La Méditerranée, berceau du vin

Chypre, Pantelleria, Santorin… Les îles du bassin méridional offrent à la vigne, depuis des siècles, un cadre unique et préservé.

A Chypre, cultures en terrasses de vigne et d’oliviers. Rosine Mazin/Epicureans
Mille nids, sagement alignés, posés à même le sol, dévisagent la mer. En leur sein, nul oisillon. Ce sont des grappes de raisin vert qui y croissent, à l’abri du vent et de l’ardeur du soleil. Au loin de ces vignes enroulées sur elles-mêmes, les maisons blanches de Santorin, les dômes bleus des églises, les touristes qui prennent un verre en terrasse. S’ils sont amateurs de vin, il y a fort à parier qu’ils ont goûté et apprécié ce nectar grec si réputé qu’on nomme assyrtiko, fruit de ces vignes à la forme curieuse. Et qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Trois mille cinq cents ans, au bas mot, que les vignerons cultivent ainsi ces nids. Leur insularité leur a sauvé la vie, les préservant de modes de culture plus classiques, pour ne pas dire standardisés. Embarquer pour les îles méditerranéennes, c’est, pour qui se lasse des plages et des cafés de bord de mer, l’occasion de croiser des vignes aux racines multiséculaires et de retrouver des paysages disparus sur le continent.

La Méditerranée a des airs de musée archéologique de la viticulture. Aussi bien sur les terres qu’au fond de l’eau, elle raconte l’histoire du vin. Mais aussi son futur : les férus de bons vins, lassés des jus internationaux qui se ressemblent tous, renouent avec les vieilles variétés quasi oubliées, isolées par la mer.

Dans l’île Eolienne de Salina (Italie), au nord de la Sicile, séchage du raisin du cépage malvasia, qui donne le malvoisie. Philippe Renault/hemis.fr

Ce ne sont pas les destinations qui manquent pour boire un verre. D’est en ouest, de Chypre aux Baléares en passant par les Cyclades, les minuscules îles Eoliennes ou les géantes Sicile, Sardaigne et Corse, pas moins de 57 îles accueillent aujourd’hui des vignes. Elles ont en commun de bénéficier d’un climat idéal : des températures chaudes, un ensoleillement exemplaire, une pluviométrie faible en été, des vents marins qui compensent l’aridité en charriant, en fin de nuit, un peu d’humidité dans l’air pour flatter les feuilles. « Ce n’est pas un hasard si la Méditerranée a vu naître la vigne et si celle-ci s’y plaît depuis plusieurs millénaires, rappelle Joël Rochard, membre de l’Institut français de la vigne et du vin et expert international en développement durable. Sa culture demande une certaine chaleur et elle supporte bien le manque d’eau. Et puis il ne faut pas négliger les altitudes assez élevées qu’on peut trouver dans les îles et qui peuvent atténuer les effets du climat. »

Côté relief, en effet, les îles sont gâtées, les volcans parsèment les terres émergées : l’Etna sicilien, la petite île de Pantelleria, entre la Sicile et la Tunisie, les îles Eoliennes de Lipari et Salina, Santorin… « Les îles volcaniques sont nombreuses en Méditerranée et, pour la plupart, les éruptions sont assez récentes », rappelle avec enthousiasme Charles Frankel. Géologue spécialisé dans les volcans et passionné de vin, il est l’auteur de Vins de feu (éd. Dunod), où il évoque la rencontre entre ces deux mondes. « Les volcans font remonter à la surface des éléments qui apportent une minéralité fantastique aux vins. Ce sont des sols très pauvres en matière organique, et donc excellents car ils ne surnourrissent pas la vigne. De plus, fissurés ou poreux, ils favorisent le drainage de ses racines. » Charles Frankel est intarissable sur Santorin, « au très joli terroir de pierre ponce filtrante, qui donne un goût d’iode aux vins, impeccable avec un barbecue de poisson ». 

