Les enjeux géopolitiques en Méditerranée sont plus complexes qu’il n’y paraît à première vue. En effet, une reconfiguration des cartes géopolitiques de la région est en pleine gestation.
Ses germes ne sont autres que le gaz et ses pipelines. Les projets voulus dans la région par l’administration Bush, à la veille de la guerre de 2006, et les échecs qui s’ensuivirent, n’ont pas stoppé la stratégie occidentale consistant à effriter certains États de la région, mais cette fois avec le consentement de l’Union européenne» (la crise ukrainienne).
Ainsi le projet du «nouveau Moyen-Orient», qui avait comme objectif d’affaiblir les poches de résistance à l’hégémonie américaine dans la région, surtout au Levant, ne fut que reporté, pour mieux revenir sur le devant de la scène ; cette fois avec l’implication de plusieurs acteurs régionaux et internationaux.
Il est très important de rappeler que les objectifs et les plans derrière cette guerre confessionnelle que l’Occident et ses médias nourrissent à travers la région s’inscrivent dans la stratégie du contrôle des lieux de production du pétrole et du gaz et surtout les voies d’acheminement de cette dernière matière, à savoir les gazoducs. Étant donné l’épuisement du pétrole dans le temps prévisible, à savoir dans les cinq décennies à venir, le gaz s’impose comme énergie alternative et relativement propre pour devenir un enjeu géostratégique pour les puissances mondiales. Dans ce sens, il est impératif de rappeler que si le charbon a dominé le 19e siècle et le pétrole le 20e siècle, le gaz à tendance à devenir l’enjeu énergétique principal au 21e siècle.
Les guerres en Ukraine, en Libye, en Irak et au Levant constituent les premiers indices de ce basculement dans la géopolitique énergétique mondiale. En effet, les zones d’ombre de cette guerre que mènent certaines puissances régionales et mondiales pour destituer le régime de Bachar Al Assad, à titre d’exemple, sous le prétexte de «protéger le peuple syrien» permettent de déceler la réalité géostratégique des objectifs de cette alliance hétérogène de démocraties et de dictatures «des amis de la Syrie», à leur tête les États-Unis et la France. Le paramètre du gaz, et la concordance des intérêts constituent le ciment de cette alliance politique et la pierre angulaire de la nouvelle stratégie américaine vis-à-vis de la Russie, qui se présente comme le premier producteur et le plus grand réservoir mondial. Les retombées d’une éventuelle défaite du régime syrien, dans cette guerre régionale par procuration, réconfortera la bataille du gaz et des gazoducs, que mènent les États-Unis en mer Noire (Nabucco) et en Eurasie (Ankara, Bacco, Tbilissi), face à la nouvelle stratégie sécuritaire énergétique de Poutine, de positionnement sur les cartes de production et d’acheminement du gaz. Cette guerre reflète inéluctablement l’importance stratégique du gaz, autour duquel se décide l’avenir des puissances et des émergents. Cette bataille ne peut que devenir intense, surtout si on procède à la lecture des cartes géopolitiques mondiales, à savoir les zones de concentration de cette matière, sachant que le deuxième pays producteur de gaz n’est autre que l’Iran, allié indéfectible de la Russie. D’où la concentration occidentale sur le Levant, étant donné les réserves découvertes en bassin méditerranéen. La encore, le Soft Power et le Hard Power des puissances régionales et internationales est en plein essor, mais sont loin de permettre l'exploitation et l'acheminement pour des raisons historiques et stratégiques, liées en premier lieu au conflit israélo-palestinien et aux problèmes de délimitation des frontières maritimes entre la Turquie, la Grèce et les deux Chypre, d’une part, et Israël, le Liban et la Syrie, d’autre part.
La bataille pour le gaz est alors indissociable de l’émergence du nouvel ordre international. Ainsi, il est capital de rappeler que certains faits déterminants de la situation actuelle dans la région remontent à bien avant le déclenchement du «Printemps arabe», dans la mesure où les prémices du conflit autour du gaz ont vu le jour avec les révélations de grands projets de gazoducs et des découvertes de gisements gigantesques de gaz dans le bassin méditerranéen. Depuis lors, nous assistons à une intensification des guerres du gaz et de ses pipelines entre différends acteurs régionaux et internationaux. La divergence d'intérêts entre les États-Unis et la Russie, d’une part, et l’Iran, la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite, d’autre part, explique la montée des tensions et des conflits dans cette région qui soufflent le chaud et le froid depuis l’avènement du «Printemps arabe».
