Le Cercle. La Fondation
Robert Schuman publie un entretien d'Europe avec Jean-Pierre Filiu, professeur
des universités à Sciences Po Paris, spécialiste du monde arabo-musulman.
Jean-Pierre Filiu présente la situation et les enjeux de cette région, deux ans
après le début des révolutions arabes, et souligne la nécessité "pour
l'Europe d'être visible et active au sud de la Méditerranée".
1) Deux ans après le début des
révolutions arabes, la Tunisie est secouée par une vague de violences et
d'instabilité majeure. Comment analyser la situation présente ? Risque-t-elle
de sombrer dans le chaos d'une guerre civile ?
L'assassinat
de l'avocat Chokri Belaïd, le 6 février 2013, risque d'apparaître
rétrospectivement comme un événement aussi important que l'immolation de
Mohammed Bouazizi, le 17 décembre 2010, qui avait marqué le déclenchement du
soulèvement démocratique dans le monde arabe. Nous sommes entrés dans la
deuxième vague de ce bouleversement historique de longue durée, qui débute
assez logiquement en Tunisie, car les islamistes locaux, le parti Ennahda, ont
dilapidé en un temps record le capital de popularité qu'ils avaient engrangé à
l'automne 2011. La Tunisie a amplement les capacités de sortir de la crise
actuelle, à condition que le processus de transition constitutionnelle soit
enfin remis sur les rails, ce qui passe par un accord politique le plus large
possible.
2) En Egypte, quel est le projet des
Frères musulmans ? Visent-ils à instaurer une dictature religieuse, ou bien
vont-ils plutôt se diriger vers une normalisation de leur pratique
gouvernementale ?
Contrairement
à tous les discours sur "l'hiver intégriste", les islamistes en
Tunisie comme en Egypte mesurent mieux que quiconque leurs faiblesses internes.
Et c'est bien parce qu'ils craignent de perdre les prochaines élections qu'ils
ont dans ces deux pays accumulé les faits accomplis, espérant ainsi transformer
en avantages structurels ce qui n'était qu'un gain conjoncturel. L'armée
égyptienne a accentué cette tendance lourde en retardant d'un an et demi la
dévolution effective du pouvoir à une autorité élue. Et les Frères musulmans
lui ont bien rendu en consacrant dans la Constitution adoptée aux forceps en
décembre 2012 des privilèges exorbitants du droit pour l'institution militaire.
Mais cette Constitution, justement parce qu'elle a été imposée (la participation
a été très faible pour un vote positif à 64%), n'a rien résolu de la crise
égyptienne, comme les violences de Port Saïd et du Caire l'ont rappelé. L'enjeu
est moins la normalisation de la pratique gouvernementale que l'acceptation par
les islamistes d'un partage durable du pouvoir exécutif avec d'autres forces.
Il est frappant de constater que cette maturité est assumée par le Premier
ministre tunisien démissionnaire, Hamadi Jebali, désavoué par le parti Ennahda
dont il est issu, du fait de sa proposition d'un gouvernement de technocrates.
3) On ne parle plus beaucoup de la
Libye dans les médias. Quelle y est la situation ?
La
transition libyenne est laborieuse, mais elle respecte globalement le
calendrier fixé à la chute du dictateur Kadhafi. Il ne faut jamais oublier deux
évolutions essentielles : la direction révolutionnaire du Conseil national de
transition (CNT) s'est effectivement effacée dès les premières élections libres
; et celles-ci ont vu les Frères musulmans remporter seulement 17 des 200
sièges de la nouvelle Assemblée, à rebours des scores recueillis par les
islamistes dans les pays voisins. Cela dit, les ajustements entre différents
groupes en compétition dans le nouvel espace politique, que l'on réduit trop
facilement à des antagonismes "tribaux", prennent du temps. Et la
présence des milices "révolutionnaires" continue de faire peser une
menace sérieuse sur l'ordre public et naturellement sur l'Etat de droit. Au
lendemain de l'assassinat de l'ambassadeur américain, en septembre 2012, la
population de Benghazi avait non seulement chassé les jihadistes de la ville,
mais s'était tournée contre les milices en général, avant que les autorités
elles-mêmes n'enrayent ce processus au profit des milices "légales".
4) La guerre civile en Syrie est de
loin la plus longue et la plus meurtrière. Qu'est-ce qui rend ce conflit si
spécifique ? Qu'est-ce qui a permis à Bachar el-Assad de se maintenir,
contrairement à Kadhafi, Ben Ali ou Moubarak ?
En
Tunisie, plus encore qu'en Egypte, l'armée se considère comme dépositaire des
intérêts suprêmes de la nation, au-delà du sort du dictateur en place. En Libye
et en Syrie, le noyau dur des forces armées n'était au fond qu'une garde
prétorienne au service exclusif du despote, alors que le reste de l'institution
militaire était étroitement contrôlé pour éviter toute forme de subversion
organisée. Kadhafi a immédiatement réagi avec une brutalité extrême à une
révolution qui encourageait les défections, avant que l'intervention de l'OTAN
ne sauve littéralement Benghazi. En Syrie, la révolution s'est imposée durant
des mois une discipline civile, voire citoyenne, et elle a payé au prix fort la
coïncidence entre l'escalade de la répression en Syrie, d'une part, et la chute
du despote en Libye, d'autre part. Les pays occidentaux ont cru, ou feint de
croire, que les révolutionnaires syriens leur demandaient une intervention
directe du même ordre ; ils se sont dès lors interdits d'accorder au Conseil
national syrien (CNS) la reconnaissance qu'ils avaient conférée au CNT libyen.
