En laissant tomber Mare Nostrum, l’Europe tourne le dos à la plus grande opération humanitaire lancée en Méditerranée, qui a permis de secourir plus de 150 000 personnes. Avec Triton, la priorité redevient le contrôle des frontières.
La frégate Aliseo est amarrée au port de Pozzallo au petit matin. A la poupe, entassés d’un bord à l’autre, il y a 435 migrants, dont huit femmes et un enfant.
La plupart proviennent d’Afrique subsaharienne. Ils sont partis il y a une semaine des côtes libyennes : ils ont passé trois jours sur une petite embarcation et quatre à bord de l’un des 32 bâtiments que la Marine italienne a déployés pour l’opération Mare Nostrum.
Giancarlo Lauria, capitaine de la frégate Aliseo, précise :
« Ils voyageaient sur trois radeaux pneumatiques et étaient en difficulté à 70 milles des plages libyennes, dans les eaux internationales. La première chose que nous avons faite, c’est de les calmer, car même un petit mouvement peut être fatal. L’un des radeaux prenait l’eau ; nous sommes arrivés juste à temps. »
Pendant plus d’un an, l’Italie est allée secourir les migrants en Méditerranée et a cherché en vain la solidarité de l’Union européenne.
Celle-ci a répondu avec le lancement de Triton, une opération centrée sur la surveillance des frontières et la lutte contre les trafiquants.
Placé sous l’égide de Frontex, Triton voit jusqu’à présent la participation de quinze pays européens, dont la Suisse, pour un budget mensuel de 2,9 millions d’euros, soit un tiers de moins que l’opération italienne Mare Nostrum. Depuis le 1er novembre, la recherche et le sauvetage ne sont plus la priorité.
La porte-parole de l’agence européenne Frontex, Izabella Cooper, explique :
« Mare Nostrum était une mission humanitaire et militaire, qui n’a rien à voir avec Triton. L’objectif de Frontex est de s’assurer que personne n’entre sur le territoire européen sans être découvert. Il est clair qu’en cas de risque de naufrage, les migrants seront secourus comme le prévoit le droit international, mais ce n’est pas l’objectif de Triton. »
C’est aussi pour cette raison que Triton restera à 30 milles des côtes italiennes, alors que Mare Nostrum allait presque jusqu’en Libye, là où l’on a trouvé début octobre ces 435 migrants débarqués à Pozzallo.
Identité provisoire
Le navire est arrêté déjà depuis quelques heures lorsque les premiers jeunes Africains commencent à descendre, par petits groupes de quatre ou cinq.
Les carabiniers prennent une photo d’identité sur laquelle on peut voir le visage et un bracelet à quatre chiffres, pour une sorte d’identité provisoire.
Alors qu’un premier groupe est transféré directement à Messine, à plus de 200 km de Pozzallo, les autres se dirigent sous la tente de Médecins sans frontières (MSF) pour les premiers contrôles sanitaires.
Les conditions d’arrivée dépendent beaucoup du voyage et de la région de provenance, nous explique Chiara Montaldo, qui dirige depuis un an l’équipe locale de MSF :
« En général, les Subsahariens sont ceux qui se portent le mieux, même s’ils ont traversé la mer dans les conditions les plus mauvaises, étant donné qu’ils ont moins de ressources économiques. Mais ce sont pour la plupart des hommes jeunes et ils peuvent récupérer plus vite de la fatigue de la traversée. »
Ensuite, il y a les Syriens :
« En général, ils peuvent se permettre de meilleures embarcations et passent moins de temps en mer. Mais à la différence des Subsahariens, il y a parmi eux aussi des personnes âgées, avec des maladies chroniques comme le diabète ou l’hypertension, et des enfants qui ont interrompu leurs vaccinations à cause de la guerre. »
Le troisième groupe est celui des Erythréens qui, avec les Syriens, constituent pratiquement la moitié des migrants. Chiara Montaldo précise :
« Ils portent des signes de violences physiques et psychiques. Beaucoup ont été violés – y compris des hommes – et torturés en Erythrée et en Libye. »
Pozzallo, ville des débarquements
Cité à vocation touristique, Pozzallo est devenue l’un des principaux points de débarquement depuis le lancement de l’opération Mare Nostrum. Un phénomène qui a donné lieu à des mouvements de solidarité, mais aussi à quelques réactions d’intolérance.
Le maire, Luigi Ammatuna, affirme :
« Nous sommes en train de payer un prix très élevé pour être une ville accueillante et solidaire. Nous avons enregistré une chute du tourisme cet été, parce que les gens ont peur de rencontrer des migrants et des cadavres flottant. Mais les choses ne sont pas ainsi. »
Dans le centre de Pozzallo, c’est vrai, on ne voit pas de réfugiés, du moins pas en ce début octobre. Les derniers arrivés sont détenus dans le centre, dans l’attente d’être transférés ailleurs. Ils ne peuvent pas sortir et même pas échanger quelques mots avec ceux qui se trouvent de l’autre côté du grillage. « Ce n’est pas la volonté de la commune, c’est la pratique », se défend le maire.
