Louis-Jean Calvet : «Le bouillonnement des langues a façonné la Méditerranée»

De la «Mare Nostrum» romaine aux flux de migrants du XXIe siècle, le linguiste décrit dans son dernier ouvrage un espace méditerranéen comme un «continent liquide», où les langues s’acclimatent et influencent les échanges humains. Comme les «espèces vivantes».

Louis-Jean Calvet : «Le bouillonnement des langues a façonné la Méditerranée»
Louis-Jean Calvet : «Le bouillonnement des langues a façonné la Méditerranée»Dessin Sylvie Serprix
La Méditerranée n’est pas la mer de nos batailles, mais la mère de toutes nos langues. Celle que les Romains nommaient Mare Nostrum serait plutôt, selon le linguiste Louis-Jean Calvet, «linguae nostrae», «nos langues». Dans son dernier ouvrage, la Méditerranée : mer de nos langues, il montre, à partir de l’étude de traces linguistiques, comment les évolutions du grec, du latin, du berbère ou du turc témoignent des échanges entre les peuples. Né à Bizerte, en Tunisie, et lui-même arabophone, l’auteur explore l’histoire linguistique de ce «continent liquide». Dans cet espace amniotique, les langues évoluent, se mêlent et interagissent. D’où la nécessité de les considérer comme un fait social, une «espèce vivante».

En quoi la Méditerranée vous apparaît-elle comme une «tour de Babel» ?

Le mythe de la tour de Babel raconte l’intervention volontaire d’un dieu pour semer la confusion des langues. Avant cette intervention, tout le monde parle une seule et même langue, après, plus personne ne se comprend… Pour la Méditerranée, plutôt que tour de Babel, je dirais bouillonnement de langues. Depuis les Phéniciens qui, partant de ce qui est aujourd’hui le Liban, vont parcourir les côtes sud de cette mer, en allant d’est en ouest, jusqu’aux migrants qui aujourd’hui tentent de la franchir du sud vers le nord, il y a une histoire économique, politique, impériale, religieuse, qui a laissé des traces linguistiques de toutes sortes. On sait par exemple qu’il existe ce qu’on appelle des «langues romanes», italien, français, espagnol… qui «viennent» du latin. Mais tout le monde ne sait pas qu’il y a vingt-cinq siècles le territoire du latin était minuscule, autour de Rome, coincé entre la mer et plusieurs autres territoires sur lesquels on parlait d’autres langues, en particulier le grec au sud, l’étrusque au nord. Les conquêtes romaines ont diffusé «du» latin. Je dis «du» et non pas «le», car ces troupes parlaient un latin bâtard qui a pris des formes diverses dans les territoires conquis.

Et il s’est passé la même chose pour l’arabe. Les troupes qui, partant de la péninsule arabique, ont envahi d’énormes territoires, parlaient différents dialectes et ont rencontré sur leurs routes des populations parlant d’autres langues, en particulier ce qu’on appelle d’un terme vague le «berbère». Tout ce bouillonnement a façonné ce qui est aujourd’hui la Méditerranée, du point de vue culturel, politique, religieux et linguistique. C’est ce que j’ai appelé la «méditerranéisation» de la Méditerranée.

Non seulement vous abordez la sociologie des langues, mais aussi leur «écologie», qu’est-ce que cela signifie ?

Beaucoup de spécialistes ont écrit l’histoire du grec, du latin ou de l’arabe, uniquement dans leurs milieux «d’origine». Mais il s’agit d’un savoir à œillères parce qu’il prend les langues comme des objets autonomes, ce qu’elles ne sont pas. Les langues, dont les locuteurs se déplacent, sont des pratiques sociales, elles s’adaptent comme des espèces vivantes déplacées, elles s’acclimatent. Le français est une acclimatation du latin, l’arabe tunisien est une acclimatation de l’arabe…

Les emprunts sont aujourd’hui encore nombreux d’un milieu à un autre. Par exemple, lors des printemps arabes, «Dégage !», mot d’ordre des manifestations contre les dictateurs, est devenu un verbe arabe. A l’inverse, des verbes comme chouffer ou kiffer sont employés en français, témoignant de l’intégration en cours de jeunes issus de l’immigration. Les circulations lexicales vont plus vite d’une rive à l’autre que les politiques étrangères.
Que désigne précisément l’acclimatation linguistique ?

Il faut distinguer acclimatation et acclimatement. Il y a acclimatement lorsqu’une espèce déplacée survit dans son nouveau milieu, et acclimatation lorsqu’une espèce déplacée non seulement survit mais aussi se reproduit dans ce nouvel environnement. En Indonésie, le néerlandais, qui était, il y a longtemps langue officielle, n’est plus parlé par personne, ce ne fut qu’un acclimatement, alors que l’espagnol en Amérique latine est une parfaite acclimatation. Comme le portugais au Brésil. Mais l’acclimatation implique une adaptation de la langue à son nouvel environnement. Le français du Maghreb ou d’Afrique n’est pas celui que l’on parle à Paris. On parle d’ailleurs maintenant du français du Sénégal ou du français du Mali. Si ces pays conservent le français comme langue officielle, nous verrons apparaître de nouvelles langues, fruits de l’acclimatation, différentes du français, comme l’italien, l’espagnol, le français et les autres langues romanes sont devenues des langues différentes du latin.

Malgré l’existence d’un univers méditérannéen, comment expliquer l’échec d’une organisation régionale ?

