La mer Méditerranée est à la fois une frontière et un lieu de passage. Axe maritime entre l’Europe du nord et l’Asie, elle est aussi une porte de sortie pour des dizaines de milliers de migrants fuyant l’Afrique ou le Moyen-Orient, parfois, pour un voyage sans retour…
L’espace méditerranéen est aussi un ensemble géopolitique complexe. La Mare Nostrum des Romains reste une référence puissante pour imaginer une civilisation commune à tous ces territoires riverains, où poussent la vigne et l’olivier. Mais des forces centrifuges – géographiques, culturelles, politiques – n’ont jamais cessé de créer des tensions et des destinées contradictoires entre les États et les sous-régions.
Après une dizaine d’années où l’Union européenne a eu l’ambition de développer une politique de voisinage forte avec les autres pays méditerranéens, le paysage s’est tellement transformé, au sud et au nord, que les relations entre États semblent à nouveau relever d’une approche au coup par coup, peu planifiée et sans cohérence d’ensemble. C’est pour alerter sur cette situation et avancer des propositions pour une stratégie euro-atlantique qu’Emiliano Alessandri a rédigé une note (‘policy brief’) pour le German Marshall Fund of the United States. Cet expert italien travaille actuellement au bureau du secrétaire général de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). En 2014, il a participé au lancement d’un nouveau réseau d’experts sur la Méditerranée, hébergé par l’OSCE, New-Med.
« Le rêve de créer une communauté méditerranéenne »
« Après la fin de la guerre froide, la Méditerranée a été conceptualisée comme une extension de la région européenne – une zone qui serait stabilisée en termes sécuritaire et stratégique par l’européanisation réussie de l’Europe du sud et par la projection des influences supposées stabilisatrices de l’Union européenne », commence-t-il. « Une UE confiante en elle-même, qui poursuivait son union économique et s’élargissait à l’Est, était arrivée à la conclusion que les conditions étaient mûres pour un projet ambitieux de structuration d’une région (‘region building’) à l’échelle de la Méditerranée. Le processus de Barcelone, dont le 20° anniversaire sera célébré sans trop de fanfare en novembre, visait à créer une sorte de communauté en dépit de problèmes non résolus comme le conflit israélo-palestinien ».
« Les promesses de Bruxelles »
« Bruxelles promettait à un certain nombre de pays arabes des accords d’association très étendus avec l’UE », explique l’expert de l’OSCE. « Même s’ils n’offraient pas la perspective d’adhésion à l’UE, ces arrangements visaient à accélérer leur développement et soutenir les réformes, tout en aménageant un accès progressif des marchandises et des personnes à l’espace européen. Dans les faits, ces accords renforcèrent souvent les relations entre les gouvernements européens et les régimes autoritaires du sud. Ceux-ci captaient les fonds destinés à leurs populations en échange de coopération sécuritaire, notamment dans la lutte anti-terroriste et le contrôle de la criminalité internationale ».
« Les États-Unis, absents de l’Union pour la Méditerranée »
« Les États-Unis, de leur côté, soutinrent activement ces politiques dans une région d’importance stratégique du fait de leur engagement en faveur de la sécurité d’Israël et de la lourde dépendance de l’Occident envers le pétrole du Moyen-Orient », poursuit-il. « Mais leur stratégie était différente dans la mesure où ils visaient le changement de certains régimes pour promouvoir les intérêts occidentaux. Ils restèrent par ailleurs absents des différentes constructions institutionnelles mises en place par les Européens, y compris l‘Union pour la Méditerranée, inspirée par les Français en 2008. Washington préférait se concentrer sur des relations bilatérales avec des pays clés comme l’Égypte ou le Maroc ».
