernières années par des recrutements sans rapport avec ses besoins objectifs. Cela rejaillit sur les équilibres macroéconomiques de l'État, plonge les finances publiques dans une crise structurelle et durable.
LT - Quels secteurs allez-vous privilégier pour relancer l'économie du pays ?
OB - La Tunisie a des avantages compétitifs indéniables, notamment en matière d'expérience industrielle, d'infrastructures et de qualité de ses ressources humaines. Notre ambition est de favoriser les secteurs économiques en rapport avec ces avantages et cette expérience. Nous pensons notamment au secteur du textile qui doit s'élever en gamme, passer de la sous-traitance à la cotraitance, aller vers l'innovation et le design, au secteur des industries électriques et mécaniques où notre expérience dans les sous-secteurs des équipements automobiles et dans l'aéronautique nous met en pole position pour attirer un grand constructeur automobile mondial. Le secteur de l'agroalimentaire présente des potentialités encore largement sous-exploitées. Mais, à côté de ces secteurs traditionnels, nous estimons avoir en Tunisie un positionnement très favorable pour promouvoir les technologies de l'information et de la communication, avec l'industrie du logiciel, le nearshoring... D'autres secteurs émergents, mais extrêmement prometteurs, retiennent toute notre attention. Nous pensons notamment aux secteurs de l'éducation et de l'enseignement supérieur privé, de la santé, des infrastructures en partenariat public privé. Notre ambition est que la Tunisie se positionne de plus en plus sur des créneaux à haute valeur ajoutée.
LT - Comment la Tunisie pourrait-elle améliorer le climat des affaires ?
OB - Le climat des affaires s'est dégradé depuis ces dernières années. La confiance des investisseurs a été ébranlée du fait de la montée de l'insécurité, de la non-stabilité politique et sociale du pays. Mais il ne faut pas tout mettre sur le dos de la révolution. La question du climat des affaires soulève des questions d'ordre juridique et politique complexes. La Tunisie pourrait utilement opter pour la mise en place d'un régime de protection de l'investissement spécifique sur la seule catégorie des investissements stratégiques : investissements structurants de long terme, secteurs à haute valeur ajoutée tels que le numérique, l'agriculture, les services financiers et l'industrie en général.
Si nous voulons devenir un pays attractif pour des entreprises et des investisseurs qui souhaitent s'implanter avec des logiques de partenariats stratégiques, ceci implique dans un premier temps un effort de priorisation pour sélectionner les secteurs et/ou les projets porteurs. À ce niveau, la cotation des projets eux-mêmes en termes de risques et en tenant compte de leur caractère innovant et structurant ou bien de leurs impacts environnementaux ou effets d'entrainement sur l'économie générale sont autant d'éléments à prendre en compte.
LT - Quel niveau d'investissements faudrait-il mobiliser pour relancer l'économie tunisienne?
OB - La Tunisie est à la fois le premier pays de la région à avoir affirmé haut et fort son refus de la dictature et son adhésion aux valeurs universelles et en même temps le dernier pays du printemps arabe à avancer sereinement sur la voie de la transition démocratique. Il est de la responsabilité de tous que cette expérience encore fragile réussisse. De notre sécurité dépend celle de l'Europe. De notre stabilisation dépend celle de l'Europe, et cela passera nécessairement par le développement, la croissance, la mise en place des infrastructures et la création des emplois dignes que nos jeunes réclament avec force. La Tunisie est un petit pays. Ses besoins sont à sa taille. Ils sont à la portée de nos partenaires internationaux, Européens d'abord. Il ne s'agira d'ailleurs pas de dons. Le retour sur investissement sera rapide et important. Audelà de ses besoins habituels, la Tunisie doit disposer de 10 milliards d'euros supplémentaires sur dix ans pour transformer son infrastructure, développer son éducation, jeter des ponts avec la modernité et cela n'est rien en regard des bénéfices qu'en tirerait le monde et l'Europe en premier.
Par Alfred Mignot - Source de l'article La Tribune
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