Quand on voit l’état actuel de l’Europe, on peut avoir les plus grands doutes sur la possibilité d’une union de la Méditerranée. C’est pourtant ce pour quoi, en filigrane, je milite. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une situation où l’on a d’un côté une folie meurtrière et un totalitarisme religieux, et de l’autre des petits égoïsmes, de la xénophobie, des nationalismes étroits. Et je suis bien entendu incapable de dire comment cela finira. Mais j’espère que malgré les croisades, le jihad, le colonialisme, le coup de force des accords Sykes-Picot [le partage du Proche-Orient entre la France et le Royaume-Uni en 1916, ndlr], la colonisation sauvage de la Palestine par Israël, j’espère que, malgré tout cela, l’histoire de la Méditerranée se poursuivra et que sa profonde unité culturelle sera un facteur de paix et de progrès. Malheureusement, le flux sud-nord est aujourd’hui surtout celui de la misère qui monte de toute l’Afrique, et qui s’arrête ou se noie en Méditerranée face à l’autisme européen. Deux mondes se font face dans un grand déséquilibre et pourtant ils ont une histoire commune. Cette année marque le centenaire des accords Sykes-Picot, mais l’erreur serait de penser que la responsabilité du chaos actuel est uniquement celle de l’Occident. Beaucoup de promesses occidentales n’ont pas été tenues, mais ensuite les Etats arabes ont beaucoup déçu. Le panarabisme laïc de l’époque nassérienne a échoué. Aujourd’hui, l’opposition n’est plus laïque, ni même politique, mais plutôt religieuse.

Que vous inspirent les naufrages de migrants en Méditerranée ? Mare Nostrum comme espace commun, est-ce une utopie ?

Etymologiquement, l’utopie désigne un non lieu, nulle part. Mais cette utopie existe, ce continent liquide dont j’ai parlé. C’est à nous de le faire vivre. Ces migrants, dont une bonne partie parle l’arabe, non seulement pourraient contribuer à l’économie des pays européens, mais encore ils pourraient apporter quelque chose à la culture européenne. A l’inverse, leur intégration, leur acclimatation pourraient déboucher sur une nouvelle forme d’arabe. On verra peut-être apparaître un arabe de France, ou d’Italie, comme il y a un arabe de Malte ou de Chypre, nouvel exemple des traces linguistiques de l’histoire de ce continent liquide. J’ai beaucoup parlé de ce livre, pendant les longues années où je l’ai préparé, avec mon ami Georges Moustaki, à qui il est d’ailleurs dédié - il est mort trop tôt [en 2013] pour pouvoir le lire. Né à Alexandrie d’une famille juive grecque mais de langue italienne, baptisé Giuseppe par ses parents, inscrit à l’état civil égyptien sous le nom de Youssef, appelé à l’école française Joseph, puis Jo, un diminutif qui a fait croire, lorsqu’il est arrivé en France, qu’il s’appelait Georges, ce qu’il a laissé faire par admiration pour Brassens, il symbolise par cette simple succession de prénoms l’univers méditerranéen que j’ai voulu étudier et donner à voir.

A propos de ce «continent liquide», vous décrivez des flux, des courants de traductions…

Au moment de la grandeur de Bagdad, aux VIIIe et IXe siècles, les flux de traduction vers l’arabe étaient considérables, à partir du grec, du syriaque ou de l’hindi… Ces flux sont maintenant affligeants. Je travaille sur la base des chiffres publiés par l’Unesco. Depuis quarante ans, la Grèce traduit plus que l’ensemble des pays arabes (nous parlons de 10 millions d’habitants contre 350 millions). Il est vrai qu’une partie du monde arabe parle aussi anglais (Egypte) ou français (Maghreb) et donc a besoin de moins de traductions. Mais le principal courant de traduction aujourd’hui en Méditerranée relie la Turquie au monde arabe et concerne principalement des ouvrages ou des contenus religieux. Ce tarissement témoigne à la fois du repli actuel des pays arabophones et du désintérêt des pays européens.

Les grandes villes de la Méditerranée ont-elles joué un rôle linguistique, ont-elles fabriqué de la langue ?

Les grandes villes sont comme des pompes aspirantes, Elles aspirent du plurilinguisme et elles recrachent du monolinguisme. Le plus souvent, nous l’avons vu en France, la langue de la capitale s’impose peu à peu comme langue du pays. Les villes portuaires, celles qui sont situées sur les rives de la Méditerranée, sont bien sûr plus riches que d’autres en plurilinguisme, les échanges y sont plus nombreux.

On peut prendre l’exemple de Marseille ou de Naples, on y a parlé turc, arménien, grec, arabe… Ainsi, dans le français parlé à Marseille, on trouve comme des traces des différentes vagues humaines, comme des couches géologiques : avec d’abord le provençal, le français, puis l’italien, l’arménien et maintenant l’arabe. Une expression comme «mettre le pati», mettre le bordel, qui vient du provençal, fut suivie par «mettre le ouaille», d’origine napolitaine, et on dit maintenant «mettre le khla», toujours la même signification, mais cette fois-ci l’expression vient de l’arabe. C’est un bel exemple de trois strates linguistiques témoignant d’apports successifs, de migrations successives et de contacts linguistiques.

Par Catherine Calvet - Source de l'article Libération
- LA MÉDITERRANÉE: MER DE NOS LANGUES de LOUIS-JEAN CALVET CNRS éditions, 328 pp., 25 €.

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