« Exit, une Méditerranée conçue comme une région de convergence autour de l’Europe »
« Ces dernières années, la nature artificielle des schémas européens pour la région méditerranéenne est devenue de plus en plus apparente », souligne Emiliano Alessandri. « La crise de l’euro, d’une part, et la dérive de la région Afrique du Nord-Moyen-Orient vers le chaos après l’échec du ‘printemps arabe’, d’autre part, ont irrémédiablement sapé la notion eurocentrée d’une Méditerranée conçue comme une région de stabilité et de convergence autour du noyau dur européen ».
« Un malaise croissant envers le système Schengen »
« D’abord, un fossé nord-sud est réapparu en Europe même, séparant des sociétés qui montrent manifestement différents niveaux de prospérité et des structures économiques variées malgré des décennies d’intégration », constate-t-il. « Résultat, le projet européen est soumis à une extraordinaire pression. L’idée se répand qu’une divergence serait inévitable. Les pays européens du sud seraient confrontés à des défis – inégalités profondes, faiblesse politique endémique – qui fragiliseraient leurs sociétés. Le projet d’intégration y serait ainsi contesté tandis que leurs voisins du nord seraient confrontés à des retombées négatives qui les pousseraient à élever des pare-feux. Le malaise croissant envers le système Schengen, qui permet la libre circulation des personnes, témoigne de l’inclination de certains États membres à rétablir un cordon sanitaire à travers l’Europe, ramenant la frontière extérieure, qui est aujourd’hui au large des côtes méditerranéennes, à l’intérieur même du continent ».
« Une jeunesse arabe de plus en plus éduquée »
« Tandis que l’Europe du sud se ‘re-Méditerranéise’, les sociétés arabes de la rive sud se sont trouvées incapables de faire face aux perturbations causées par l’accélération de la globalisation », analyse l’expert. « On a oublié que ce qui a conduit aux soulèvements arabes de 2011, c’étaient des réalités sociétales nouvelles, créées par la modernisation et l’adhésion graduelle des gens aux évolutions socio-économiques globales. Parmi les forces avec lesquelles il faut dorénavant compter, il y a une jeunesse arabe de plus en plus éduquée mais sans emploi, qui n’accepte plus d’être perpétuellement exclue du processus de décision et privée d’opportunités économiques. Les femmes, aussi, ont acquis une nouvelle visibilité sociale et politique, puisqu’elles ne sont plus exclusivement absorbées par les responsabilités familiales. Le taux de fécondité a baissé brutalement dans le monde arabe ces dernières décennies, beaucoup plus vite qu’en Europe ».
« Le soutien de la population n’est plus acquis d’avance »
« La globalisation a en même temps mis à jour les défauts des États », explique-t-il. « Les élites traditionnelles savent dorénavant que leur maintien au pouvoir dépend du soutien de la population qui n’est plus acquis d’avance. Un nouveau contrat social devrait permettre des changements dans la production et la répartition de la richesse, mais cela parait incompatible avec la survie des États tels que nous les connaissons ».
« Daech a ressuscité des visions pré modernes du Moyen-Orient »
« Au même moment montent des forces qui remettent en cause l’organisation du monde arabe qui avait émergé de la désintégration de l’empire ottoman et de la décolonisation au XXe siècle », enchaine Emiliano Alessandri. « De nouveaux acteurs, comme l’auto-proclamé État islamique (Daech), ont ressuscité des visions pré modernes du Moyen-Orient et mène un assaut frontal contre toutes les cultures qui dominèrent la région durant les dernières décennies, depuis les idéologies laïques comme le nationalisme arabe jusqu’à l’islam politique modéré ».
« Un arc de crise de l’Afrique du nord au Sahel et au Levant »
« La Méditerranée du XXIe siècle sera donc différente de la Méditerranée européenne des années 2000″, insiste-t-il. « De plus en plus connecté aux régions adjacentes, du Sahel à la péninsule arabique, cette région est, à la fois, plus interdépendante et davantage livrée à la compétition de puissances rivales. Elle est plus globalisée et davantage plurielle. On voit se former un arc de crise qui s’étire de l’Afrique du nord au Sahel et au Levant, ce qui rend moins pertinente la distinction longtemps établie en Occident entre Méditerranée orientale et Méditerranée occidentale ».