Cette erreur de perception a été tragique, car elle a conforté l'accaparement
de la représentation syrienne par la dictature Assad, et donc l'obstruction de
Moscou et de Pékin au Conseil de sécurité de l'ONU.
5) Toujours en Syrie, la communauté
internationale pourrait-elle bientôt se montrer beaucoup plus ferme à l'égard
d'Assad ? Le cas échéant, comment ?
La
communauté internationale doit fondamentalement se montrer cohérente avec ses
propres principes. Plus d'une centaine d'Etats ont reconnu la Coalition
révolutionnaire comme représentative de la Syrie, mais ils n'en ont pas tiré
toutes les conséquences, en refusant à la fois de rompre les relations
diplomatiques avec le régime Assad, d'une part, et de livrer à l'opposition les
armes indispensables pour briser la machine de guerre de la dictature, d'autre
part. Nous nous trouvons dorénavant dans la situation scandaleuse où Bachar et
sa clique ont créé les conditions d'une véritable catastrophe humanitaire,
notamment par la destruction systématique des infrastructures de santé et de
transport, alors même que l'ONU négocie encore avec ce régime criminel les
voies et moyens d'acheminement de l'aide humanitaire. Soit la révolution est
pleinement légitime, et elle est en droit d'attendre des pays étrangers les
instruments de la libération du peuple syrien. Soit l'abstention complice
actuelle persiste et les révolutionnaires qui contrôleront la Syrie de demain
n'oublieront pas de si tôt qui les a aidés et qui les abandonnés durant un
combat militairement aussi disproportionné.
6) Concernant le Mali, en dépit de
l'intervention française, que dire de l'absence de réaction effective au niveau
de l'Union européenne ? Est-elle causée par l'absence de vision commune sur le
rôle de l'Europe dans la région et/ou par une appréciation divergente des
risques terroristes (AQMI, MNLA) ?
Il
s'agit moins de divergences intereuropéennes que de pesanteurs bureaucratiques
qui apparaissent crûment en période de crise. La France peut, grâce à la
pratique présidentialiste de la Vème République, réagir très rapidement à une
menace urgente. Il me paraît clair que la crise malienne plaide en faveur d'une
Force européenne de réaction rapide enfin opérationnelle et donc d'un
approfondissement de la défense européenne. En tout état de cause, c'est à
l'Union européenne qu'il reviendra à court terme de former et d'équiper les
unités maliennes qui devront assurer le retour progressif de l'Etat de droit au
Nord du pays. Les prochaines élections ne pourront se dérouler au Mali sans un
soutien européen déterminé, ne serait-ce que pour en garantir le caractère
exemplaire. Plus généralement, c'est l'Europe qui sera en première ligne pour
l'assistance multiforme au rétablissement d'un Mali démocratique et pluraliste,
pièce essentielle de la stabilité régionale.
7) Y a-t-il une approche globale ou au
cas par cas de l'Union européenne sur ces questions ? Parvient-elle à se
positionner de manière unie ?
Comment
pourrait-elle passer de la réaction à l'anticipation ? Quelles leçons tirer de
ces évènements pour la politique que mène l'Union européenne dans la région,
notamment à travers la Politique européenne de voisinage et l'Union pour la
Méditerranée ? Se dirige-t-on vers une refondation de cette politique ?
On
a malheureusement parfois l'impression que l'Union européenne, dans ses
différentes institutions et composantes, s'adapte à des événements sur
lesquelles elle accepte de n'avoir pas prise. Ce profil bas ne se justifie ni
pour des raisons financières, ni pour des considérations stratégiques. Il est
en effet crucial pour l'Europe d'être visible et active au sud de la
Méditerranée, où l'essentiel des (considérables) fonds versés sert moins à
favoriser des évolutions nécessaires (et sans doute inévitables) qu'à
entretenir un statu quo de plus en plus coûteux. Il importe de sortir du
"consensus mou" sur l'aide humanitaire, souvent présentée comme la
seule réponse à des crises majeures, car mieux vaudrait adopter des
orientations politiques, plus courageuses, mais sans doute moins onéreuses (le
cas de la Syrie est à cet égard éclairant). De manière générale, les décideurs
européens doivent élargir le cercle de leurs interlocuteurs dans le monde
arabe, au-delà des islamistes, vers les forces nouvelles qui émergent dans les
champs les plus divers. La dimension sociale de la nouvelle vague d'agitation,
en Tunisie et ailleurs, devrait amener l'Union européenne à travailler de
manière beaucoup plus volontariste avec les milieux syndicalistes.
Source
de l’article Les Echos
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