L’île de Pantelleria, dans le sud de l’Italie, près de la Tunisie.
 Ferdinando Scianna/Magnum Photos
Mais c’est l’Etna qu’il préfère. « C’est une île dans une île. La Sicile est chaude, mais l’Etna est à part avec son étagement exposé à tous les vents. On trouve des terroirs à 1 000 mètres d’altitude qui dominent la mer. Et il y a deux soleils : celui qui tombe sur la vigne, et son reflet sur la mer qui chauffe les vins comme un miroir. Quant à son cépage, le nerello mascalese, il a un côté terreux, proche de la terre, épicé. » Résultat, les vins des domaines Benanti, Tasca d’Almerita, Frank Cornelissen ou Tenuta delle Terre Nere, tous d’appellation vin de l’Etna, remportent les éloges des dégustateurs internationaux.

Ces experts, nos ancêtres ne les ont pas attendus pour savoir que les îles méditerranéennes pouvaient produire des vins exceptionnels. Sur l’île de Chypre, on fait du vin depuis toujours, pour ainsi dire. Des pépins de raisin vieux de six mille ans et des vases de l’âge du bronze ancien (1800-1500 avant J.-C.) utilisés pour boire du vin y ont été mis au jour. La Crète n’est pas en reste : des fouilles menées dans un village datant de l’époque minoenne (aux environs de 2000 avant J.-C.) ont révélé une dizaine de jarres autrefois pleines de vin résiné et des infrastructures pour la vinification. La vigne se répand ensuite sur le pourtour occidental de la Méditerranée et gagne les îles espagnoles.

Chemin faisant, elle évolue, se transforme. « Durant l’Antiquité, après la domestication de la vigne, les peuplades ont transporté de quoi planter, soit des boutures, soit des pépins, raconte Jean-Michel Boursiquot, professeur d’ampélographie (étude de la vigne) à Montpellier SupAgro. Dans le premier cas, la vigne reste identique. Mais si on plante des pépins, qui sont le résultat d’une fécondation et donc d’une réunion de deux ADN différents, on modifie les gènes et les raisins sont différents ! » C’est le cas du muscat à petits grains, dont Jean-Michel Boursiquot a patiemment analysé l’ADN : « La quasi-totalité des variétés de muscat dans le monde, soit une centaine, dérive de ce muscat à petits grains ! Il a été diffusé par les Grecs de Samos jusqu’à la Gaule. Même le muscat d’Alexandrie, qui a alimenté beaucoup de spéculations sur son origine, en est un croisement. »

Aujourd’hui, les pays du pourtour méditerranéen rassemblent plus de 3 000 cépages, fruits des voyages maritimes sur la Grande Bleue. « Certains sont restés identiques, comme le malvoisie, qui est un grand voyageur : il est parti de Lipari, s’est retrouvé en Sardaigne, à Sitges, près de Barcelone, et en Croatie. Et les pépins ont voyagé dans tous les sens ! Romains, Catalans, Vénitiens sont les initiateurs de nombreux cépages, issus de croisements complexes au gré de l’histoire. » Pas étonnant, dès lors, que les îles regorgent de cépages inconnus ailleurs. Ils n’existent que sur ces petites terres, comme les callet et manto negro des Baléares, le fameux assyrtiko grec, le catarratto et le nero d’avola siciliens, le vernaccia di Oristano de Sardaigne… Il arrive aussi que certains cépages identiques aient des noms différents, comme le nielluccio corse, qui s’est révélé dans les années 1970 être identique au sangiovese italien. Ou le sciaccarello, semblable au rare mammolo du chianti. Dans quel sens a-t-il migré ? Impossible de le savoir mais il est aujourd’hui plus répandu en Corse que dans la région italienne.

Quel que soit le raisin dont ils étaient issus, ces vins ont été très tôt renommés. Et recherchés. Les traités sur les plantes de Théophraste, au IVe siècle avant J.-C., permettent de dessiner une carte précise des régions viticoles et des crus. En tête de liste : les vins des îles. Ils sont souvent doux, issus de raisin passerillé, c’est-à-dire séché au soleil après la vendange, et patiemment vieilli. C’est encore le cas aujourd’hui dans de nombreuses îles, que les vins s’appellent passito sur l’île de Pantelleria, vin paillé au cap Corse ou liastos en Grèce. Le vin de Thasos, à l’époque hellénistique, était produit dans de grandes exploitations viticoles et largement exporté. Celui de Lesbos était expédié en Egypte ; ceux des îles alentour, Rhodes en particulier, étaient additionnés d’eau de mer. Peut-être pour renforcer les arômes, le sel étant un exhausteur de goût.
Une activité prospère dans tout le bassin méditerranéen

