Dans un avenir proche, la Tunisie signera un accord d’Open Sky avec l’Union européenne et ouvrira ainsi son marché de transport aérien à la concurrence étrangère. Un accord qui doit bouleverser les règles du jeu dans le transport aérien, un secteur clé de l’économie tunisienne en tant que pourvoyeur d’emplois et facteur déterminant de la compétitivité d’autres secteurs qui y sont fortement reliés, notamment le tourisme.
Le Maroc, un des principaux concurrents de la Tunisie, a été le premier pays maghrébin à franchir le pas. Il est allé même plus loin en harmonisant sa législation avec celle de l’UE, dans le cadre d’un accord signé en 2006. En ce qui concerne la Tunisie, l’accord envisagé avec l’Union européenne stipule une démarche en deux étapes.
La première consistera à parvenir à un accord horizontal afin de désigner les compagnies cibles du côté tunisien et d’introduire la notion de compagnies communautaires pour la partie européenne. Durant cette phase, des mesures d’accompagnement seront négociées afin de mettre à niveau les standards aéronautiques et d’infrastructures nationales. La seconde phase portera sur l’accès au marché, les droits du trafic et les règles du marché. Les effets générés par ce type d’accord ne sont pas aussi clairs, y compris pour les professionnels des secteurs du tourisme et du transport, qui seront touchés directement par l’effet Open Sky.
Peut-on s’attendre tout simplement, comme raisonnent certains, à des revenus supplémentaires pour le secteur du tourisme et des recettes en moins pour les transporteurs nationaux? Tout est en effet relié à la variation du trafic aérien jusque-là non quantifiée. Et si on arrive à la chiffrer, peut-on avoir une idée exacte de l’ampleur des dégâts ou des bénéfices?
Certains se frottent déjà les mains, disant s’attendre à un doublement du trafic aérien sans toutefois expliquer comment ils ont pu parvenir à une telle déduction. Peut-on prendre le Maroc —qui a bien connu une hausse du nombre des voyageurs— comme référence? Allons-nous vivre la même expérience? Comment peut-on faire pour réussir le pari et garantir une hausse du nombre des voyageurs?
En fait, allons-nous nous aventurer dans l’inconnu?
Selon nos recherches et analyses, l’Open Sky génèrera pour la Tunisie des flux additionnels de touristes européens (effet direct) de l’ordre de 110% suite à une réduction des 70% des barrières existant avec nos partenaires actuels. Reste à savoir comment quantifier ces 70% des barrières. C’est ce que nous allons essayer de clarifier plus loin dans cette note.
Plus important, nous estimons que l’ouverture du ciel avec l’Europe aura aussi un effet indirect supplémentaire permettant d’attirer 145% de touristes additionnels, hors Union européenne, qui choisissent de faire escale en Europe pour venir en Tunisie. Cet effet indirect qui concerne au moins 1 750 000 touristes, soit 25% des touristes affluant en Tunisie en 2010, traduit l’interdépendance qui existe entre la signature de l’Open Sky avec l’Europe et les accords avec les pays hors Union européenne. Les conséquences en termes de détournement de flux au détriment des compagnies nationales seraient alors plus significatives si les compagnies low cost s’imposent aussi sur ces lignes indirectes.
Estimation de l’effet direct de l’Open Sky sur le nombre de touristes
L’enjeu de l’Open Sky est double. D’un côté, il s’agit de maximiser les bénéfices du secteur du tourisme, augmenter le nombre de touristes européens par le biais de nouveaux opérateurs et ouvrir de nouvelles lignes, ce qui permettrait de baisser les prix et, par ricochet, de développer le commerce et mettre à niveau les standards de la flotte aérienne nationale. D’un autre côté, les décideurs tunisiens sont préoccupés par les effets négatifs sur la compagnie nationale Tunisair. Sans doute, il y aura une baisse significative des parts de marché assurées par la flotte nationale due principalement à la concurrence rude qu’exerceront les compagnies low cost.
