L’eau est un objet central pour qui souhaite comprendre les sociétés, ainsi pour Geneviève Bédoucha l’eau est-elle l’amie du puissant (1987), tandis que pour Olivia Aubriot (2004) l’eau est le miroir des sociétés. En parallèle, l’eau constitue un angle privilégié de l’analyse des paysages et de leurs sous-sols en tant que ressources. Les sciences de l’environnement et celles des sociétés se rencontrent donc à travers cet objet. On constate pourtant un divorce ancien entre ces deux domaines de connaissance.
Barrage d’El Haouareb, un des exemples de modification
de l’hydrographie par l’homme. © Jeanne Riaux, mai 2011.
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Comment comprendre les interactions qui existent entre les sociétés et leur environnement si l’on ne considère pas d’un même mouvement les dimensions sociopolitiques et environnementales de la question de l’eau ? Anthropologue à l’IRD, je suis affectée à Tunis (2012-2013, renouvelable 2 ans) dans une équipe d’hydrogéologues accueillie à l’INAT (Institut National d’Agronomie de Tunis).
Je propose de construire un regard socio-hydrologique associant pleinement l’anthropologie et l’hydro(géo)logie pour aborder la thématique de l’eau. Il s’agit de comprendre comment les sociétés s’organisent pour mobiliser une eau « changeante », comment les activités humaines viennent modifier le cycle de l’eau et quelles sont les répercussions de ces évolutions (cheminement d’un oued, niveau d’une nappe) sur les organisations socio-techniques voire politiques locales.
Mon hypothèse directrice est la suivante : la revalorisation et/ou la réactivation de savoirs et de savoir-faire techniques et organisationnels locaux permettrait d’envisager de nouvelles formes de régulation des accès à l’eau qui associeraient plus étroitement les différents acteurs de l’eau (groupes socio-hydrauliques, gestionnaires locaux, administrations, scientifiques).
Porteuse d’un regard renouvelé sur ces savoirs et savoir-faire, la démarche socio-hydrologique pourrait être le support d’un dialogue plus équilibré entre ces acteurs. Si mon programme de recherche a une ambition méditerranéenne, il s’exprime d’abord en Tunisie, dans la région semi-aride de Kairouan et plus précisément autour des eaux de l’oued Merguellil déjà longuement étudié par les hydrologues et hydrogéologues. Mon projet se décline en trois axes élaborés avec les hydrologues.
Le premier « Trajectoires socio-hydrologiques du bassin » repose sur une démarche sociohistorique déployée avec Habib Belaïd (historien, Univ. Manouba) et associant les hydrologues de l’IRD et de l’INAT. L’objectif est d’identifier l’évolution des formes de mobilisation de l’eau parallèlement à l’évolution des ressources elles-mêmes.
La mobilisation et le façonnage de ces savoirs sont mis en relation avec les modalités d’évaluation des risques et la prise de décision par les agriculteurs et par les administrations. Enfin, l’observation des interactions avec les hydrologues donne lieu à un axe de recherche réflexif sur la construction de l’interdisciplinarité « socio-hydrologique ».Le second « Dynamiques des formes collectives de gestion des eaux » s’inscrit dans la continuité de mes travaux antérieurs sur la gouvernance locale de l’eau (Riaux, 2006). Il s’agit d’analyser le fonctionnement et les dysfonctionnements d’organisations socio-hydrauliques formées par et pour l’usage de l’eau, ainsi que les rapports que les groupes socio-hydrauliques entretiennent entre eux et avec l’administration. L’axe « Savoirs hydrologiques, risques et décisions » repose sur les questions que les hydrologues adressent au terrain et que je transpose sous l’angle des différentes sources de savoir hydrologique (vernaculaire, empirique et scientifique).
Les premiers résultats des recherches révèlent la richesse des pratiques, des formes d’organisation, des savoirs et des savoir-faire existants autour des eaux de l’oued Merguellil. En parallèle, je décèle dans le discours des acteurs de l’eau un besoin de dévoilement des « réalités de terrain » (dysfonctionnements techniques, asymétries de pouvoir, inégalités d’accès à l’eau). Cette demande fait écho à la politique de négation des savoir-faire locaux qui prend sa source au cours du Protectorat et s’est prolongée jusqu’en 2011 par un discours stéréotypé sur les réussites du régime Ben Ali. L’angle des « dynamiques socio-hydrologiques » permet de répondre à cette demande de dévoilement.
Par Jeanne Riaux - anthropologue à l’IRD, détachée à l’INAT (département d’économie). Elle travaille sur les dynamiques socio-hydrologiques des territoires de l’eau dans le Kairouannais. Elle a rejoint l’équipe de l’IRMC en tant que chercheure associée.
Source de l'article IRCM
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