Ayant appris les leçons de l’histoire, les Russes concluent que la perte de la guerre froide est due en partie à l’absence de l’ex-URSS de la bataille pour le contrôle de l’or noir et que les États-Unis dirigent une politique d’encerclement de la Russie, principalement sur le plan économique et militaire. Ainsi, la nouvelle élite politique, traumatisée par les années d’humiliation post guerre froide qu’avait subie leur pays, décida d’adopter une stratégie de positionnement vis-à-vis des lieux de production du gaz et de ses voies d’acheminement. Cette nouvelle perception géostratégique des Russes conçoit la sécurité économique et énergétique de leur pays au-delà de leurs frontières. Dans ce sens, les Russes perçoivent la Méditerranée comme une ligne de défense stratégique. Il s’agit alors de sécuriser l’espace vital immédiat de la Russie, à savoir l’Eurasie, et d’empêcher les États-Unis et leurs alliés de nuire aux intérêts vitaux russes aux Moyen-Orient et en Méditerranée.
La première bataille pour le gaz gagnée par les Russes était d’avoir fait avorter le projet de gazoduc américain connu sous le nom de Nabucco. Ce projet américain, béni par les Européens, avait comme objectif de contourner le gaz russe et ses voies d’acheminement vers l’Europe, ce qui explique la motivation de cette dernière, qui veut limiter sa dépendance énergétique du seul fournisseur russe. Par ailleurs, l’itinéraire de ce gazoduc fait qu'il relie l’Asie centrale à la mer Noire, traversant la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, l’Autriche, la République tchèque, la Croatie, la Slovénie pour arriver en l’Italie. La stratégie américaine, à travers ce projet, est d’empêcher la Russie de revenir sur l’arène internationale, et ce en portant atteinte à son secteur gazier. Cependant, la stratégie gazière russe, mise en place par Vladimir Poutine depuis 1995, a permis à la Russie d’assurer sa base arrière autour de la mer Caspienne et de la mer Noire et de renforcer sa présence en Eurasie par ses deux projets de gazoduc Nord Stream et South Stream. Le premier projet relie la Russie à l’Allemagne en passant à travers la mer Baltique jusqu’à Weinberg et Sassnitz. Le second projet South Stream commence en Russie, passe à travers la mer Noire jusqu’à la Bulgarie et se divise entre la Grèce et le sud de l’Italie, d’une part, et la Hongrie et l’Autriche, d’autre part. Le désaccord profond entre les États-Unis et la Russie autour de L’Ukraine est indissociable du dossier du gaz et des voies de son transport, car le Kremlin redoute que l’encerclement du pays par l’OTAN à travers le bouclier antimissile ne soit qu’une étape pour s’imposer par la suite dans cette zone vitale par où transite le gaz russe vers l’Europe, d’où la détermination de Vladimir Poutine à aller au bout du rapport de force.
Il est très important de revenir sur le cas de la Syrie pour dégager l’intérêt stratégique que représente sa localisation géostratégique au regard, tout d’abord des Russes, étant donné que Tartous constitue la seule base militaire russe au Moyen-Orient, d’une part, et d’autre part, l’alliance entre les deux pays depuis l’accord historique avec l’ex-URSS. Par ailleurs, le maintien du régime syrien représente un intérêt vital sur le plan stratégique dans la mesure où aucun projet de gazoduc jugé nuisible aux intérêts russe ne verra le jour dans la région, d'autant plus que l’allié iranien contrôle le détroit d’Ormuz par où transite le gaz qatari et saoudien. Nous rappelons dans ce sens que le rapprochement entre le Qatar et la Syrie après la guerre d’Israël au Liban de 2006 fut rapidement avorté après le rejet syrien du plan qatari en 2009 de relier ses champs de gaz, en passant par l’Arabie saoudite et traversant la Jordanie pour arriver à la Syrie.
Ce projet ambitieux avait comme objectif de contourner le détroit d’Ormuz, que l’Iran peut bloquer en cas de guerre. Le choix syrien de conserver son alliance stratégique avec les Russes et la signature d’un accord alternatif avec l’Iran en 2011 pour construire un gazoduc reliant le champ gigantesque gazier iranien à la côte syrienne en Méditerranée en passant par l’Irak constitue l’étincelle de cette guerre par procuration pour le contrôle de la Syrie et du gaz de la Méditerranée. Cet «ensemble géopolitique conflictuel» tel que le définit Yves Lacoste est en train de devenir un champ de bataille ouvert entre les puissances régionales et internationales.
Par Lahcen Aqartit - Chercheur et analyste en géopolitique. - Source de l'article Le Matin
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