Ces compagnies possèdent l’expérience, le know-how et le capital nécessaire pour attirer une part significative du marché. Mais l’on oublie toujours que ces compagnies génèrent des flux additionnels de voyageurs internationaux. Par conséquent, bien que plus faibles en pourcentage, les nouvelles parts de marché assurées par la flotte nationale pourraient représenter un volume plus important. Au Maroc par exemple, la part de la compagnie nationale Royal Air Maroc (RAM) a baissé de 80 à 50% du marché, alors que l’offre internationale des sièges s’est multipliée par trois entre 2004 et 2013, ce qui fait que la RAM a enregistré une hausse de trafic de 150%. Bien sûr, il faudrait aussi regarder l’évolution que la RAM aurait connue sans l’Open Sky. Mais si on se met dans le cadre d’une vision dynamique de l’évolution du nombre de voyageurs, la situation pour la RAM serait plus confortable après l’Open Sky malgré la baisse de ses parts de marché en pourcentage de 30 points.
L’effet direct des accords inclut l’impact sur les passagers et les touristes venant d’Europe.Il s’agit de la conséquence immédiate d’une levée de barrières bilatérales directes entre la Tunisie et les pays de l’Union européenne qui se traduira par une réduction des prix, une amélioration de la qualité, une diversification des services, etc. La question est de savoir comment sont évaluées ces barrières et est-ce qu’elles seraient levées totalement ou partiellement? Pour répondre à ces questions, il suffit de se référer par exemple à l’évaluation quantitative de l’indice de libéralisation du ciel calculé par l’OMC.
L’indice est évalué sur une échelle de 0 à 50 (soit zéro-pas du tout ouvert, et 50-totalement ouvert) et est constitué de six composantes dont chacune est caractérisée par une pondération différente et évaluée à l’aide des experts du transport aérien. On y trouve l’octroi des libertés (cinquième, septième et cabotage, 36%), les contraintes de capacité (8%), la propriété (8%), les tarifs (8%), la désignation (4%), les échanges de statistiques (1%) et les arrangements coopératifs (3%). Comme le démantèlement de ces barrières est souvent graduel, il existe des niveaux différents de score entre les pays. Sur la base de ces mêmes données, la situation de la Tunisie en 2010 affiche une position relativement peu ouverte mais en avance par rapport à ses concurrents dans la région comme le montre le tableau ci-dessous.
En se basant sur une étude que nous avons réalisée (avec Daniel Mirza et Habib Zitouna) et qui évalue l’impact de la libéralisation aérienne en 2010 mesurée par l’indice de l’ouverture du ciel calculé par l’OMC sur les flux de touristes dans la région sud-méditerranéenne en 2010, les résultats prévoient des flux additionnels de touristes de l’ordre de 110% suite à une réduction de 70% des barrières existant avec nos partenaires actuels. Cela suppose que l’indice de libéralisation de l’OMC passe de 5,9 (niveau actuel) à 34, égalisant le niveau moyen de libéralisation du ciel hollandais, de l’Irlande et même celui de la Lituanie.
A titre de comparaison, les résultats de cette étude pourraient être vérifiés dans le cas du Maroc, signataire d’un accord Open Sky avec l’Union européenne en 2006. Entre 2004 et 2013, le trafic de passagers est passé de 7,7 millions à 16,5 millions, soit une augmentation de 114%, pendant que l’indice de libéralisation est passé de 2 à la valeur 27. Cette tendance pourrait être consolidée une fois que les deux partenaires auront finalisé les arrangements coopératifs et les rapprochements des deux législations. La compagnie nationale Tunisair, assurant 50% du trafic international qui s’élève à 12 millions en 2010, bénéficiera aussi de cet effet direct. En effet avec une augmentation de 110% du volume du trafic, même une perte de 25% de parts de marché permet à Tunisair de garder le même volume de passagers, soit 6 millions.
Effet indirect de l’Open Sky et interdépendance entre les accords
L’Open Sky avec l’Union européenne pourrait stimuler un effet indirect en générant des flux additionnels de touristes si l’on considère les vols indirects où les pays de l’Union européenne figurent comme des points d’escale. En effet, souvent les touristes utilisent des routes indirectes pour voyager entre deux destinations, ce qui fait que l’organisation du voyage passe par deux types d’accords bilatéraux.
Par exemple, un Américain qui prend la destination de la Tunisie et qui fait une escale en France fait face à deux types de barrières faisant intervenir l’accord entre les USA-Europe et l’accord Europe-Tunisie. Ainsi, la réduction des barrières entre la Tunisie et l’Europe influencera nécessairement les flux de touristes américains à destination de la Tunisie. Les expériences internationales montrent que certaines compagnies s’intéressent sérieusement à ce positionnement sur des aéroports qui serviraient d’escales pour des destinations lointaines.