L’apparition des réfugiés a cependant créé un nouveau business dans la région, grâce à l’ouverture des centres d’accueil et à la présence du personnel humanitaire. Le maire a cependant demandé une compensation à Rome, afin de relancer le tourisme.
Le maire déplore :
« Nous sentons un certain éloignement des institutions italiennes. L’Europe ne s’est jamais intéressée à la question migratoire et a laissé seule l’Italie, qui, à son tour, nous a abandonnés, nous qui sommes au front. »
Mare Nostrum : effet boomerang ?
Lancée en octobre 2013, après le naufrage de 368 personnes au large de Lampedusa, l’opération Mare Nostrum a permis de secourir plus de 150 000 migrants et d’arrêter 500 passeurs.
Le choix du gouvernement d’alors – le gouvernement Letta – n’a cependant pas été sans conséquences. En un an, l’Italie a dépensé 112 millions d’euros pour Mare Nostrum, soit 9,5 millions par mois. En vertu du traité de Dublin, elle aurait également dû assumer la responsabilité et les coûts pour l’accueil de ces personnes.
Depuis longtemps incapable de faire face à l’urgence migratoire, l’Italie s’est retrouvée confrontée à une augmentation significative du nombre d’arrivées : de 60 000 en 2013 à 165 000 à la fin octobre 2014.
L’Italie a ainsi omis de les enregistrer systématiquement dans la banque de données Eurodac, suscitant l’ire de certains pays européens, au premier rang desquels la Suisse. Sans la prise des empreintes digitales, preuve d’un premier passage en Italie, les migrants ne peuvent en effet pas y être renvoyés.
Le soutien à Mare Nostrum est allé en diminuant, surtout au sein de l’UE. Divers politiciens sont convaincus que l’opération italienne a représenté une incitation, alimentant de fait le trafic des migrants.
Pour le professeur Ferruccio Pastore, directeur du Forum international et européen de recherche sur l’immigration de Turin, un possible effet de l’aimant est difficile à mesurer scientifiquement :
« Il est en revanche incontestable qu’en un an, la situation s’est détériorée dans des pays comme la Syrie ou la Libye, ce qui a poussé un nombre croissant de personnes à se mettre en route. Sans compter que, depuis la chute de Kadhafi, qui n’y a plus d’Etat qui fasse office de digue sur la rive Sud. »
L’UE a aussi sa part de responsabilité dans l’augmentation du nombre de débarquements, souligne Denise Graf, juriste et experte de l’asile auprès de la section suisse d’Amnesty International. Elle dénonce :
« L’Europe a construit une forteresse autour d’elle : il y a un mur en Grèce, un en Bulgarie, un à Ceuta et Melilla. Des frontières qui vont s’ajouter à celle désormais imperméable entre Israël et l’Egypte.
Les Etats européens, dont la Suisse, ont en plus restreint au maximum le droit au regroupement familial et la possibilité de demander asile légalement auprès des ambassades. Le seul chemin, pour ceux qui cherchent asile en Europe, c’est le chemin illégal de la Méditerranée. »
Ces derniers mois, le nombre de naufragés en mer a recommencé à augmenter, et ce malgré Mare Nostrum. Il y a plus de 3 000 morts recensés en 2014 par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), dont plus de 2 700 depuis le début juin.
La situation en mer pourrait s’aggraver
Pour Chiara Montaldo, « le nombre est certainement plus élevé ».
Désormais, avec la fin de Mare Nostrum, la situation en mer pourrait s’aggraver, en particulier durant les premiers mois, lorsque l’information ne sera pas encore parvenue en Libye et que les trafiquants spéculeront sur le fait que les migrants ne sont pas au courant.
Les organisations humanitaires internationales – dont le HCR – déplorent le manque de volonté des Etats européens de prévenir les morts en Méditerranée à travers une politique plus coordonnée et avec une vision davantage à long terme.
Denise Graf, d’Amnesty International, déplore :
« L’UE ne peut pas simplement fermer les yeux et faire semblant qu’il n’y a pas de naufrages. »
Il est certain qu’une opération comme celle de Mare Nostrum n’est pas gérable à long terme et, dans un certain sens, elle est le symbole d’une politique européenne pour le moins boîteuse. « C’est un serpent qui se mord la queue », nous dit Chiara Montaldo, en regardant les vagues se briser contre la jetée :
« Le système actuel contraint pratiquement les migrants à aller en mer, au péril de leur vie. Et puis nous allons les sauver. Alors ne les obligeons pas à aller en mer ! »
Depuis quelques jours, le calme est revenu à Pozzallo et le compte Twitter de la Marine italienne a cessé de diffuser quotidiennement le nombre de débarquements.
De l’autre côté du détroit de Sicile, des dizaines de milliers de migrants attendent toujours de rejoindre l’Europe. Ce n’est pas la fin de Mare Nostrum qui mettra un terme à leur rêve et à leur désespoir.
Par Stefania Summermatter - Source de l'article Swissinfo & Rue89NouvelObs
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