« Daech veut redessiner la carte de la région »
« Les organisations terroristes elles-aussi prennent une échelle régionale », rappelle l’expert. « L’État islamique veut redessiner la carte de la région. Il fait peser une menace sur tous les États existants même de ceux qui ont pu être tentés de l’utiliser dans des guerres par procuration. Le risque de contagion est réel jusque dans le Sahel, à l’ouest, et en Afghanistan, à l’est. Même la stabilité des monarchies de la péninsule arabique peut être menacée par l’intensification des tensions inter communautaires. Les groupes islamistes sunnites engagés dans ces conflits pourraient certes jouer un rôle important pour réduire l’influence de l’Iran mais pourraient aussi menacer les gouvernants de la péninsule arabique. Même la Turquie est dans une position difficile ».
« Daech veut saper l’Europe de l’intérieur »
« L’espace euroatlantique n’est pas isolé de cet arc de crise », prévient-il. « Parmi les bastions du recrutement de Daech figurent les communautés arabes d’Europe, dont la vie est empoisonnée par l’absence de perspectives économiques qui découle de l’échec patent des modèles d’intégration. Exploitant un sentiment de frustration et de colère, le but affiché de l’État islamique est de mobiliser des forces qui peuvent saper l’ordre arabe et l’ordre européen de l’intérieur. L’Europe est une cible beaucoup plus qu’elle ne le fut dans les années 1990 et 2000″.
« La Méditerranée est condamnée à la fragmentation »
« La perception s’impose alors, que la Méditerranée est condamnée à la fragmentation et qu’elle va connaitre des années d’instabilité et de conflit généralisé », assure Emiliano Alessandri. « Or l’Europe est inévitablement liée à l’insécurité régionale en Méditerranée car elle fait partie de cette espace géographiquement, économiquement, et même démographiquement. Le flux des migrants économiques, des réfugiés, des victimes du trafic des êtres humains, et les nouveaux terroristes ‘free lance’ sont tous des incarnations de ces nouvelles interdépendances méditerranéennes ».
« Privilégier une approche plus stratégique de la Méditerranée »
« La réponse européenne à ces dynamiques pan méditerranéennes ne peut plus être la tentative de bâtir des institutions régionales inspirées de l’UE », martèle-t-il. « L’approche du processus de Barcelone visant à projeter la stabilité de l’Union en Méditerranée méridionale en transférant ses pratiques et en exportant ses modèles est devenue tout simplement impossible dans les circonstances actuelles. L’actuel réexamen de lastratégie européenne de sécurité et de la politique européenne de voisinage va sûrement privilégier une approche plus stratégique de la région ».
« La Tunisie et le Maroc recherchent des liens plus forts avec l’Europe »
« Celle-ci devra être plus différenciée : une des limites de l’approche précédente était une tendance à appliquer une même approche à des situations très différentes », assure-t-il. « Ainsi, des pays comme la Tunisie et le Maroc recherchent des liens plus forts avec le marché européen et ont réaffirmé leur intérêt d’être inclus dans un espace euro-méditerranéen; d’autres, comme l’Algérie et l’Égypte, n’ont pas cette vocation européenne ».
« Attention au ‘deux poids, deux mesures’ »
« Une approche plus stratégique devra relativiser l’aspiration normative européenne traditionnelle en faveur d’objectifs plus réalistes », conseille l’expert de l’OSCE. « Pour la démocratisation, il faut se concentrer sur des pays en transition, comme la Tunisie, qui ont montré qu’ils pouvaient y parvenir. Il faut contenir les catastrophes humanitaires et s’attaquer à l’insécurité alimentaire. Il faudra aussi un meilleur alignement entre les actions des différents membres de l’UE et les institutions européennes. Plus il y aura de divergence entre ces actions, plus cela renforcera la perception que la stratégie européenne est marquée par l’hypocrisie et le ‘deux poids, deux mesures’ ».