D’ailleurs, la dernière polémique survenue en Tunisie lors de la signature de l’accord concernant la cinquième liberté avec la compagnie Qatar Airways en est témoin. Il était clair que l’enjeu pour la compagnie qatarie est loin de se limiter uniquement aux flux des voyageurs tunisiens, mais surtout aux opportunités de desservir des destinations en Afrique et en Europe à travers des routes aériennes indirectes.
Pour la Tunisie, les destinations de long-courrier concernent principalement les pays hors Union européenne et qui possèdent généralement l’alternative de faire escale en Europe, visant une population de 25% du trafic international affluant en Tunisie. Les niveaux de libéralisation supportés par ces itinéraires indirects dépendent des accords conclus entre le pays d’escale et les deux pays de départ et d’arrivée. L’importance de cet effet indirect de l’Open Sky pour la Tunisie est capitale puisque l’Europe présente pour la Tunisie un hub par lequel transitent les voyageurs hors Union européenne.
En effet, si le touriste choisit de faire une escale en Europe, il observera une baisse du coût de son voyage affecté par la réduction du coût des vols entre l’Europe et la Tunisie. Notre étude faite sur un échantillon de pays sud-méditerranéens, dont la Tunisie, en 2010, montre que la politique de libéralisation du transport aérien est susceptible de donner un effet indirect positif et significatif sur les flux additionnels de touristes. Ces flux peuvent augmenter de 145% suite à la réduction de 70% des barrières avec tous nos partenaires actuels européens.
Recommandations
Dans une perspective dynamique, l’Open Sky avec l’Union européenne génèrera un effet direct et un effet indirect sur les flux de touristes en Tunisie. Ces effets renforceront la création de flux de touristes venant de l’Europe mais aussi les touristes qui résident hors Union européenne. Au total, les estimations de l’effet de l’Open Sky nous laissent optimistes sur les flux additionnels que pourrait générer un accord entre la Tunisie et l’Union européenne. D’abord, le benchmark de la Tunisie est meilleur que les autres pays dans la région, en particulier le Maroc et la Jordanie, ce qui laisse croire que l’ouverture du ciel tunisien serait plus facile et moins coûteuse.
Ensuite, ces estimations peuvent être atteintes si on arrive à s’inscrire dans l’harmonisation des législations et les arrangements coopératifs à l’avance et éviter le retard que le Maroc a enregistré par exemple à ce niveau. Certes, cela n’est pas facile, mais son accomplissement est significatif en termes de réduction des prix et d’attraction de parts de marché supplémentaires. Des défis, traduits par une diversion de flux, seront imposés sur les compagnies nationales et nécessitent la mise en place d’une stratégie complète de négociations, notamment avec nos partenaires hors Union.
En raison de l’effet domino que pourrait générer l’accord Open Sky sur le reste de nos accords bilatéraux, les autorités sont invitées à préparer une stratégie permettant de préserver les intérêts de la flotte nationale du moins à court et moyen terme. En particulier, l’accord ne doit pas influencer la capacité des compagnies nationales à conquérir les parts de marché hors Union européenne. Cela se fait en particulier à travers la négociation des accords bilatéraux avec les pays tiers hors Union européenne. Le but de ces négociations serait de réduire les barrières avec ces pays et hausser le niveau de libéralisation sur les destinations directes dans la mesure où, sur ces dernières, nos compagnies nationales sont plus compétitives alors qu’elles le sont moins face à la concurrence des compagnies low cost sur les routes indirectes. Cette compétitivité vient du fait que les compagnies nationales ne payent pas des coûts supplémentaires dans le pays d’escale en liant directement la Tunisie avec les autres destinations hors UE. C’est le cas par exemple des vols directs à destination de Montréal, de l’Arabie saoudite, du Liban, d’Amman, etc.
Par Nizar Jouini - (Nizar Jouini est universitaire. Il est spécialiste de l’économie des services.) - Source de l'article Leaders
(*) Cette «note de politique économique» fait partie d’une série réalisée dans le cadre de NABES Lab destinée à enrichir le débat économique en Tunisie. Ces notes sont basées sur les meilleures recherches économiques disponibles et les auteurs sont des chercheurs universitaires. Les points de vue présentés sont ceux des auteurs et ne représentent aucunement ceux de NABES.
NABES est la North Africa Bureau of Economic Studies Intl, une institution d’études et de recherches économiques dirigée par Mustapha K. Nabli.
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