Grappes de raisin noir, à Ravanusa, en Sicile (sud de l’Italie).
Thierry Grun/onlyworld.net
Ils étaient en tout cas largement commercialisés dans tous les pays riverains de la Méditerranée. Le fond de la mer témoigne de cette exportation. Des épaves de véritables bateaux-citernes ont été découvertes autour de Rome, de la Corse et des îles d’Hyères. Spécialisés dans le transport du vin, ils pouvaient charger jusqu’à 2 500 litres dans des dolia, gigantesques cuves en céramique. Les navires accueillaient en plus quelques centaines d’amphores. Le commerce s’intensifia encore sous l’Empire romain, si bien que, jusqu’au IIIe siècle de notre ère, le vin était l’un des produits les plus échangés dans la Méditerranée.

Difficile de se figurer cette prospérité quand, aujourd’hui, les vastes productions continentales ont éclipsé les fabrications îliennes. Les vins font souvent figure de curiosités locales, que les touristes consomment sur place et remportent parfois dans leurs bagages. Trouver un vin d’île – hors Corse – chez un caviste français relève de l’exploit. Pourtant, la plupart valent le détour, que ce soit un malvoisie de Lipari, un Anima Negra de Majorque, un muscat doux de Samos, un Sigalas de Santorin. Ou, grand luxe, un passito di Pantelleria « Sangue d’Oro » de Carole Bouquet, un Franchetti de l’Etna ou un vieux commandaria chypriote. On peut toujours se consoler avec un formidable muscat du cap Corse d’Antoine Arena, plus accessible à tout point de vue.

Pour les vignes, l’insularité est désormais autant une force qu’un péril. « Elle fait perdurer les modes de conduite traditionnels, comme les vignes en forme de paniers de Santorin, reprend Joël Rochard. Il y a une identité culturelle forte, un attachement identitaire qui se traduit par de solides traditions, une paysannerie viticole devenue plus rare ailleurs. » Mais il s’agit souvent d’un travail ardu de vignes en terrasses, non mécanisable : « Les terrasses constituent un mode de culture compliqué, qui coûte cher et conduit parfois à un abandon de ces vignobles. La main-d’œuvre disposée à ce travail vient à manquer, ce n’est plus rentable économiquement. Comme en Sicile, où d’importantes surfaces de terrasses ont disparu au profit de plates exploitations foulées par les machines. »

Créée pour faire connaître et protéger les cépages autochtones menacés de Méditerranée, l’association Wine Mosaic se rend régulièrement dans les îles et évalue la marge de manœuvre. « Chaque île a des cépages autochtones chers au cœur des insulaires, c’est une constante, se réjouit l’un de ses fondateurs, Jean-Luc Etievent. La Corse est l’exemple parfait, parce que les vignerons se concentrent sur les cépages locaux et délaissent les variétés internationales. Des actions sont menées pour étudier les terroirs, conseiller les vignerons pour qu’ils prennent le moins de risques économiques possible tout en cultivant des cépages anciens. »Mais toutes les îles n’ont pas les mêmes moyens financiers. « En Crète, les vignerons ont identifié une dizaine de cépages locaux mais la moitié de la production est assurée par des cépages internationaux. Ils n’ont pas encore créé de collection de vieilles vignes, ils ont du mal à identifier les ceps intéressants, n’ont pas fait l’étude génétique de chacun… Il reste un travail d’identification et de préservation. Mais ils sont intéressés, on réfléchit à un partenariat pour créer un environnement favorable à la préservation de leur patrimoine qu’ils savent précieux. »

Reste le principal atout des îles pour le vin : leurs visiteurs. Le tourisme, en garantissant un marché local, en entretenant le patrimoine culturel dans lequel le vin s’inscrit sans difficulté, permet de valoriser et de pérenniser un travail aux conditions difficiles. Comme quoi on peut, en allant à la plage, sauver des vins.

Par Ophélie Neiman - Source de l'article Le Monde

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