Avec une moyenne de 200 kg par an par habitant, l’Afrique du Nord, de l’Egypte au Maroc, consomme les plus grandes quantités de pain au monde. A titre indicatif, c’est deux fois la moyenne européenne et trois fois la moyenne globale.
Et il s’avère paradoxalement que cette région est loin d’être la première en termes de production. Le constat est dressé par Sébastien Abis, administrateur au secrétariat général du Ciheam, chercheur associé à l’Iris, auteur d’une récente publication : « Géopolitique du blé, un produit vital pour la sécurité mondiale ». Pourquoi le blé? La Presse a posé la question à M. Abis qui a bien voulu y répondre et apporter des éclaircissements sur les enjeux qui y sont liés et les défis que pose la production des céréales sur la nourriture au niveau global.
Interview.
Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur le blé et non pas sur d’autres céréales ?
Je me suis intéressé au blé pour plusieurs raisons. D’abord sa forte dimension méditerranéenne, à la fois historique et agronomique, mais aussi parce qu’il est très consommé dans les pays de cette zone. Travaillant sur les enjeux agricoles et alimentaires en Méditerranée, il était donc naturel de regarder cette plante spécifique et ce produit vital pour les populations. Ensuite, puisque ce sont aussi les dynamiques géopolitiques à l’œuvre autour de l’agriculture et de l’alimentation qui m’intéressent, je ne pouvais que constater progressivement la centralité stratégique et du pain dans les jeux de puissance, les stratégies commerciales et l’évolution des rapports de force entre les acteurs, Etats et compagnies privées, mais aussi gouvernants et gouvernés.
Enfin, le blé possède une très forte charge géopolitique car les quantités qui sont commercées sur la planète servent essentiellement à nourrir les hommes, à la différence d’autres céréales, comme le maïs, dont les échanges internationaux servent aussi pour beaucoup à nourrir le bétail. L’impact direct du commerce du blé sur la sécurité alimentaire des populations est significatif. Et je rappelle volontiers le contexte mondial dans lequel nous nous trouvons : une minorité de pays produisant et exportant du blé, une majorité croissante de nations qui ont besoin du marché mondial pour couvrir leur demande intérieure en blé.
Le blé, consommé par près de 3 milliards d’individus sur la planète, avec la plupart du temps un rapport quotidien à cette matière première (banal pour les uns car il est abondant, obsession pour les autres car il conditionne leur alimentation de base), est très inégalement réparti sur la planète. Je précise toutefois qu’une géopolitique du blé appelle à l’avenir une géopolitique du riz ou du maïs bien volontiers ! Comme tous les produits essentiels à la sécurité alimentaire, il existe des enjeux stratégiques lourds avec ces céréales, mais dont la teneur évolue selon les espaces géographiques. Si l’accent est mis sur le riz, nous nous déplacerons vers l’Asie. Avec le blé, le centre de gravité géopolitique est situé dans le bassin méditerranéen.
Pourquoi tenir un tel propos ?
Outre le fait que le blé y est cultivé au départ à l’est de la région, dans le croissant fertile il y a environ 10.000 ans, qu’il s’agit d’un produit clef pour les populations et les pouvoirs depuis l’Antiquité, c’est aussi désormais le baromètre de la vulnérabilité alimentaire en Méditerranée. Vulnérabilité car la demande ne cesse de s’accroître avec l’augmentation de la population, dépassant de très loin désormais les capacités productives, surtout dans un contexte méditerranéen caractérisé par la rareté de l’eau et de la terre, et des effets de plus en plus marqués avec les changements climatiques.
Donc la production est largement en deçà de la demande, à l’exception de la France, seul pays du pourtour méditerranéen qui dégage des surplus et peut donc exporter une partie du blé qu’elle produit, contribuant ainsi aux équilibres alimentaires en Afrique du Nord. A ce titre, sur l’Afrique du Nord, comprise ici du Maroc à l’Egypte, je souligne souvent qu’ils sont les pays au monde où l’on consomme le plus de pain par habitant, environ 200 kg par an. C’est deux fois la moyenne européenne et trois fois celle enregistrée au niveau mondial ! Au cours des dernières années, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient ont donc progressivement importé des quantités de blé de plus en plus importantes. Du blé du monde entier !
Un chiffre résume peut-être à lui seul pourquoi il est légitime de parler d’hyperdépendance en blé à propos de la région Afrique du Nord et Moyen-Orient : pesant pour 6% de la population mondiale, elle capte chaque année, depuis la décennie 1990, environ 35% des importations mondiales de blé !
Actuellement, 100 Mt de blé environ sont consommées dans la région ANMO, soit 20 Mt de plus qu’il y a dix ans. Les importations de blé de la région dépassent désormais 55 Mt. L’Egypte, avec 10 Mt, l’Algérie avec 7 Mt, l’Iran avec 6 Mt, l’Irak, le Maroc et la Turquie avec 4 Mt, l’Arabie Saoudite et le Yémen avec 3 Mt, Israël, la Libye et la Syrie avec 2 Mt font partie du classement des 20 premiers importateurs mondiaux de blé.
Il n’est donc pas étonnant que tous les pays exportateurs de blé de la planète regardent en priorité la région Anmo parmi les différents débouchés. Si les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, l’Argentine ou l’Australie sont présents, la dernière décennie aura été caractérisée par une pénétration grandissante des blés de la mer Noire : Russie, Kazakhstan, Ukraine mais aussi Roumanie sont devenus des acteurs de premier plan sur les marchés à blé de cette région de proximité.
En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, le blé y est donc central dans l’alimentation des populations, le premier produit agricole importé et celui sur lequel les subventions publiques se déversent massivement et ce à des fins sociopolitiques préventives, par-delà la volonté de rendre accessible cette denrée de base pour les couches les moins favorisées de la population. Il est significatif que les étincelles sociopolitiques nées au Sud et à l’Est de la Méditerranée ces dernières décennies soient souvent liées au prix du pain. La Tunisie connaît cela très bien.
Quelles sont les tendances pour demain ?
Plus encore qu’aujourd’hui, il faudra pour les pays de la région Anmo trouver demain des quantités colossales de blé à l’extérieur. Une telle équation sur les volumes n’est pas sans conséquence économique. Plus de besoins à l’importation signifie une attention sans cesse accrue vis-à-vis du cours du blé.
Dans ce contexte, les opérateurs font jouer la concurrence sur tous les fronts. En effet, quel que soit le pays importateur, et bien que les modalités diffèrent entre un office d’Etat public et une compagnie privée, le débouché Anmo est certes porteur mais de plus en plus pointilleux. Il faut donc être compétitif à tous les niveaux pour décrocher des appels d’offres : la structure tarifaire bien sûr (prix du blé, du fret et des assurances) mais aussi le cahier des charges et la qualité du blé, la réactivité logistique et la durée de livraison de la marchandise, l’accompagnement technique après l’achat pour moderniser la filière...Il est également probable que se renforce la susceptibilité des opérateurs de la région Anmo.
La psychologie et le comportement des acteurs sur les marchés à blé constituent des paramètres essentiels à la fois chez les producteurs/exportateurs et chez les importateurs. Ils s’additionnent aux enjeux liés au prix, à l’origine ou au transport. Autant dire qu’il faut savoir être fin stratège pour tous ceux qui opèrent dans le secteur blé dans ces pays, puisqu’il s’agit d’une denrée vitale aux connotations sociopolitiques à nulle autre pareille. Voilà sur le terrain purement commercial.
Après soulignons l’importance pour ces pays de continuer à investir pour la céréaliculture, car il faut aussi améliorer les productions de blé au niveau au local pour atténuer le volume des importations. J’insiste sur un point : plus de blé dans les champs du Maghreb ne peut pas se traduire par une autosuffisance demain. Au regard des besoins et des contraintes, pour équilibrer l’offre et la demande, il faudra à la fois plus de blé produit dans les pays et plus de stratégies pour en acheter dans les meilleures conditions sur les marchés internationaux.
C’est-à-dire retrouver les chemins de l’autonomie alimentaire avec le blé ?
Non. Le mythe de l’autonomie est dangereux. Avec le blé, le scénario en cours et à venir dans cette région, c’est plus de développement productif local et plus de commerce simultanément. Dans ce sens, les relations avec les pays producteurs-exportateurs et les opérateurs économiques de la filière blé sont essentielles.
Nous voyons bien dans le cas de la France comment le blé peut être un élément phare d’une diplomatie économique doublement efficace : performante commercialement et responsable géopolitiquement. C’est-à-dire un secteur d’activités fort de l’économie et des territoires du pays, mais également essentiel pour contribuer aux équilibres alimentaires des pays méditerranéens du Sud et donc à leur stabilité. Le blé est parfois vu comme une arme alimentaire. Le nier serait inopportun. Mais le blé c’est aussi un catalyseur pour la paix et un outil concret — vivant ! — pour les liens de partenariat entre les nations.
En Méditerranée, sur les questions alimentaires, des solidarités existent et des relations mutuellement profitables se mettent en œuvre. Le blé, pour la recherche agronomique, pour le suivi des dynamiques commerciales, pour la mise en œuvre de qualité adaptée aux besoins des populations ou pour le développement d’infrastructure et de logistique efficiente, est un excellent ambassadeur pour faire du multilatéral, du dialogue et de la coopération technique. Je n’occulte pas les stratégies opportunistes et différenciées des acteurs, je précise juste que l’on peut autour du blé rassembler des compétences, des forces et des envies favorables au développement régional. Le blé, avec le pain, c’est l’aliment phare sur les tables de la Méditerranée. Pourquoi les politiques n’en font-ils pas l’un de leurs points premiers de discussion quand ils parlent d’une Méditerranée solidaire ?
Avez-vous un exemple à nous donner illustrant votre propos ?
Permettez-moi de mentionner le lancement en 2014 d’un réseau méditerranéen d’information sur les marchés agricoles et céréaliers, nommé MED-Amin, que coordonne le Ciheam, et dont la Tunisie est membre. Il se fixe les objectifs suivants :
- instaurer la confiance entre les membres du réseau ainsi qu’une meilleure connaissance réciproque, grâce à des rencontres, des échanges d’expérience et de bonnes pratiques, et un travail en commun sur le suivi des marchés céréaliers en Méditerranée ;
- améliorer la connaissance des marchés céréaliers (production, utilisation, stocks, prix, échanges commerciaux) dans la région, avec une orientation anticipatrice (« intelligence des marchés ») ;
- partager des informations et des méthodologies et créer une compréhension commune du suivi des marchés dans les différents pays
- renforcer les capacités des pays à produire, collecter et analyser des données de meilleure qualité grâce à des formations, des missions d’experts, des échanges méthodologiques, des projets communs, etc
- produire des analyses, notamment sur les perspectives à court terme pour les marchés des produits retenus, ainsi qu’un plaidoyer (sur les questions de la sécurité alimentaire et des céréales) pour mieux communiquer vers les décideurs et les médias sur le sujet.
Le mot de la fin?
A travers le blé c’est plus largement l’agriculture et la sécurité alimentaire qui sont en jeu, sujets assurément contemporains, décisifs pour le futur et en aucun cas à déconsidérer.
Source de l'article IRIS France
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