Le 8 décembre 2010, je quittais la Tunisie après un voyage comme tant d’autres. Rien ne laissait présager les bouleversements qui allaient bientôt se produire. Les chauffeurs de taxi ne parlaient guère politique, la pauvreté était un sujet tabou et YouTube était bloqué.
C’est pourtant au cours de cet hiver que, traversés par des soulèvements, la Tunisie, la Libye, l’Égypte et d’autres pays dans leur sillage appelaient à plus de justice sociale : les politiques d’investissement avaient depuis trop longtemps privilégié les élites, tandis que les politiques sociales et de l’emploi n’étaient pas parvenues à favoriser l’insertion de tous. Depuis, chacun de ces pays se débat pour maintenir la stabilité politique tout en répondant aux aspirations au travail et au bien-être de la population, avec des résultats contrastés.
Serait-il dès lors utile d’envisager la modernisation des politiques sociales et de l’emploi selon une approche régionale coordonnée ? Alors que cette question fait l’objet de vifs débats, les constats que nous dressons dans deux rapports récents indiquent que, même s’il n’existe pas de formule qui convienne à tous les pays, il y a effectivement des arguments en faveur d’un dialogue régional plus poussé dans un certain nombre de domaines clés.
Le premier, intitulé Consolidation de la politique de protection sociale et d’emploi en Tunisie : renforcer les systèmes, connecter à l’emploi, se penche sur le problème des inégalités régionales dans ce pays ainsi que sur son fort taux de chômage (qui avoisine actuellement les 15 %). Si, d’un côté, la Tunisie a réussi à adopter une nouvelle Constitution et à organiser des élections démocratiques pacifiques, le retard des régions les plus pauvres sur le plan de l’investissement privé et de la création d’emplois est plus aigu que jamais. Un travailleur tunisien sur trois a un emploi dans l’économie informelle, avec des rémunérations qui se situent juste au-dessus du salaire minimum. Alors que 70 % des chômeurs ne sont pas allés au-delà des études primaires ou secondaires, les programmes actifs du marché du travail continuent de s’adresser principalement aux diplômés du supérieur. Enfin, le système de retraite pour les travailleurs du secteur public est particulièrement généreux, mais il est confronté à un déficit qui devrait atteindre au moins 2 % du PIB d'ici 2018. Un déficit équivalent au montant des subventions énergétiques absorbées par les 20 % de foyers les plus aisés, soit près d’un milliard de dollars.
L’autre rapport, consacré à la dynamique du marché du travail en Libye (Reintegration for Recovery: Labor Market Dynamics in Libya [a]), s’attache à explorer les multiples défis que constituent la fragilité, la mal gouvernance et le chômage. La proportion de chômeurs en Libye atteignait 19 % en 2014, et 50 % chez les jeunes. Le secteur public emploie presque 80 % des travailleurs, et la masse salariale de l’État ne fait que grossir depuis 2011. La taille du secteur privé libyen est modeste, et la moitié de ceux qui y travaillent occupent des emplois informels qui les privent de la sécurité sociale. Aujourd’hui, la Libye se trouve face à la très lourde tâche de créer des emplois durables hors de l’industrie pétrolière.
Emploi, protection sociale et équité régionale : ces défis concernent d’autres pays du Maghreb. Et bien que chaque nation doive trouver sa propre voie de réforme, nos travaux nous ont permis de mettre en évidence trois domaines dans lesquels un dialogue régional plus poussé pourrait aider l’ensemble des pays concernés à sauter des étapes et progresser plus vite.
En premier lieu, il apparaît que le modèle reposant sur la création d’emplois par l’État a atteint ses limites et qu’il est absolument indispensable de réorienter et mieux cibler les investissements. Il ne s’agit pas que d’un problème de volume : la destination des investissements compte aussi. À cet égard, les pays pourraient s’attaquer à la situation des jeunes peu et très qualifiés, des femmes et des poches cachées de pauvreté en orientant les investissements vers des secteurs davantage en mesure d’intégrer ces populations dans la chaîne de l’emploi, à savoir l’industrie, l’infrastructure et l’agroalimentaire. Les partenariats public-privé sont un moyen d’y parvenir, avec le développement des incitations en direction des entreprises et un soutien accru aux entrepreneurs afin d’élargir les possibilités de recrutement et les investissements dans une formation professionnelle compétitive. Un dialogue régional pourrait favoriser une plus grande action collective.
En second lieu, l’amélioration de la qualité de l’emploi dans le secteur privé contribuerait à libérer ce potentiel d’investissement. Si le Maghreb est encore aujourd’hui l’une des régions qui présente les taux d’emploi dans le secteur public les plus élevés, c’est parce que ce secteur fournit de meilleures conditions de travail. La modernisation des politiques en matière de contrats de travail et de financement de la sécurité sociale pourrait permettre de réduire le travail informel et précaire, qui concerne la grande majorité des populations pauvres ou quasi-pauvres. Afin d’améliorer l’équité et la transparence des modalités d’attribution des prestations sociales, il est indispensable d’accélérer le déploiement des systèmes d’identification unique qui voient actuellement le jour dans la région. Cette transformation aiderait aussi les entreprises à attirer un plus grand nombre de travailleurs très qualifiés, en réduisant ainsi les rangs de ceux qui, dans toute l’Afrique du Nord, attendent de trouver un emploi dans le secteur public.
Enfin, le fait de décentraliser les programmes d’investissement dans l’ensemble de la région apporterait une souplesse accrue pour pouvoir satisfaire les besoins locaux, notamment dans les zones frontalières où les économies sont plus particulièrement connectées. Il est en effet nécessaire de permettre au secteur privé et public local de jouer un rôle plus important dans l’élaboration des programmes d’investissement pour pouvoir mieux appréhender les caractéristiques locales de la vulnérabilité et les diverses entraves qui pèsent sur la main-d’œuvre locale. Grâce à une telle approche, les programmes pourraient relier plus facilement à des marchés plus larges les jeunes peu ou semi-qualifiés et les femmes vivant dans des zones reculées.
Du Mexique à l’Indonésie, le monde ne manque pas d’exemples de pays qui sont parvenus à faire un bond accéléré, tandis qu’une approche régionale peut donner un terrain fertile au changement. Et si c’était au tour du Maghreb et de ses voisins du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord d’accomplir le même bond ?
Par Heba Elgazzar - Source de l'article Blog de la Banque Mondiale
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