« Consentir des efforts sans précédent »
« Ceci ne veut pas dire qu’il faudra faire moins », complète-t-il. « Au contraire, des efforts et des ressources sans précédent devraient être consentis pour assurer la survie de systèmes étatiques dont l’effondrement aurait d’énormes répercussions dans les régions et pays voisins. La détérioration de l’environnement sécuritaire pose des défis directs à l’Europe et aux États-Unis tout en leur donnant plus de levier dans leur négociation avec les régimes arabes. Ceux-ci sont pleinement conscients des limites de leur capacité de résilience, surtout si un soutien extérieur leur est retiré ».
« Créer une Conférence pour la sécurité et la coopération en Méditerranée »
« Ceci trace un chemin de convergence possible entre les États-Unis et l’Union européenne », suggère Emiliano Alessandri. « L’UE devrait adopter une approche plus ‘américaine’, en renonçant à l’objectif irréaliste de favoriser l’intégration d’un espace de plus en plus fragmenté. Et les États-Unis devraient ‘européaniser’ la leur en adoptant une stratégie pour la Méditerranée dans son ensemble, en créant des chevauchements entre des bureaux et des structures opérationnelles déjà existantes dans leur administration. Les États-Unis pourraient aussi aider l’Europe à revivifier des instruments multilatéraux de coopération, avec par exemple la création d’une Conférence pour la sécurité et la coopération en Méditerranée (CSCM) ».
« Contenir l’érosion de l’ordre régional »
« Une CSCM cherchant à contenir l’érosion de l’ordre régional serait très profitable », argumente-t-il. « Limiter les conflits, réaffirmer les frontières internationales, établir des mécanismes créant la confiance réciproque, assurer l’accès aux ressources régionales, protéger les routes maritimes, sauvegarder les droits de l’homme : ces objectifs pourraient être partagés par une grande pluralité d’acteurs. Pas seulement méditerranéens, d’ailleurs. La Chine, à un moment, devrait être associée et une telle initiative pourrait offrir une plateforme permettant à des acteurs comme l’Iran et les États du golfe persique de retisser des relations ».
« Inclure la Russie »
« Surtout, la Russie devrait être incluse dans cet effort », assure l’expert. « Le lien entre la sécurité européenne et la sécurité méditerranéenne est évident et Moscou aura sa part dans tout schéma de sécurité réussi en Méditerranée. La tension entre les éléments de statu quo (respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriales) et les aspects plus dynamiques de l’héritage d’Helsinki (auto-détermination, droits de l’homme) sera sans aucun doute visible dans le contexte méditerranéen. Le but de la CSCM serait d’éviter toute interprétation unilatérale de l’équilibre acceptable entre ces principes et de bannir le recours à la force comme moyen de régler des différends ».
« La croissance économique, un impératif »
« Ce dialogue en matière de sécurité devrait être complété par la coopération économique, notamment énergétique », plaide-t-il. « Comme région ayant subi les effets les plus durables de la crise financière internationale, la Méditerranée devrait considérer la croissance comme un impératif économique autant que sécuritaire. Cela veut dire maintenir la vision d’un marché commun méditerranéen ».
« Viser la stabilité à long terme »
« Quant à la question de ‘quel partenaire’ parmi les régimes arabes pour cette stratégie, elle restera un dilemme », conclut Emiliano Alessandri. « La réponse ne sera pas tant dans un improbable dépassement de la dichotomie entre régimes en cours de démocratisation et États autoritaires. C’est en visant la stabilité à long terme et le développement que l’on parviendra à déterminer quels sont les acteurs sur lesquels compter pour une coopération. Ce qui reste vrai, en dépit des bouleversements, c’est que les régimes les plus fermés sont aussi qui paraissent les moins capables de garantir ces deux perspectives ».
Par Emiliano Alessandri (conseiller à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) - Source de l'article La Croix
Pour aller plus loin
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire